Semaine 34.2 - Depuis les tranchées

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Samedi 20 janvier,

Cher Louis,

J’ajoute un rapide mot à ma lettre avant que la bonne soeur qui veille sur nous ne prenne ma lettre pour le postier qui passe demain à l’aube.

Je me suis blessé le lendemain de mon dernier mot, c’est pour ça que je n’ai pas pu écrire. J’ai toujours mal au bras, même si je parviens à nouveau à tenir un stylo, mais ce petit mot sera donc très court.

Je vais mieux, n’aies pas peur et rassure-toi. Je suis désolé de vous avoir probablement tout inquiétés, à la maison, en n’envoyant aucune nouvelle, mais je vais bien, d’accord ? Je suis dans un couvent réquisitionné en hôpital militaire, à quelques kilomètres du front. Les soeurs qui s’occupent de moi et de mes camarades sont très gentilles et compatissantes. Il est possible que j’aie une permission pour rentrer à la maison deux semaines, pour vous voir tous et pour me reposer un peu, et j’espère que ça se concrétisera.

Je t’envoie toute mon affection,

Jean

Mardi 12 décembre,

Très cher Papa, très chère Maman,

Dieu sait à quel point vous me manquez ! Parfois je rêve que je suis rentré à la maison, et c'est à chaque fois un déchirement de me réveiller. Je suis fier d’être là pour notre bonne patrie, ne vous méprenez pas, mais vous me manquez terriblement.

Louis m’a demandé comment était la vie sur le front, et si je n’ai pas voulu lui mentir, je l’ai un peu idéalisée, mais à vous je sais que je peux dire la vérité.

C’est affreux. Il fait froid, on est tout le temps trempés. On ne dort pas assez, et même quand c’est notre tour, ce n’est pas un sommeil réparateur, car on a toujours peur que l’offensive se déclenche pendant ce temps-là. Ca m’est déjà arrivé plusieurs fois, et être tiré du lit par des bombes et des tirs n’est clairement pas mon réveil préféré. La peur nous tient au ventre, en permanence. On vit avec comme on vit avec les rats qui partagent nos tranchées. Ils fourmillent partout, rongeant nos affaires, volant nos rations. Nous nous sentons toujours très satisfaits quand nous en attrapons un et que nous pouvons le manger. La revanche est légère mais nous devons nous en contenter.

Dans le no-man’s land, les cadavres pourrissent souvent entre deux confrontations. C’est flippant, quand on est de corvées de récupération. Non pas à cause des corps en eux-même, après tout, ils sont morts, et puis, les cadavres sont vraiment partout autour de nous, des morceaux ressurgissent par moment dans les tranchées, quand la boue décide de rejeter ceux qui ont été enterré plus tôt pendant la guerre. Non, c’est flippant parce que c’est au risque de nos vies que nous les récupérons, puisque les tireurs ennemis nous attendent fermement pour nous viser.

Mon caporal est sympathique, il me fait penser à Grand-Père, avec sa grosse moustache et ses sourcils trop touffus, alors qu’il n’a presque plus de cheveux. Quand je suis arrivé sous ses ordres, après que l’autre ait été tué, il avait encore un peu de bedaine, mais ce n’est plus le cas. Sa voix est toujours gentille, et tout le monde lui obéit sans rechigner. Nous l’apprécions tous beaucoup. Je n’aime pas mon lieutenant par contre, dont la voix et le niveau sonore me font penser à une crécelle. Même son nom est agaçant, Fabire, qu’il prononce en allongeant le i.

Vendredi 15 décembre,

Je n’ai pas de permission pour Noël cette année. Le lieutenant Fabire nous l’a annoncé aujourd’hui, la plupart des soldats de l’infanterie n’en n’auront pas cette année. Comble de l’ironie, l’un des rares à en avoir une est Gustave, l’un de mes amis, qui lui n’en voulait pas.

J’ai un peu parlé de Gustave à Louis. Je l’apprécie beaucoup, nous nous sommes beaucoup rapprochés ces derniers temps. Je suis certain que vous aussi vous l’apprécierez si vous le rencontriez. Il est aussi gentil qu’un agneau, avec la même joyeuse énergie ! C’est très rafraîchissant. Il me fait beaucoup penser à Louis en fait, car la même douceur et le même optimisme se dégagent de lui. J’aimerai tant qu’il m’accompagne lors de notre prochaine permission commune. Est-ce que cela vous dérangerait ? C’est qu’il n’a pas la chance que j’ai, vous voyez, sa famille à lui ne l’aime pas comme vous vous m’aimez. Ils ne veulent pas qu’il rentre avant la fin de la guerre. Ca serait honteux, qu’ils disent, s’il rentrait avant, même juste pour un court laps de temps.

J’espère que cela nous vous embête pas d’apprendre que je lui lis vos lettres, lui qui n’en reçoit jamais. Il m’a confié qu’il avait un peu l’impression d’avoir une famille, et si je n’ai pas réagi, je trouve cela incroyablement triste, pas vous ?

Samedi 20 janvier,

Le facteur passe demain, je dois me dépêcher. J’écrirai une lettre plus détaillée après, mais je veux juste vous rassurer : je ne suis pas mort. Je ne suis pas passé loin de l’être, mais toujours pas, alors rassurez-vous.

Je voudrais écrire davantage mais ma main ne va pas accepter le mouvement plus longtemps. J’en ai dit un peu plus dans le petit mot à Louis, que j’ai rédigé avant.

Je vous aime,

Votre fils, Jean.

Lundi 29 janvier,

Chère Maman, cher Papa,

Mon bras va un peu mieux, je peux enfin reprendre mon crayon.

Un shrapnel est tombé à cinq mètres de moi. J’ai été incroyablement chanceux d’en sortir vivant, un camarade se tenait juste devant moi et a bloqué la plupart des balles. Il est mort. Plusieurs m’ont touchées, mais je ne suis pas mort, moi.

Trois sont entrées dans ma jambe droite, deux dans mon bras droit. Deux dans mon flanc, sur la droite. Une seule a été retrouvée par le chirurgien, l’autre a disparu dans mon corps. Un éclat s’est planté dans ma joue. Il n’était pas trop tranchant, je n’en suis pas mort. Je voulais mourir. Ils étaient beaucoup à être mort autour de moi. Mes camarades, mes amis. J’avais mal, j’avais si mal ! Je ne pouvais rien faire tout seul, j’étais incapable de me nourrir. C’était affreux. La nuit, j’entendais les gémissements des mourants. Les pas des soeurs qui se hâtaient d’un lit à un autre, caressant la tête des blessés, tenant la main de ceux qui agonisaient. Malgré ça, beaucoup sont morts sans que personne ne soit là pour eux. Chaque matin je me demandais qui libérerait son lit. Je voulais juste mourir pour que tout s’arrête. La douleur, le bruit, les images. Tout.

Maintenant, rassurez-vous, ça va mieux. Je veux vivre. Je ne veux pas les laisser gagner. Je me remets lentement, mais je me remets. Ce matin, j’ai même réussi à marcher un petit peu, de mon lit au pot de chambre à l’autre bout de la pièce, aidé par deux fortes soeurs. Je commence même à pouvoir à nouveau manger du solide, même si ça fait un mal de chien.

J’ai bon espoir quant à la perspective d’une permission de deux semaines, le mois prochain. Peut-être que je serai même là pour fêter l’anniversaire de Louis. Je l’espère.

Je n’ai pas la force de lui écrire, ma main faiblit déjà. Je vous fais confiance pour lui transmettre mon affection.

Je vous aime et j’espère bientôt vous revoir. Vous me manquez tant.

Votre fils, Jean.

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