Semaine 10.2 - Le dernier vaisseau
Une présentatrice apparut sur l'écran. Elle était vêtue d'un tailleur noir qui aurait dû être près du corps mais qui flottait légèrement au niveau de sa taille, signe du manque que tous connaissaient. Ses cheveux blonds bouffaient au-dessus de ses épaules. Son visage était un peu rose et ses orbes légèrement rouges. Elle déglutit difficilement, remit de l'ordre dans ses papiers bien qu'ils n'en aient pas besoin. Puis, enfin, elle débuta. Sa voix était légèrement rauque. Son regard se dérobait régulièrement, évitant la caméra et les milliers d'yeux qui la fixaient.
- Mesdames, Messieurs les téléspectateurs, le gouvernement a envoyé plus tôt dans la journée le communiqué récapitulant l'organisation de l'évacuation.
La femme avala sa salive et ses yeux glissèrent vers le document en question.
- Soixante-sept vaisseaux spatiaux ont été construits et dispersés autour du globe, chacun d'une capacité de mille trois cent soixante-dix-huit personnes.
Quatre-vingt-cinq mille six cent vingt-six humains. Sur onze milliards. Samaël leva la main et serra celle de sa fille. Elle était pétrifiée.
- Un logiciel a été mis au point ces dernières années afin qu'il choisisse les élus qui feront tout pour que l'humanité ait les meilleures probabilités de survie. Les données de chaque homme, femme et enfant ont été entrées il y a cinq semaines et il calcule toujours. La... l'évacuation aura lieu dans la semaine du dix-neuf au vingt-cinq décembre, soit deux mois avant l'impact.
La journaliste ferma les yeux, portant la main à la bouche pour y enfermer son sanglot. Elle se reprit après un instant de crispation.
- Si vous êtes désignés, vous serez contactés dans le mois prochain. Le... les... non. Non, je ne peux pas, je suis désolée, j'en suis incapable.
Elle secoua la tête, fixant un point derrière la caméra. Ses paroles résonnaient d'angoisse. Une personne lui répondit sur un ton trop bas pour qu'ils puissent entendre mais la femme se tassa dans son fauteuil. Sans lever le menton, elle poursuivit d'une voix brisée, débitant ses propos à une vitesse telle qu'ils furent presque incompréhensibles :
- Ceuxquiresterontserontexécutésafindeleuréviterl'agoniecauséeparlacollision.
Samaël cligna lentement les yeux, interdit. Il se demanda un instant s'il avait bien saisi le sens de l'information mais ses voisins s'agitaient déjà. Vraiment ? Son regard parcourut l'assemblée. Vraiment.
La journaliste courba le dos à l'écran, pleurant, puis l'image se figea et les projecteurs arrêtèrent de tourner.
Dans la foule, on se regardait avec suspicion. Qui vivrait ? Presque tous les habitants de la ville s'étaient réunis sur la place. Cela représentait près de douze mille personnes. Statistiquement... seules neuf parmi elles vivraient.
- Papa, tu me fais mal, gémit Élisa.
Samaël sursauta et lâcha la main de sa fille. Il s'excusa puis, gardant l'enfant sur ses épaules, il s'échappa de la foule. Il craignait que l'annonce ne crée un mouvement de colère et ne voulait pas être pris au piège. Les pieds d’Élisa ne touchèrent le sol que plusieurs rues plus loin. Elle sursauta quand des cris commencèrent à monter de la place et s'accrocha à la main de son père. Il la lui serra dans un vain geste de réconfort. Père et fille coururent se mettre à l'abri dans leur petite maison.
Ils furent désignés.
Samaël en sa qualité qu'auteur, d'ethnologue et d'homme fertile. Élisa étant sa fille, elle l'accompagnait, moins pour des raisons affectives que pour son prometteur avenir en tant que future mère. Ils furent rapidement transférés dans un bunker sécurisé afin qu'ils ne soient pas exécutés par ceux que le sort avait abandonnés. Leur minuscule cellule était froide et peu accueillante, mais ils n'y restèrent que l'espace de quelques semaines. Là, ils furent formés. D'autres élus les rejoignirent peu à peu et Samaël put remarquer la majorité de femmes et d'enfants. Après tout, un homme peut bien féconder plusieurs femmes.
Le vaisseau de Samaël et d'Élisa fut l'un des plus longs à quitter le sol. Peut-être le dernier même. Le jour de Noël. Tous étaient harnachés afin de ne pas se blesser pendant le décollage. Alors que les portes se fermaient, une jeune femme se rua vers elles, tendant son bébé. Elle avait dû se cacher pendant l'exécution de masse qui avait eu lieu courant décembre et en échapper. Elle criait. Hurlait de désespoir. Un soldat s'agenouilla lentement sur le sol, arma son fusil, le porta à son épaule et tira avec calme. La balle toucha la femme au visage qui s'effondra comme un tas de chiffons. Son enfant chût à terre. Une seconde munition le tua.
Samaël ferma les yeux pour effacer la vision, en vain. Il savait que sa place, près des portes, étaient l'une des pires. Il pouvait les voir se clore, les enfermant dans cet ange de fer qui serait leur seul habitat pendant un si long moment. Les paupières de l'homme ne s'ouvrirent que quand il sentit la navette vibrer sous sa main. Les moteurs s'étaient mis en marche. Élisa se lova contre lui, le serrant autant que les lanières lui permettaient. Les larmes coulaient sur ses joues un peu rondes, se perdant dans son épaisse chevelure noire. Samaël posa ses lèvres sur son front, l'entoura de ses bras. Il tenta d'ignorer les millions de litres de liquide en flamme sous lui. D'ignorer qu'ils fonçaient vers le vide, vers l'inconnu. Qu'ils quittaient leur planète, cette planète condamnée où les rues avaient été comblées par des cadavres.
Quand la date de la collision arriva, les vaisseaux étaient loin. Eux n'avaient aucun risque d'être touchés. Pourtant, les élus pouvaient encore décerner la forme des continents. Samaël s'arrêta près d'un grand hublot. Élisa le tira mais finit par s'approcher à son tour. Il posa une main sur la vitre froide pour l'empêcher de trembler. Sa tête pencha en avant et son front effleura le matériau. Derrière, tout était si beau, si paisible. Le vide, immense et glacé. La lueur des étoiles lui parût plus vive que jamais, d'autant plus que le Soleil était de l'autre côté du vaisseau. La planète était si petite...
Puis il vit la comète. Oh, il l'avait remarquée depuis quelques jours, elle était si grosse qu'elle ne passait guère inaperçue, mais cette fois il la vit vraiment. Elle était immense, de la taille de plusieurs pays. Une larme coula sur sa joue mais il ne fit rien pour l'essuyer. Samaël resta immobile. Son regard se fixa sur la planète et ne la lâcha plus. Ni quand l'astéroïde la heurta au niveau d'un océan, ni quand il vit l'onde de choc faire trembler les terres. Ni quand un épais nuage gris s'éleva et l'enveloppa tel un morne linceul.
Enfin, une, deux heures plus tard, Élisa leva la main, caressa le visage de son père. Il pleurait. L'enfant se réfugia dans les bras de Samaël. Il tomba à genoux, la serra comme si sa vie en dépendait. Les sanglots secouaient son corps. Et sa fille resta là, les bras autour de l'homme brisé, ses propres larmes étant absentes.
Quand Samaël se fut calmé, il se redressa. Il embrassa tendrement Élisa, l'enlaça avant de lui intimer de rejoindre leur cellule. Il lui promit de la rejoindre rapidement. Le regard de Samaël dévia une dernière fois vers la planète. Il n'y avait plus rien. Pas un mouvement. Juste une orbe de fumée grise prise au piège par les restes d’atmosphère.
C'était juste... fini.
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