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Marchant seul dans les ombres de la nuit, Victor fulminait en silence. Derrière lui s’amenuisaient les lueurs et la rumeur du camp militaire tandis qu’il s’avançait dans le sous-bois sombre à la végétation dense et griffue.
Les paroles cruelles d’Abélard, prononcées avec tant de désinvolture, lui brûlaient le ventre comme des tisonniers ardents.
Arrête donc de geindre. Tu es un gamin. Tu exagères.
Plus il les ressassaient, plus elles faisaient gonfler une rage sourde en lui.
Il avait senti depuis bien des années que son grand frère le méprisait, mais jamais il ne l’avait montré de façon si manifeste et impudique. Chez eux, à Ombrosie, il y avait une certaine étiquette à respecter, il y avait leurs parents et tous les gens du château ; on ne pouvait pas dire n’importe quoi, et surtout pas n’importe comment. Mais ici, en campagne, c’était différent. Ils étaient seuls. Et, leur père ne pouvant plus combattre, Abélard avait de facto hérité du commandement de l’armée ombrosienne. Cela avait dû achever d’enfler son égo déjà passablement démesuré, et voilà qu’il se prenait pour un roitelet et traitait les autres comme des vaunéants.
Victor avait bien vu la flamme qui animait son regard durant l’exposé du duc D’Azimbert, il avait bien compris qu’Abélard nourrissait l’espoir de s’illustrer d’une manière ou d’une autre durant la bataille de demain. Il espérait sortir du lot, prouver son héroïsme et se démarquer de tous les autres nobliaux. Devenir plus qu’un simple baron de seconde zone.
Mais ce qui faisait enrager Victor plus que toute autre chose, c’est qu’il pourrait effectivement y parvenir. Victor connaissait bien son frère. Au-delà d’être un combattant hors pair, il était également doté d’un esprit très fin. Il savait comment plaire aux plus puissants que lui sans passer pour un flagorneur, il comprenait qui flatter et quand, qui intimider et comment. Furtivement, au fil du temps, il avait acquis une conscience aiguë des mécanismes pervers qui régissaient la vie de cour. Depuis quelques années, il mettait ses connaissances en pratique, et depuis le début de cette campagne Victor avait pu constater que son travail commençait à porter ses fruits : nombreux étaient les seigneurs à avoir entendu parler du baron Abélard de Valnord, et le duc D’Azimbert lui-même semblait avoir à son égard une estime discrète.
Les chances d’Abélard de gravir l’échelle social étaient en somme bien loin d’être nulles. Et pour Victor, cela était absolument inacceptable.
Le respect est une chose qui se mérite, frérot.
D’un coup de pied violent, Victor explosa une motte de terre. Il ne comprenait pas pourquoi son frère devait être aussi odieux et manipulateur. Il ne comprenait pas pourquoi son père l’avait envoyé guerroyer avec lui. Il comprenait encore moins cet acharnement de l’existence à lui démontrer que toutes les valeurs qu’il voyaient comme basses et crapuleuses étaient celles que la civilisation avait érigé comme idéaux.
Pourquoi fallait-il être violent, conquérant et inébranlable pour exister ? Pourquoi l’affirmation de soi ne passait que par l’écrasement de l’autre ? Pourquoi le respect devait-il se mériter ?
Depuis tout petit, Victor avait été étouffé par l’ombre trop grande de son frère. Il n’y avais jamais eu de place pour lui, car il n’y avait jamais eu de place pour une autre manière d’être fils, baron ou, tout simplement, homme. Il avait donc dû passer son existence à traîner la patte derrière un idéal de force et de bravoure qui n’était pas le sien et qu’il n’avait de toute façon aucune chance d’atteindre. La plupart de ses souvenirs d’enfance se composait de pénibles successions de leçons d’escrime ou de stratégie militaire se terminant invariablement en larmes, auxquelles son père répondait par une paire de taloches qui ne menaient qu’à d’autres larmes et d’autres taloches.
Sa mère, quand à elle, s’était contentée d’être un spectre effacé, tissé de déceptions amères et de lourds remords, jamais vraiment loin mais jamais vraiment là. Elle sentait la douleur de son fils cadet sans pouvoir y accéder, sans pouvoir pleinement la comprendre et encore moins tenter de l’apaiser. Toute autant perdue et déchirée que lui par la trop vaste violence du monde, elle aurait pu être une alliée précieuse. Mais non, il y avait toujours eu comme un voile entre eux, une impossibilité. Victor n’avait jamais su à quoi était dû cet état de fait, mais il avait pressenti que si cette distance de sécurité qui la séparait de l’existence venait à disparaître, sa mère en mourrait. Peut-être pas sur le coup, mais sans l’ombre d’un doute elle en mourrait.
Ainsi donc, Victor s’était retrouvé livré à lui-même dès son plus jeune âge. Il avait du se construire, sans aide ni guide, un monde intérieur assez solide pour endurer les secousses de la vie. Il s’était réfugié dans les choses simples qui lui faisaient du bien : les sons, les odeurs, les couleurs. Il aimait regarder la lente progression des ombres sur les dalles de sa chambre, et la danse de la poussière au travers des traits de lumière. Il aimait la vieille odeur pleine de secrets et d’une sagesse oubliée qu’avaient les pierres du château. Il aimait la fraîcheur des caves, la densité de l’air dans la chapelle et le goût du silence quand il venait de neiger. Il passait beaucoup de temps aux écuries, à toucher le corps chaud et puissant des chevaux à travers leur poil rude. Les nombreux chats qui erraient dans le château étaient ses amis, il leur donnait à manger et leur racontait ses secrets. Il dessinait avec de l’encre sur de grands parchemins qu’il avait chapardés au scribe. Il écrivait des poésies, jouant avec toutes ces langues qu’il avait si durement apprises au côté de son frère. Il chantait un peu pour lui, se risquant parfois jusqu’à la salle de bal pour essayer le clavecin qui y trônait. Il faisait tout cela avec grande discrétion, pas que cela lui fût formellement interdit, mais simplement que le jugement de son père et le mépris de son frère l’incommodaient lorsqu’il était d’humeur à créer.
« Que va-t-on faire de lui ? avait-un jour demandé son père au chevalier Mi-Lame, sans savoir que Victor était à portée de voix. Je ne peux quand même pas le laisser devenir musicien ou… ou saltimbanque. » Il n’avait pas expliqué pourquoi il ne pouvait pas, ni même cherché une alternative. Il avait simplement exprimé une négation. La négation, totale et absolue, de son fils.
Victor fit halte. Cela faisait un moment qu’il s’enfonçait dans les bois, et le froid de la nuit commençait à le mordre à travers son manteau. Marcher lui avait fait du bien, cela lui avait permis d’évacuer un peu de sa colère. Mais s’il voulait pouvoir profiter de quelques heures de sommeil, mieux valait faire demi-tour maintenant.
Il commença donc à revenir sur ses pas, seulement pour s’arrêter après quelques minutes, l’oreille tendue. Il n’en était pas certain, mais il lui semblait avoir entendu une voix, au loin.
« Monsieur le Baron ! »
Effectivement, il ne s’était pas trompé. Il reconnut là la voix d’Airain Mi-Lame, et se remit en marche avec un peu plus d’entrain.
« Monsieur le Baron !
— Airain ! »
De tout son entourage, Mi-Lame était celui avec qui Victor avait le plus d’affinité. Plusieurs fois durant cette campagne ils s’étaient retrouvés à chanter ensemble autour du feu. Le chevalier avait une bonne voix de baryton qui contrastait joliment avec le ténor solaire de Victor. Et, à Ombrosie, Mi-Lame était le seul qui se souciait un tant soi peu de ce que faisait le jeune baron dans son temps libre. Un jour, Victor lui avait même fait voir ses fresques fantastiques peintes à l’encre colorée.
Il sentait que, malgré sa rudesse toute militaire et sa façon protocolaire de vivre les relations humaines, le chevalier Mi-Lame possédait une sensibilité qui manquait à bien d’autres. Victor avait beaucoup d’affection pour lui.
« Monsieur le Baron, vous voilà ! s’exclamait le grand homme barbu en se démenant contre les épines qui s’accrochaient à son manteau pourpre. Vous m’avez fait une de ces peur ! Vous auriez pu vous perdre ou… ou rencontrer un bête sauvage !
— C’est vous la bête sauvage, plaisanta Victor.
— Ah ! Vous verrez ça demain à la bataille, rugit le chevalier en lui bourrant l’épaule. Allons, rentrons au camp. Je tiens à avoir un peu de sommeil dans les pattes pour affronter les Ferlandais. »
Tandis qu’ils marchaient côte à côte, Mi-Lame demanda d’un air préoccupé si Victor et Abélard s’étaient disputés, autour du feu.
« C’est… compliqué, soupira Victor.
— Il ne doit pas être facile d’être le cadet d’Abélard, observa le chevalier avec une finesse des plus involontaires.
— Oui. Il ne… il ne comprend pas… Dites, Airain, vous souvenez-vous de votre première bataille ?
— Comme si c’était hier.
— Et vous aviez peur ?
— Oh, que oui. Mais vous savez, je n’ai pas moins peur aujourd’hui. La peur ne s’en va jamais, on apprend simplement à faire avec, et au bout de quelques années elle ne se voit plus. Mais elle est toujours là, et au final personne n’est vraiment aussi sûr de soi qu’il semble l’être. Vous pouvez demander aux autres : ils vous diront le contraire, mais ce seront des menteurs. Parole de Mi-Lame.
— Moi je suis terrifié, laissa échapper Victor d’une voix blanche.
— Ah ça, je veux bien y croire. Mais ne vous inquiétez pas, Monsieur le Baron : votre père m’a chargé de vous protéger, vous et Abélard. Et comme Abélard peut très bien se protéger tout seul, je serai tout entier à votre service.
— Merci, Airain. »
Le sous-bois se clairsemait, et les lueurs du camp se rapprochaient. Arrivant en vue des tentes ombrosiennes, le chevalier dit :
« Allez vous coucher, maintenant. Je ne veux pas que vous tombiez de votre cheval demain. »
Les deux hommes se saluèrent, et Victor rejoignit sa tente où Abélard dormait déjà.
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