Semaine 28 - L'île des esprits

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Jenn s’étira, les os de son dos craquant avec délice. Rentrant la tête entre les épaules pour plonger son cou dans les méandres de son épais pull, elle enroule ses doigts autour de sa tasse. Le chocolat chaud est enveloppé de vapeur. Alors qu’elle le porte à ses lèvres, elle esquisse un sourire.

Le paysage est si paisible. Au loin, les montagnes se découpent dans le ciel clair de l’aube. Leurs sommets, enrobés de cette neige éternelle, presque surnaturelle, brillent dans le contre-jour. Les pins envahissent leurs pieds, petites silhouettes dentelées devant ces mastodontes de pierre. De temps à autre, un rapace plane au-dessus avant de piquer vers un petit-déjeuner frais. Le lac, dont la rive n’est qu’à quelques mètres, est recouvert d’une mince brume matinale et scintille sous la faible lueur du soleil levant comme si des fées l’avaient saupoudré de paillettes. Une petite tour surplombe la minuscule île qui orne son centre, doucement reflétée sur l’étendue immobile. Le bâtiment est vieux, si vieux que personne ne sait d’où il vient. On raconte qu’il serait le logis d’esprits de la nature, installés là pour protéger le lac. Tous ceux qui auraient tenté de poser pied sur l’île rapporteraient qu’elle bouge dès qu’ils s’approchent, rendant impossible tout essai pour accoster. On raconte aussi que si ces esprits sont bienveillants, ils n’acceptent guère les intrusions et punissent sévèrement ceux qui osent approcher leur île de trop près. Ainsi, ceux qui voguent sur le lac l’évitent involontairement, car leur esprit sait et comprend ces messages silencieux que la nature lui envoie.

Jenn aime ces légendes.

- Jenn !

Elle sursaute, manquant de renverser sa boisson. La posant avec précaution, elle se penche par dessus le parapet. Son ami Lee lui fait des grands signes, un vaste sourire sur le visage.

- Tu viens faire du canoë ?

La jeune femme ne se le fait pas demander deux fois et court à l’intérieur pour enfiler des vêtements plus adaptés pour l’activité que son pyjama, attrape sa pagaie, puis sort. Elle aide son ami à mettre à l’eau les deux embarcations avant de se glisser dans la sienne. Ah, ce plaisir ! Depuis toute petite, le canoë a été dans sa vie, entité traditionnelle de la ville. On lui a enseigné à diriger un de ces petits bateaux avant même qu’elle ne sache lire.

La brume, contrairement à sa première pensée, ne se lève pas avec le soleil. Elle semble au contraire s’épaissir.

- Le premier à arriver de l’autre côté ? la challenge Lee.

- La première tu veux dire, tu n’as aucune chance !

Les deux compères s’élancent sur l’étendue paisible, échangent des commentaires moqueurs et des menaces amusées. Leurs pagaies frappent l’eau avec la régularité d’une machine bien rodée. De temps à autre, Jenn éclabousse son ami, et il lui rend la pareil. Leurs rires éclatent contre les montagnes désertes du petit matin.

Le temps qu’ils parviennent à la rive opposée, la brume s’est considérablement épaissie. Ah, la montagne et son humeur changeante ! Elle propose de rentrer en longeant le bord, afin de ne pas errer indéfiniment sur l’eau, d’autant plus qu’il y a toutes ces rumeurs de disparition, de personnes ayant fait fi du mauvais temps et n’ayant jamais été retrouvées, mais Lee se moque d’elle. Bien décidée à lui montrer qu’elle n’est pas une poule mouillée, Jenn s’enfonce vers le centre du lac, pénétrant dans le brouillard dense. Sa vision lui est très vite inutile et elle préfère fermer les yeux, se guidant à l’aide de ses autres sens. Ses oreilles captent les sons de la nature peu réveillée, les quelques oiseaux téméraires qui chantent, le clapotement de l’eau contre son canoë ; elle goûte le goût de l’air si pur, si chargée de senteurs diverses. C’est une odeur humide, froide mais étrangement vivante. Elle peut reconnaître celle des pins recouverts par la rosée du matin, et celle des poissons frits sur la place du village. Sous ses pieds, le bois du canoë est fin, si mince séparation avec les profondeurs du lac ; sous ses paumes, elle sent la pression qu’il exerce contre sa pagaie. Au loin, une clarine tinte, puis une deuxième, et une troisième, lui répondent.

Son canoë heurte le bord, projetant Jenn en avant. Elle se retient de justesse, évitant de peu de se retourner. La jeune femme cligne les yeux, éblouie par la faible luminosité qui règne. La surprise l’envahit quand son regard se pose sur la construction qui lui fait face, une tour circulaire d’une quinzaine de mètres de haut, le lierre agrippé à ses vieilles pierres patinées par le temps. Jenn se fige, stupéfaite. L’île.

La tête pleine des légendes qui entoure le lieu, elle porte la main à sa pagaie pour s’éloigner avant de se rendre compte qu’elle gît deux mètres plus loin, propulsée hors du canoë par l’impact. Bon et bien elle n’a plus le choix, elle doit poser pied à terre pour la récupérer. Sortant de son embarcation avec précaution, elle la tire sur la rive afin que le lac ne le lui ravisse pas. Il ne manquerait plus qu’elle soit complètement bloquée sur l’île !

Sa main se referme sur le manche de la pagaie, qui reprend familièrement sa place dans sa paume. La jeune femme se redresse. Le brouillard est vraiment épais, elle ne voit pas à cinq mètres. Elle appelle Lee, mais seul le silence lui répond. Cela ne l’inquiète pas vraiment, car son ami est réputé pour son étourderie. Un jour, alors qu’ils étaient enfants et que les conditions étaient plus ou moins les mêmes, elle avait perdu sa pagaie et dérivait sur le lac, impuissante. Quand elle avait regagné le rivage, et traîné le canoë jusqu’au village, elle avait découvert qu’il était rentré chez lui, attiré par les fumeurs du dîner, son estomac lui faisant oublier Jenn.

Elle sent une pression sur son épaule et se retourne, mais rien. Elle soupire. Son cerveau lui joue des tours, encouragé par l’ambiance. Puis elle fronce les sourcils. Un faible lueur se faufile depuis le premier étage de la tour. Attirée autant par sa curiosité que par l’idée de chaleur, elle approche. La porte est basse, et elle doit se pencher pour passer sous le montant.

Dans un coin de son cerveau, elle s’était presque attendue à découvrir quelques secrets morbides, des corps, ou une sorcière maléfique, mais la pièce du rez-de-chaussée irradie le bien-être. C’est un petit atelier, où les tables sont nombreuses. Sur certaines, des horloges et des récipients ornementés sont entassés, bien que les figurines soient en bien plus grandes quantités ; sur d’autres, les ouvrages sont à peine ébauchés. Les outils gisent comme s’ils avaient été laissés là temporairement, comme si leur propriétaire allait revenir d’une minute à l’autre. Le sol est recouvert de sciure de bois.

Des murmures la font se retourner, mais il n’y a personne. Jenn songe qu’elle devrait s’en aller, que se serait bien plus raisonnable, pourtant, elle avance d’un nouveau pas. Ses vêtements sont imbibés de l’humidité importante du brouillard, elle a froid, et la lumière qui provient de l’étage l'attire irrésistiblement.

- Y’a quelqu’un ?

Rien. Jenn répète la question, plus fort, mais toujours rien. Elle sent une pression dans son dos, comme si quelqu’un avait posé sa main pour la guider vers l’intérieur. La porte se ferme doucement derrière elle.

Elle approche d’une des tables, attrape une figurine. L’objet en bois est sculpté avec soin, son artiste prenant à coeur les détails. La petite fille dans son canoë semble prête à s’animer. Elle a été figé au milieu d’un rire, ses cheveux à moitié détachés. De minuscules runes ornent l’embarcation, et on peut presque discerner chaque poil de sa capuche bordée de fourrure. Le réalisme est saisissant. Jenn la repose doucement puis louvoie entre les différents établis jusqu’à l’escalier. Elle pose la main sur la rampe, qui semble n’être formée que d’un unique morceau, et grimpe. Au premier étage, la pièce est des plus accueillantes. Un feu brûle dans la cheminée, et un petit lit de bois a été poussé contre le mur. Un couvert a été mis sur la table centrale. De la marmite suspendue dans l’âtre s’échappe un fumet alléchant. Enfin, sur la chaise, une serviette pend.

La pièce est vide. Des murmures résonnent de temps à autre, et Jenn croit souvent être frôlée par des corps solides, mais comme il n’y a personne, elle finit par se persuader que le seul fautif est son foutu cerveau. La scène est étrange, en effet, mais il n’y a personne, alors que peut-elle faire ? Ce serait dommage de gâcher toute cette bonne nourriture.

Avant de l’avoir réellement décidé, Jenn est assise à la table, ses vêtements mouillés au sol et la serviette enroulée autour de ses membres frigorifiés. La soupe est très chaude, coulant telle un feu réconfortant le long de son oesophage avant de se loger dans son estomac. Les voix ne se taisent plus. Elles ne sont pas menaçantes, juste présentes, comme si elles la surveillaient, mais Jenn s’en fiche, elle a faim.

Le repas est délicieux, d’autant plus qu’une part de gâteau l’a couronné. Jenn aurait juré qu’elle n’était pas là trois minutes plus tôt, et pourtant elle ne pouvait pas réellement douter de sa réalité puisqu’elle était... là. La jeune femme bailla. Excellent déjeuner en effet. Par contre, elle a maintenant envie de dormir, ses paupières décidant de se soumettre à la gravité et de couvrir ses yeux. Elle les frotte, tentant, en vain, de se réveiller. Finalement, elle décide d’arrêter de résister. Un lit est prêt, et il n’y a personne pour en profiter, alors autant qu’elle dorme un peu et reparte toute fraîche après sa sieste.

Jenn se glisse sous les draps. Ils sont chaud contre sa peau nue, aussi doux qu’une caresse. Très vite, elle sombre dans un sommeil profond.

Une petite main touche son front avec la légèreté d’une plume. Un murmure monte, devenant une voix claire, bientôt rejointe par une seconde. Le visage de Jenn brille, comme illuminé de l’intérieur. La lumière devient de plus en plus intense, jusqu’à en devenir aveuglante.

Quand la luminosité s’amenuise, le corps de la jeune femme a disparu, et entre les draps repose une petite figurine.

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