Semaine 18.1 - Lison et Auguste
Lison riait toujours alors qu'elle frottait le devant de son tablier pour en ôter la neige. Ciel qu'elle aimait la neige ! Maman ne serait pas ravie de la voir revenir trempée, prétexterait qu'une jeune fille de son âge ne pouvait autant se laisser aller, mais qu'importe, une bonne bataille, la première de la saison, valait toutes les réprimandes. Elle s'était séparée de ses camarades de classe quelques rues plus tôt et poursuivait maintenant seule son chemin.
Comme d'habitude, elle marcha le long du Manoir. Son pas ralentit. Lison passait devant chaque jour au moins deux fois, voire plus quand maman la renvoyait en ville pour diverses commissions. La grande maison, d'une belle pierre sombre, se tenait sur trois niveaux et trônait majestueusement au milieu d'un parc d'une taille très raisonnable. De temps à autre, des bougies étaient allumées, et on pouvait deviner un intérieur luxueux, mais elle semblait le plus clair du temps inhabitée, du moins depuis la rue.
Ce soir-là, alors que Lison suivait la grille du Manoir, son œil fut attiré par une silhouette au deuxième étage. Elle s'arrêta. Repoussant en arrière la mèche de cheveux mouillés qui lui couvrait le visage, elle plissa les yeux. C'était un jeune garçon, peut-être de son âge. Son front et sa main étaient appuyés à la vitre. Il avait l'air si seul que Lison eut de la peine pour lui. La lèvre mordue, elle se décida finalement, sans vraiment réfléchir, et s'approcha.
Passer la grille n'était pas de la plus haute difficulté, bien que sa jupe se soit coincée à l'un des pics, et une allée dérobée – celle des domestiques ? – permettait de s'approcher facilement sans être vu. Lison était excitée. Certes, ce qu'elle faisait n'était pas des plus autorisés, et, certes, elle se ferait punir si cela se savait, mais cette sensation d'interdit bafoué faisait battre son cœur à toute vitesse. Ses bottines lacées s'enfonçaient dans la neige craquante avec un petit son délicieux.
Le garçon n'avait pas bougé. Parvenant sous sa fenêtre, Lison glissa un regard autour d'elle. Comment lui faire remarquer sa présence ? Un sourire éclot sur ses lèvres. La jeune fille s'accroupit avant de jeter une boule de neige en l'air. Hum, pas assez haut, elle retomba sur l'avancée du premier niveau. Elle recommença. A cette seconde tentative, le projectile s'écrasa mollement contre la vitre, faisant sursauter et reculer le garçon. Elle éclata d'un rire ravi. Enfin, la fenêtre s'ouvrit et une tête se pencha en dehors. Elle leva la main et la secoua.
- Coucou !
Il cligna des yeux et étouffa une quinte de toux avant de lui rendre son geste, hésitant et incrédule.
- Que faites-vous de beau, là-haut ?
- Qui êtes-vous ?
Sa voix était enrouée, faible, comme si elle menaçait de s'éteindre à chaque instant. Lison haussa les épaules.
- Je vous ai vu si solitaire derrière votre fenêtre et je me suis dit qu'il était de mon devoir de vous distraire. Qu'en pensez-vous ?
Le garçon parut surpris.
- Me distraire ?
- Oui, vous savez, parler avec quelqu'un d'autre que soi-même, rire, échanger, quelque chose comme ça. Vous voyez ?
Il ne voyait apparemment pas car il semblait toujours aussi interloqué. Comme Lison elle-même n'en revenait pas de sa propre hardiesse, elle ne pouvait pas le lui reprocher. Pénétrer par effraction dans le parc du Manoir Solitaire, interpeller un inconnu dans sa propre maison. Mais c'était distrayant. Et, après la séance d'amusement qu'elle avait partagée avec ses camarades, elle était d'humeur à donner un peu de sa joie de vivre.
Le garçon pencha la tête en avant.
- Mais pourquoi ?
Elle leva un sourcil.
- Juste comme ça ?
Il toussa encore. Quand enfin la toux s'arrêta, sa respiration était si sifflante que Lison pouvait l'entendre depuis le sol. Elle ouvrit de grands yeux.
- Oh, vous êtes malade. Je suis désolée, je ne voulais pas aggraver votre état avec le froid. Vous feriez mieux de fermer la fenêtre avant d'attraper la mort.
Lison commençait à reculer quand le garçon tendit la main vers elle, s'exclamant :
- Attendez !
Elle s'immobilisa, dressant un visage surpris. Lui-même paraissait incrédule quant à son geste. Il se frotta la nuque, l'air gêné.
- Vous pouvez rester, si cela ne vous embête pas. Cela fait longtemps que je n'ai pas eu de compagnie.
Lison serra les lèvres. Il semblait sympathique, ce garçon.
- Vous êtes certain que votre toux en va pas encore empirer ?
- Ce n'est pas le froid, répondit-il, balayant ses paroles de la main, je suis né ainsi et un peu d'air frais ne me fera pas de mal. Ou sinon, tant pis, je m'ennuie, ce n'est pas une vie de rester cloîtré à perpétuité.
La jeune fille en était moins sûre mais ce n'était pas à elle d'en juger, après tout. Elle resserra son châle autour de ses épaules. Sa respiration formait de grands nuages de vapeur avant de disparaître un peu plus loin. Ciel qu'elle aimait l'hiver ! Le garçon s'accouda au rebord de sa fenêtre. Son menton reposait dans le creux de sa main, son second bras entourant son torse comme pour empêcher la toux de sortir. Son visage était très pâle, remarqua-t-elle, d'autant plus que ses cheveux étaient très noirs et ses yeux très verts. Une paire de lunettes toute fine trônait sur son nez long et fin, avec une belle monture d'argent. Il était beau, somme toute. Mais en regardant mieux, Lison remarqua les signes certains de la maladie : sa peau n'était pas juste pâle mais exsangue, et il était si mince que ses pommettes paraissaient aussi aiguisées que des lames de rasoir.
Un sourire orna les lèvres du garçon et Lison rougit, se rendant compte qu'elle le dévisageait sans grande discrétion. Il s'esclaffa. Le son était faible, plus un étouffement joyeux qu'un rire, mais un peu de rouge colora ses joues.
- Comment vous appelez-vous ?
Ses yeux pétillaient comme s'il s'amusait follement. Elle esquissa une petite révérence ironique.
- Lison, à votre service, monsieur.
- Auguste. C'est Auguste.
Elle tendit la main vers lui, sa bouche largement étirée dans un grand sourire. Après un instant d'incompréhension, Auguste l'imita et ils échangèrent une poignée de main à distance.
- Auguste !
Le garçon sursauta et se retourna dans un bond, la mine coupable. Lison recula précipitamment sous le couvert des arbres. Une main tira Auguste dans la chambre puis un homme s'avança dans l'embrasure. Il sortit la tête, la mine patibulaire, et parcourut le parc du regard. Enfin, il se retourna, les bras croisés.
- Auguste, à qui parlais-tu ?
- Personne, papa.
L'homme émit un grognement qui fit se dresser les poils de la nuque de Lison. Elle recula encore d'un pas bien qu’il ne puisse la voir.
- Vraiment ?
- Ce n'était qu'un oiseau, mais il s'est enfui, tu lui as fait peur. Et maintenant, je ne le verrai plus.
Son ton était amer. Son père le gronda :
- Tu sais bien que le froid n'est pas pour toi, tu es trop fragile pour le supporter, Auguste !
- Mais...
- Il n'y a pas de « mais » qui tiennent. Ne m'oblige pas à poser un verrou à cette fenêtre.
L'homme fit volte face et claqua les battants, faisant vibrer les vitres. Lison rentra la tête dans les épaules. Il ne fallait pas qu'il la remarque. Pendant une ou deux minutes supplémentaires, il poursuivit son sermon puis disparut. La jeune fille attendit mais plus personne n'approcha la fenêtre. Le cœur lourd d'avoir causé une réprimande, elle se retira, tournant le dos au bâtiment sombre et reprenant le chemin du retour.
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