Semaine 16.1 - Méduse et l'anneau
Méduse soupira. La fine chaîne enroulée autour de son index, elle jouait distraitement avec le pendentif. L'air était brumeux et la fenêtre couverte par une fine pellicule de buée.
- Mademoiselle Persée !
La jeune fille sursauta. Ses yeux revinrent vers le tableau et la professeure devant. Cette dernière se tenait les jambes droites, les bras croisés. Méduse pinça les lèvres. Elle ne voulait pas être punie. Pas encore.
- Excusez-moi, madame Gall.
La langue de la professeure siffla entre ses dents mais elle se détourna. Méduse lâcha un soupir plus discret. D'un coup d'oeil, elle s'assura qu'elle n'avait rien manqué d'important, bien que ce ne soit pas nécessaire : son frère André lui avait déjà beaucoup appris. André. Une pointe de tristesse remonta à la surface. Il lui manquait. Il lui manquait tant que c'était douloureux. Il était mort en mission deux ans plus tôt. Quand on le lui avait dit, Méduse avait été incapable de réagir puis, elle s'était effondrée. Elle avait pleuré longtemps. Elle n'avait jamais pu voir son corps. Il n'avait d'ailleurs jamais été restitué, l'autre ville ne voulant pas le leur rendre. Elle avait enterré un cercueil vide.
Méduse tritura son pendentif. L'anneau glissait sur la chaîne, produisant un son presque imperceptible, mais son ouïe n'était pas humaine. Elle ressentait le son, vibrant dans sa chair.
Elle se demandait souvent si la vie choisissait des souffre-douleurs. Si c'était le cas, alors elle avait définitivement été choisie. Pour commencer, ses parents n'avaient pas été très gentils en l'appelant Méduse. Déjà que ce prénom n'était pas des plus élégants, il ne convenait certainement pas à qui portait le nom de Persée. Méduse Persée. Une créature monstrueuse associée au héros qui l'avait tuée. Magnifique combinaison pour un bébé. Mais, après tout, ses parents les avaient abandonnés, son frère et elle, avant même qu’elle passe sa première année, donc ils n’étaient pas exactement des exemples de bonté. C'est André qui l'avait élevée. Il était de quatorze années son aîné. Il ne s'était jamais plaint. Il avait mûri plus rapidement. Refusé de la placer en orphelinat. S'était arrangé pour les faire vivre, pour qu'elle grandisse bien. Elle lui devait tant.
Juste avant de partir pour sa dernière mission, André lui avait tendu l'anneau. Il répétait qu'elle devait en prendre grand soin, qu'il était une clé. Une clé précieuse. Une clé pour quoi, Méduse ne le savait pas. Après avoir appris la mort de son frère, elle avait lu tous les livres qu'elle avait pu trouver, interrogé tous ses professeurs, même l'effrayante directrice Lunaire, mais personne ne savait.
- Mademoiselle Persée, la rappela à l'ordre la professeure, puisque vous n'écoutez pas mon cours, c'est que vous savez déjà tout. S'il vous plaît, montez sur l'estrade nous faire une démonstration.
Méduse roula des yeux, soufflant bruyamment. De mauvaise grâce, elle se leva, traversa la salle. Ses camarades pouffaient sur son passage. Bandes d'abrutis, pensa-t-elle. Bastien tendit l'une de ses jambes pour la faire trébucher mais elle flotta au-dessus sans lui prêter attention. Elle entendit la petite explosion de colère et un sourire parvint à ses lèvres. Bien fait.
Parvenue à l'estrade, Méduse se retourna. Elle surplombait la classe de deux ou trois têtes. Elle pouvait tous les voir. Ils attendaient avec une patience carnivore qu'elle faillisse. La jeune fille serra les dents, énervée. Espèces de bouseux, voulait-elle marmonner, mais elle se retint.
- Eh bien, eh bien ?
Méduse n'accorda pas un regard à sa professeure. Elle n'en valait pas la peine. Si elle suivait son cours, c'était uniquement car elle savait qu'André l'aurait voulu. Sans rien dire, Méduse leva la main, agita les doigts. Aussitôt, la plante sur le bureau se tordit, grandissant vers le plafond. Ses racines firent éclater le pot. Ignorant les paroles de Madame Gall, Méduse insuffla un peu plus de force dans sa magie. La plante envahissait déjà l'estrade. Ses feuilles touchaient le plafond et s'étiraient langoureusement vers la fenêtre. Elle voulait la liberté, comme Méduse. Il n'était pas si compliqué de l'aider à l'obtenir. Ses racines couraient entre les pupitres. Les élèves hurlaient, sautant sur leurs chaises dans des bonds paniqués. Aucun d'eux n'eut l'idée de tenter un contre-sort. Madame Gall elle-même n'essayait rien. Bande d'abrutis, répéta Méduse. Enfin, elle coupa le flux. D'un léger geste de l'index, elle attira à elle ses affaires. Dans le plus grand calme, Méduse glissa ses cahiers dans son sac, le passa à son épaule. Elle enjamba une racine, flotta au-dessus d'une plus grosse et sortit sans rien demander.
Le vent la cueillit à la porte. Un instant destabilisée, Méduse retrouva son équilibre. Foutus sorts de transport. Elle les interrompit et se laissa tomber sur le chemin. Elle marcherait. Pensivement, elle faisait rouler son anneau entre deux doigts. La jeune fille laissa couler son regard vers un petit terrain vague. Un sourire alluma ses lèvres. Elle se rappelait de cet endroit. André l'y emmenait souvent, quand elle était enfant. Ensemble, ils jouaient au ballon. Parfois, son frère lui enseignait un nouveau sortilège. Elle se souvenait d'une de ces fois, elle devait avoir cinq ans, et André presque dix-neuf. Il lui avait paru soucieux. Il travaillait depuis peu dans une nouvelle agence. Ils exploraient des contrées inconnues pour référencer la faune et la flore. Il lui manquait, quand il n'était pas là. Être confiée à une nourrice, trop peu pour elle. Elle voulait son frère. Par conséquent, quand il avait proposé à son retour de se rendre au terrain vague, elle avait sauté de joie.
Il faisait presque nuit, mais ça ne les dérangeait pas. Au-dessus de leur tête, les courants de transport étaient toujours en service, fortement illuminés, et une légère lueur nimbait les chemins abandonnés. Méduse trottinait, sa main glissée dans celle d’André. La falaise était non loin et il ne voulait pas qu'elle tombe. Ce soir-là, il lui avait appris un sort de guérison. Il avait précisé qu'elle devait agir avec beaucoup de précaution, car il était épuisant, mais elle n'y avait pas vraiment fait attention. Ou, plutôt, si, car elle buvait les paroles de son frère, mais elle n'avait pas saisi le réel sens de ces mots.
Un peu plus tard, André s'était penché vers elle. Il avait caressé sa joue et elle avait pu voir l'anneau à son doigt. Elle ne l'avait jamais remarqué jusqu'à ce moment précis. Intriguée, elle avait tendu la main mais il avait reculé la sienne. C'est dangereux, avait-il dit, ce n'est pas pour une enfant. Plus tard, quand elle serait grande, il lui expliquerait. Elle avait été vexée mais avait vite oublié. Par la suite, il l'avait ramenée dans leur petit logement, l'avait bordée. Il devait rencontrer quelqu'un. Elle s'était rapidement endormie, sachant qu'à son réveil, il serait là.
Soudainement, Méduse s'arrêta. L'anneau était immobile entre ses doigts. Il y avait bien une personne qu'elle n'avait pas encore consultée. Un frisson courut dans son cou. L'adolescente n'était jamais allée voir le bibliothécaire toute seule. Si elle l'avait rencontré par trois fois déjà, ç'avait toujours été en la présence de son frère, et il lui faisait quand même peur. Elle déglutit. Il le fallait. Elle devait comprendre. L'anneau était l'une des seules choses qu'il lui restait d'André, elle ne pouvait pas rester dans l'ignorance.
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