Semaine 26.1 - Le garçon en pull rose

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Je baille. L’heure matinale et le froid n’aident guère à me réveiller. Je déplace mon poids d’un pied sur l’autre, attendant l’arrivée du bus. Le lampadaire à côté de moi perce la nuit de sa lumière orangée mais la rue est tout de même plongée dans l’obscurité. Je frissonne, enfonçant mon bonnet plus profondément sur mes oreilles. L’hiver, satanée saison pour se lever tôt.

Enfin, mon bus approche. Réprimant un énième bâillement, je grimpe dans le véhicule, valide ma carte et me tourne vers les sièges alors qu’il redémarre. Il n’y a pas beaucoup de monde, il n’est que sept heures après tout, et je m’installe près d’une fenêtre tout au fond. La vitre est gelée. Je sors de mon sac mon casque, le glisse sur mes oreilles pour remplacer le bonnet. La musique envahit mon esprit encore endormi. J’augmente le niveau jusqu’à l’immersion complète. Je ferme les yeux.

Lors de l’arrêt suivant, on heurte mon bras et je me redresse vivement, sortie de mon monde. Le garçon a un sourire contrit. Il s’excuse je crois, bien que je ne l’entende pas, et il s'assoit sur la même rangée que moi, de l’autre côté du petit couloir central. Je tente de me replonger dans mes pensées mais il m’intrigue. Ses vêtements sont très colorés, surtout pour la saison : il porte un pantalon jaune, et sous son manteau tout aussi lumineux, je peux deviner un pull rose. Un petit anneau doré orne son lobe gauche. Je me demande s’il a le même sur le droit. Il glisse la main dans son sac à dos pour dégager un épais bouquin. Sa main couvre le titre et une grande partie de la couverture mais j’arrive à distinguer un bout de rouge, et le mot destin. Il l’ouvre plus ou moins à la moitié, puis, le livre en équilibre sur un genou, le coude sur l’autre, il s’engage dans sa lecture. Il doit avoir à peu près mon âge, c’est-à-dire la petite vingtaine, et aborde une épaisse chevelure sombre. Quand une mèche passe devant ses yeux, il la replace distraitement. Je détourne le regard, gênée de l’avoir dévisagé.

Par la suite, je lui jette quelques coups d'œil un peu plus discrets. Il ne bouge pas, comme perdu dans son histoire. Alors que mon arrêt approche, je range mon casque, enfile un bonnet à la place et descend.

La journée passe et j’oublie le garçon. Après tout, un énième inconnu, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je passe mon temps à croiser des gens que je ne verrai probablement plus. C’est ça, la vie, surtout dans les grandes villes. Mon dernier cours passé, j’attrape de justesse mon bus du retour. Par habitude, j’avance vers le fond quand une tache rose surgit dans mon champ de vision. Le garçon de ce matin est à la même place, plongé encore une fois dans sa lecture, son manteau couleur soleil plié à côté de lui. J’ai envie de rire : quelles sont les probabilités pour que lui et moi tombions dans le même bus deux fois dans la journée ? Et pourtant, il est là. Ma place habituelle est libre alors je m’installe contre la fenêtre. La musique m’emporte et je ferme les yeux, jouissant de ce moment où je n’ai rien à faire si ce n’est profiter de ma tranquillité. Mes pensées vagabondent sans que je ne leur prête attention.

À l’arrêt précédant le mien, le garçon range son bouquin, remet son manteau, glisse le sac à son épaule et descend, les pans de sa veste volant alors que la bourrasque à l’extérieur s’enroule autour de lui.

Le lendemain, il est à nouveau là, le matin, le soir, et aussi tous les autres jours de la semaine. Et à nouveau le lundi suivant, et encore toute la semaine. Je finis par m’habituer à sa présence, comme on s'habitue à une constante de vie. Ses habits colorent l’hiver morne qui nous entoure. Sa lecture change régulièrement, mais il a toujours un livre en main. Je trouve ça fascinant.

Puis, un jour, quelques mois plus tard, alors que les températures grimpent timidement, le garçon ne monte pas dans le bus. Il est absent le soir aussi. Étrangement, cela m’inquiète un peu. L’inconnu n’a jamais manqué un seul trajet. Je m’interroge, imagine des possibilités. Peut-être est-il malade ? Ou alors a-t-il déménagé ?

Quatre jours plus tard, il revient enfin. Mon cœur bat un peu plus vite quand je reconnais sa tignasse brune. C’est idiot, mais il m’avait manqué. On s’habitue aux constantes et on se sent déboussolé quand on les perd. Pourtant, quelque chose a changé. Son expression est plus sombre que d’habitude, dépouillé du petit sourire que l’inconnu aborde toujours. L’évolution la plus importante est dans ses vêtements, soudainement sombres et sans frivolité. Le noir a envahi ses habits, mais aussi son esprit semble-t-il. Il ne sort pas de livre aujourd’hui, se contentant de s’asseoir près de la fenêtre. Il pose son coude sur le rebord, et son menton se cale dans sa paume. Son regard s’égare dehors. Je remarque que sa peau est un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, même si le contraste avec le noir doit y jouer un rôle, et que ses yeux sont cernés de rouge. Je me sens un peu gênée de remarquer ces différences infimes, alors même que je ne le connais pas, mais après des mois à le côtoyer quotidiennement, j’ai fini par avoir une image nette de son apparence.

Le soir venu, il n’a pas meilleur aspect. Cette fois, il plonge son visage entre ses mains, et il ne bouge pas de tout le trajet, le dos courbé. Il me fait de la peine, et me préoccupe un peu. Je tente de me raisonner, ce n’est qu’un inconnu après tout, je ne peux décemment pas m'inquiéter pour lui, et pourtant c’est le cas. J’hésite à tendre la main pour toucher son épaule mais son arrêt est déjà là et il descend.

Le week-end passe sans que je ne puisse complètement le sortir de mes pensées. Il est toujours là, dans un coin, sa nouvelle apparence se superposant à son ancienne. Le lundi, il n’a pas meilleure allure. Son pull rose et son manteau jaune manquent toujours à l’appel, tout comme son sourire et son livre. Il rabat sa capuche sur son crâne, et passe le trajet la tête tournée vers la fenêtre, le visage caché. Je reste distraite toute la journée, prêtant peu attention à mes cours. Je ne sais pas si je redoute ou si j’attends avec impatience le chemin du retour.

Le bus arrive. Je grimpe en son ventre, le cœur palpitant. Mes yeux se posent sur lui. Non, il n’a malheureusement pas recouvré sa lumineuse apparence entre ce matin et maintenant. Je m'assois en tentant d’être discrète, bien que cela soit inutile. Il ne bouge pas. Son visage est à nouveau entre ses mains, ses cheveux un peu longs l’entourant tel un rideau sombre, mais je distingue entre les mèches ses doigts serrés en poing, appuyés contre ses yeux, et ses jointures blanchies par la pression. Elles brillent un peu aussi. Avec stupeur, je regarde une goutte glisser le long de sa main, rester suspendue un bref instant au bout d’une des articulations pâles avant de s’écraser sur la toile sombre de son pantalon. Il pleure. Il pleure. Je me sens mal à l’aise. C’est personnel, je ne suis pas censée remarquer ça, je ne suis pas sensée le savoir. Ses épaules sont secouées de temps à autre, un peu trop souvent pour que ce ne soit dû qu’aux mouvements du bus.

Je pince les lèvres, tenaillée dans mon dilemme. D’un côté, j’ai envie d’intervenir, de lui demander si tout va bien - et la réponse évidente est que non - si je peux faire quelque chose… mais de l’autre, eh bien, c’est un parfait inconnu. Certes, nous voyageons matin et soir dans le même bus, mais les échanges les plus longs que nous avons pu avoir durant ces derniers mois ont été des coups d'œil discrets de ma part, et quelques sourires de la sienne quand il croisait mon regard. Je ne le connais pas, je ne sais rien de lui. Si j’interviens, il pourrait mal le prendre, et je n’ai pas envie de recevoir des mots méchants, mais en même temps, je n’aime pas l’idée d’ignorer quelqu’un qui visiblement se sent mal.

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