Les cours avec Madame Langlois étaient toujours un peu particuliers. Déjà, ses élèves ne savaient pas vraiment ce qu’elle était censée leur enseigner car elle abordait des sujets aussi divers que les pierres remarquables et les robots, en passant par l’évolution des repas au dix-neuvième siècle et par les chants de guerre antiques. De plus, la plupart des séances étaient animées par les élèves eux-mêmes, qui présentaient à la classe un exposé à partir d’un thème hebdomadaire souvent large. Enfin, ces cours étaient étranges car Madame Langlois n’aimait guère les salles de cours traditionnelles et poussait donc les jeunes gens à s’installer de la manière qui leur convenait le mieux ; et on trouvait donc des élèves assis sur les tables poussées contre les murs, ou sur des poufs venus du foyer, ou même allongés à plat ventre sur le sol.

Deux semaines plus tôt, Madame Langlois avait écrit au tableau le prochain sujet à préparer - femmes remarquables mais méconnues - puis avait tiré au sort ceux qui auraient à présenter les exposées. Plusieurs élèves s’étaient frottés les mains, excités à l’idée de faire des recherches pour trouver la perle rare, tandis que d’autres souriaient malicieusement, certains de l’avoir déjà. En effet, très rapidement dans l’année s’était instaurée une compétition amicale quant à celui qui parviendrait à faire l’exposé le plus surprenant, celui dont personne ne savait rien, le gagnant se voyant offrir symboliquement un sachet de bonbons.

Gabrielle se racla la gorge, secouant d’un geste nerveux ses notes. Les feuilles étaient un peu froissées, raturées à plusieurs endroits. La jeune fille leur jeta un coup d’oeil, bien qu’elle n’en ait visiblement pas besoin, puis se lança :

« Je vais vous présenter Lyudmila Pavlitchenko. Elle est née en 1916 dans l’actuelle Ukraine, et est morte à l’âge de 58 ans, en 1974. Elle était une tireuse d’élite soviétique pendant la Seconde Guerre Mondiale, et on lui crédite 309 nazis tués entre juin 41 et juin 42, dont 36 tireurs ennemis. »

Elle prit une respiration explosive après cette réplique déclamée sans reprendre son souffle puis poursuivit à un rythme tout aussi digne d’une mitraillette, sa voix grimpant de temps à autre dans les aigus sous l’excitation.

« A l’âge de 14 ans, quand sa famille s’est installée à Kiev, Lyudmila Plavi, Palvi, Pavlichenko ! Bon, je dirai juste Lyudmila par la suite parce que Palavi, Palvi, Plavi non mais ! Pa-vli-tchen-ko, ce nom-là, c’est complexe à dire à l’oral à chaque fois. Bref, Lyudmila s’est inscrite dans un club de tir tout en travaillant comme ouvrière dans une usine, l’usine Arsenal de Kiev. Quand l’Allemagne nazie a commencé à envahir les territoires soviétiques, elle a fait partie des premiers volontaires à se présenter au bureau de recrutement, demandant à entrer dans l’infanterie, mais elle a été repoussée, sous prétexte qu’une femme ne peut pas se battre, et à la place elle est poussée à devenir infirmière, ce qu’elle ne veut pas. Elle, elle veut se battre, pas soigner les bobos. Elle finit par les convaincre - je vous rappelle qu’elle faisait partie d’un club de tir, et elle était très douée, l’une des meilleures, et elle avait des diplômes pour le prouver. Bref, elle est acceptée, et Lyudmila devient rapidement redoutée des nazis, et tous les allemands connaissaient son nom au bout d’à peine quelques mois. Elle était appelée la « putain venue de l’enfer » - ils ne l’aimaient pas beaucoup donc, vous l’aurez deviné. »

Un des élèves au premier rang pouffa en entendant l’insulte mais son voisin le frappa dans le bras, le faisant taire. Gabrielle ne s’arrêta pas. Ses mains trituraient les notes auxquelles elle n’accordait pas un regard.

« Elle est rapidement devenue la cible des snipers ennemis du coup, vu qu’elle était douée, et qu’elle faisait peur, et surtout qu’eh bah elle tuait beaucoup de monde quand même, et ça devenait problématique. Une fois, elle a été repérée alors qu’elle était dans un arbre, et elle s’est laissée tombée sur plusieurs mètres en faisant semblant d’avoir été touchée par une balle qui ne l’avait même pas effleurée, et elle est restée là, pendant des heures, sans bouger d’un petit chouïa, faisant la morte, puis elle s’est enfuie en profitant du couvert de la nuit. Une autre fois, à une bataille où elle a été blessée et où tous les officiers ont été tués, elle s’est redressée et a prit la tête des troupes, lançant la charge. Plus tard encore, en juin 42, les nazis ont lancé un tir de mortier sur sa position supposée dans l’espoir d’enfin se débarrasser de cette tireuse qui tuait beaucoup trop d’entre eux. Bon, ils ne l’ont pas tuée, mais elle a quand même été grièvement blessée et a dû être évacuée. Elle n’est jamais retournée au combat, étant déclarée trop connue. Après un moment de convalescence, pendant lequel Lyudmila a entraîné des nouvelles recrues au tir d’élite - et ses élèves étaient doués après il semblerait- elle a été envoyée aux Etats-Unis après ce moment de convalescence donc, un monde très différent de celui qu’elle connaissait, sans guerre, sans faim, sans crainte. Elle était très perdue au départ, d’autant plus que les questions posées par les journalistes étaient honteusement sexistes. Quelques exemples tirées de reportages de l’époque : utilisez-vous de la poudre pour le visage ? bouclez-vous vos cheveux ? n’êtes-vous donc pas inquiète que votre uniforme jure avec votre peau et vous grossisse ? Tout ça plutôt que de lui demander des trucs sur son expertise militaire, par exemple. Bref, honteusement sexistes je disais. Heureusement, elle a été prise sous l’aile d’Eleanor Roosevelt - je rappelle juste qu’à l’époque, Lyudmila était vraiment jeune, seulement 25 ans quoi - et Eleanor Roosevelt l’a aidée à trouver sa voix et à s’affirmer. Lors d’une conférence de presse, Lyudmila a déclaré sur un ton moqueur : j’ai 25 ans et j’ai tué 309 nazis jusqu’à présent. Messieurs, ne croyez-vous pas que vous vous cachez dans mon dos depuis trop longtemps ? Bref, elle s’est assurée, elle a changé pendant son voyage, puis après avoir fait un grand tour - 43 villes dispersées dans tout le pays - elle est rentrée chez elle, et on a très peu entendu parler d’elle après la guerre. Elle est devenue historienne, s’est impliquée dans une association de vétérans. »

Gabrielle expira, inspira à nouveau. Quelques sourires naissaient sur les visages de ses amis, qui s’amusait de la voir aussi excitée par le sujet. Sans avoir l’air de le remarquer, la jeune fille avait déchiré un coin de sa feuille, qu’elle roulait en boule dans le creu de sa paume. Son regard passait de tête en tête, cherchant à savoir si son exposé intéressait la classe. Finalement, elle conclut sans ralentir son allure :

« Beaucoup disent que Lyudmila a tué bien plus que 309 ennemis, car on ne comptait que les tirs ayant été vus par au moins une autre personne, et elle préférait travailler seule. Un film est sorti en 2015 avec elle comme personnage central, il est ukrainien et russe, et s’appelle La Bataille de Sévastropol - une bataille dans laquelle elle a participé, j’ai oublié de le dire. Et puis, euh, voilà, c’est tout ce que j’avais à dire sur Lyudmila Palvitchen argh Pavlitchenko. Des questions, des éléments à clarifier ? »

Le silence s'abattit sur la classe. Quelques coups d’oeil étaient échangés mais personne ne leva la main. Madame Langlois ajouta un dernier mot à sa fiche de notation, leva la tête.

« C’était un exposé très intéressant Gabrielle. Pour la prochaine fois, rappelle-toi juste de respirer entre tes phrases, notamment pour laisser le temps à tes camarades de comprendre ce que tu dis. Et sinon, ton exposé était bien construit, et ton personnage bien expliqué. Tu peux t’asseoir, et… Raamir, à toi ! »