Secret's feelings
Chris — Los Angeles — October 20th 2011
Une nuit fraîche comme toutes les autres, en début de soirée. Le seul moment où on peut vraiment dire que le calme opère. C'est pourtant là que nous choisissons de nous réunir, au milieu de ce monde sans que personne ne puisse nous voir vraiment. Les serveurs se faufilent autour des tables, servant cocktails et alcools en tous genres. La musique s'écoule tranquillement.
Mon regard oscille de mon téléphone au regard de Nick, perdu dans une description scabreuse de nos agissements prochains. Ce n'est certainement pas avec ce brouhaha ambiant qu'on se fera repérer. Notre prochaine cible est une entreprise pétrochimique qui jette ses déchets au large du Pacifique à plus de 6000 mètres de fond. Sauf que je viens d'envoyer un sms à Steph et que le réseau est tellement lent que je commence à perdre patience. J'avais oublié qu'ici on ne captait rien. Je bascule la connection en wifi et le message est arrivé à destination. Je parcours du regard mes deux potes. Lenny reste concentré sur Nick qui continue son exposé. Depuis une bonne heure, personne ne remarque que je suis loin d'ici. J'attends sa réponse comme un miracle. Elle est peut-être occupée, ce qui explique qu'une vingtaine de minutes s'écoulent sans que je n'ai aucune réponse.
Histoire de donner le change, je relève à nouveau la tête de temps à autre, balayant du regard mes deux amis. Je crois que je fais toujours illusion, le mobile serré entre les mains, je hoche de temps en temps la tète sauf qu'à un moment ce n'est pas la réponse attendu.
— Tu m'écoutes Chris ? demande Nick.
— Je t'écoute et je t'ai donné mon avis ... récupérer des données via leur réseau internet est une bonne idée mais c'est risqué aussi....
Le ton sérieux et convaincant réussit à lui faire croire qu'il avait toute mon attention jusque là. Ses deux billes noires me fixent un moment puis il les détourne. La conversation se poursuit. Au même instant, l'écran de mon téléphone s'allume, annonçant un message. La réponse tant attendue. Mon regard se reporte automatiquement sur mon cellulaire. Et comme à chaque fois, mon cœur tambourine dans ma poitrine.
Stéphanie > Mon Alfa Roméo
est peut être moins puissante
que ton antiquité mais elle n'est
pas hantée au moins ... ??
Et son message m'amuse alors je lui réponds avec la même dose d'humour tout en laissant échapper un rire.
Moi > Elle sent que tu ne l'aimes pas , c'est pour ça. Essaie au moins de te mettre
deux secondes à sa place...
On est en train de discuter de nos véhicules comme s'ils étaient vivants. Et le comique de situation me trahit. Nick me reprend une nouvelle fois mais pas de la même façon.
— Tu peux te concentrer au moins deux minutes sur ce que je te dis où c'est trop te demander ? houspille-t-il, sourcils froncés.
— On va pas y arriver si t'es tout le temps ailleurs mec ! lance Lenny agacé en s'adossant brutalement contre sa chaise.
— Je vous ai déjà donné mon avis !
— Sauf qu'on a changé de sujet et que j'ai besoin de ton entière collaboration, alors explique-moi où tu étais juste ces dernières minutes parce que je vais pas me répéter sans fin, lâche-t-il en donnant un coup de menton en ma direction.
Il m'a repéré. Ce n'est pas la peine de nier en bloc. Son regard s'obscurcit de colère tandis qu'il serre la mâchoire.
— Me dit pas que tu as ton téléphone sur le wifi du bar parce qu'à moins d'avoir trouvé une autre solution, je n'en vois pas d'autres, lâche-t-il comme une insulte, déconnecte-toi !
Merde. J'ai oublié le détail. Une règle qu'on n'oublie jamais lorsqu'on discute affaire ici. Sauf qu'en ce moment je ne suis clairement pas avec eux. Alors j'obéis mais en levant les yeux, les regards de mes potes convergent vers moi. Je réprime un soupir et les observe m'achever. Nick se laisse aller contre sa chaise, fulminant de l'intérieur. Bras croisés, deux revolvers à la place des yeux, il ne me lâche pas, furibond. Soudain, il se lève, saisissant ses affaires.
— J'en ai assez vu pour ce soir ! La prochaine fois, je te veux avec nous et pas sur les côtés de Miami ! lance-t-il sèchement en me pointant du doigt.
Il tape amicalement l'épaule de Lenny et s'éloigne en direction de son pick-up, sans rien ajouter. Lenny suit la scène de son calme légendaire puis braque un regard oblique sur moi.
— C'est important Chris !T'es complètement ailleurs depuis quelques mois.
— Je sais bien et en même temps, j'en suis désolé!
— C'est quoi le problème ? m'interroge-t-il en avançant son buste vers l'avant.
Sans ciller, j'avale les dernières gorgées de mon verre, afin de noyer mes émotions. Je n'ai pas à justifier mes états d'âmes, ni à révéler le fond de mes pensées secrètes. Ça ne regarde personne. Alors plutôt que de l'affronter, je dévie mes prunelles vers la rue. L'ambiance se charge d'ondes négatives et les hostilités sont sur le point d'éclater. Le troisième leader de notre groupe reprend enfin la parole :
— Tu te rends compte que tu ne suis aucune de nos conversations. Et en plus tu te connectes sur le wifi du bar, où n'importe qui peut se faufiler et s'introduire dans ton mobile. Tu y as pensé ? continue Lenny.
— Lâche-moi, s'il te plaît ! On a déjà parlé de tout ça et mon avis vous l'avez déjà !
Un échange de regards suffit. Je n'ai pas pour habitude de me révéler au grand jour et ce n'est pas ce soir que je le ferai. J'opine du chef en promettant de ne plus recommencer. Lenny semble valider l'idée qu'effectivement le sujet était clos mais qu'ils ont choisi délibérément d'en reparler.
Il était question de vendredi soir ; Nick a prévu d'infiltrer les locaux de LAGORA Industry, sur les berges de San Diego. Il doit juste se faire passer pour un visiteur, ni plus ni moins. Un gars dont le curriculum vitae est tellement fournis qu'il peut faire trembler le boss de cette boite. Il doit pour cela jouer le jeu jusqu'au bout : candidature spontanée, entretien et tout le reste. Et dès qu'il sera dans l'enceinte de l'établissement, il lui suffira d'allumer son ordi, son modem et de copier judicieusement leur réseau WIFI, et rendre invisible le leur. De cette façon, il pourra enregistrer n'importe quel fichier ou données nous permettant de les inculper. Une manœuvre risquée mais Nick n'a jamais failli une seule fois. D'un calme olympien, il réussit avec brio les missions plus ardues.
*****
La porte de mon appartement claque derrière moi, je retire mes chaussures avant de me diriger vers le salon. Lenny a déjà sorti deux verres et une bouteille de bourbon. Il nous sert généreusement avant de laisser glisser un verre en ma direction. L'alcool aide à déverrouiller tous les esprits, même les plus récalcitrants. Lenny sait bien que raconter ma vie n'est pas vraiment mon délire et il connaît aussi mon comportement. Parfois son empathie me dérange.
Coudes posés sur les genoux, il plante son regard dans le mien, légèrement tendu. Son insistance pour prendre un dernier verre chez moi avait son importance. Et je le sais.
— Alors ? T'as rencontré une fille ?
— Pourquoi tu me soules avec ça ! Je t'ai dis que j'ai rencontré personne !
— Et cette fille avec laquelle les gars de l'asso t'ont vu. C'est qui ?
J'aimerais parfois que les gens s'occupent de leur vie et pas de la mienne. Je ne compte pas cacher l'existence de Steph mais je ne sais pas encore où classer notre relation. En attendant, je laisse les choses se préciser. Impatient, Lenny réitère.
— C'est avec elle que tu conversais tout à l'heure ?
— Ecoute. Je ne sais pas ce que tu t'imagines mais je te répète que je n'ai personne dans ma vie ! m'exclamé-je énervé.
Mon ami me lorgne en silence et il me connaît trop pour avaler mes mensonges. La chaleur de la pièce semble monter de plusieurs degrés et j'étouffe carrément. Me débarrassant de mon teeshirt, je finis par ouvrir la fenêtre et une légère brise pénètre dans l'appartement plongé dans la pénombre.
En revenant près de mon ami, je saisis la bouteille et verse un verre à chacun. Lenny m'observe toujours sans ciller. Il ne démordra pas, vexé qu'une telle information lui soit inconnue.
— Arrête Lenny, j'ai juste envie d'être tranquille ! continué-je.
— Tu peux au moins me dire ce qui s'est passé. On est ami, je te signale !
Un troisième verre se glisse sous mon nez. Lenny trinque avec le sien qu'il avale d'une traite. Hésitant sur les aveux que je dois lui faire, je songe au degré de bêtises qu'il risque d'inventer si je ne m'y colle pas tout de suite. Sans que j'ai le temps réagir, il en remet une couche. Au cas où, le l'idée n'est serait pas passée.
— On se connaît depuis dix ans et tu ne peux pas me la faire à l'envers. Je te connais. Quand tes yeux décollent pas de ton tel c'est qu'une nana est dans l'histoire. Et qu'en plus elle te plaît !
— Ça s'appelle de la torture ce que tu fais, argumenté-je, tu le sais, au moins ?
— Même pas ! Ça s'appelle « te faire avouer la vérité », poursuit-il avant de se rapprocher de moi, les mecs de l'association ont dit que tu as passé toute la journée avec elle.
Les coudes sur les genoux, il plante longuement son regard dans le mien, cherchant un aveu. Inutile de nier en bloc, ce psychopathe de l'information sait tout.
— Bon OK. J'ai croisé l'infirmière qui m'a soigné aux urgences, c'est vrai. Je venais de refermer le local et elle se trouvait au bord de la plage.
— La petite brune ? s'intéresse Lenny.
— Ouais ! On a discuté un moment. On a surfé ensemble et ça s'arrête là.
— Mec ! Pour écrire des tonnes de Sms, faut que ça soit vraiment important ! Et je te rappelle que tu détestes ça ! argumente mon ami.
Encore un point pour lui. A ce rythme là, je vais finir battu à plate couture. Dépité, je me jette contre le dossier du canapé, réfléchissant au moyen de me sortir de cette impasse. Si je concède que des sentiments naissants existent en moi à l'égard de cette fille, je sais qu'ils vont tous pister mes faits et gestes. Ils iront même jusqu'à lire mes messages afin d'être sûr que rien n'aura été révélé de notre organisation écologique.
— OK. Elle me plaît bien, mais je ne suis pas prêt pour une relation amoureuse et tu sais pourquoi !
— Non, explique-moi ! dit-il, plus sérieux.
— Je t'en prie, Lenny. On en a parlé des milliers de fois, formulé-je, fatigué.
— Alors pourquoi faire tout ça ?
— Parce que je m'entends très bien avec elle, que j'ai envie de la connaître et que je ne veux pas me prendre la tête.
— Hum, réfléchit-il, je te crois pas mais si tu le dis.
Le reste m'appartient. Je ne nierai pas l'existence d'un fond de sentiments pour cette fille : ses attitudes, son humour et son esprit me plaisent infiniment, mais j'ai besoin de temps.
Le dernier verre de Lenny m'a assommé totalement. Le cerveau déconnecté, j'ai sûrement dû en dire long et faire des aveux cuisants. Les vapeurs éthyliques peuvent me conduire si loin que je ne sais plus ce que je raconte.
*****
La tête dans un étau, j'émerge lentement de mon sommeil. Des frissons passent sur mes bras, indice qu'une fenêtre est restée ouverte et laisse s'échapper un air frais. Le plafond, dont la peinture est écaillée par endroit, démontre que j'ai dormi dans mon salon, blotti dans le canapé. A entendre le bruit des voitures, je dois être en retard.
Bordel.
L'horloge de la cuisine indique 9h. Je devais être à Malibu à 8h30 et mes potes doivent déjà attendre. D'un bond, je me lève, malgré un affreux mal de tête. La tête entre mes mains, je tente de rassembler mes esprits mais aucun souvenir. La bouteille de Bourbon vide gisant sur la table, témoigne de ma gueule de bois de ce matin. L'odeur de tabac froid émanant du cendrier, qui débordent de mégots, me donne presque la nausée.
La tête qui tourne, envie de vomir, cette journée commence bien.
Pendu à la porte du réfrigérateur, je vide le contenu d'une bouteille d'eau. Le café, ce sera pour plus tard.
Juste le temps de me rafraîchir le visage, nouer mes cheveux sur la nuque et changer de tee-shirt. Plusieurs messages de mes potes s'inscrivent sur l'écran de mon tel.
Moi > Je vais avoir du retard. J'arrive.
Je glisse le téléphone dans la poche arrière de mon jean et il ne me reste plus qu'à réaliser l'impossible ; rejoindre mes potes en moins de vingt minutes. Un record impensable. J'enfile mes converses à la hâte, verrouille la porte et fonce vers la Ford. Le démarrage se fait en un éclair et je m'engouffre dans les bouchons. Derrière un tas d'individus qui ont décidé, manifestement, de se diriger vers l'Océan, je lis la réponse d'un de mes potes.
Nick > On s'en doute bien !
À tout à l'heure!
Simple et concis, il ne se perd pas en explication inutile. Une heure s'écoule pendant le trajet, durant lequel je cogite sur les confidences faites à Lenny et espère ne pas en avoir révélé plus. Je me fiche que les mecs de l'association aient raconté ma journée surf avec Steph. Rien de ce qui s'est passé réellement ne pourra arriver à leur oreilles et je n'ai guère envie de me creuser les neurones là-dessus.
Le pick-up noir de Nick est garé juste devant la boutique. Mes deux amis, appuyés contre la façade, discutent tranquillement en attendant mon arrivée.
— Enfin, te voilà ! me nargue Nick.
— Je suis désolé, l'alcool qu'on a bu hier m'a plongé dans un coma total. Impossible de me réveiller ce matin, argumenté-je.
— On va dire que c'est une habitude chez toi, mec, justifie Nick, et puisqu'on est parti pour la journée, autant se prendre un café avant de commencer l'installation.
— Ouais, j'ai rien avalé et je tourne au ralentis ! grogné-je en me dirigeant vers le bar le plus proche.
Nick me rattrape et dépose son bras sur mon épaule, le corps penché vers moi.
— J'ai bien envie que tu me racontes qui est cette jolie nana avec laquelle tu as été vu. Parce que tout le monde en parle et on est les seuls à ne rien savoir ! me confie l'informaticien.
Son esprit de programmeur est piqué au vif. Il ne tolère pas recevoir les informations en décalé. Lenny se rapproche de nous et lâche des éléments embarrassants.
— C'est l'infirmière qui s'est occupée de lui aux urgences, puis il jette un coup d'œil vers la plage, elle vient dessiner par ici, apparemment.
— Un peu surfait ça ! Dis nous que tu as réussi à obtenir son numéro par June. Elle bosse aux urgences non ?
— N'importe quoi ! Je n'ai pas mêlé June à ça. On s'est croisé ici, au bord de la plage. Vous pensez vraiment que j'ai que ça à faire ? m'insurgé-je en me jetant sur une chaise.
— A la façon dont tu discutais avec elle, je pense que ça vaut bien quelques aveux, insiste Nick en s'asseyant en face de moi, passe-nous les détails juteux, c'est ton affaire. On sait qu'elle est brune et de petite de taille, tu vois, on n'a pas appris grand chose, au final.
— Vous êtes pire que les services secrets ! Qu'est ce que ça peut vous foutre que je revois une infirmière des urgences ? C'est quoi le plan ?
Tous deux se gaussent littéralement devant moi, sans plus d'explications. À ce rythme là, l'enfer n'est pas loin.
— Tout de suite les grands mots ! Tu peux juste nous raconter ce qui s'est passé.
Je ne lâche pas Nick du regard, fronçant les sourcils. Ils savent bien que tout ce qui relève de l'intime, ne sortira jamais de ma bouche. Pourtant ils essayent d'en apprendre davantage.
— Vous ne saurez rien d'elle !
— Ne raconte pas qu'on ne la verra jamais, parce qu'on ne te croit pas ! On n'écrit pas des sms hyper longs à quelqu'un qu'on ne reverra plus !
— Mais je peux avoir une vie ou c'est interdit ?
— Mais oui, tu peux avoir une intimité, même. Nous, on veut juste la connaître. Tu vois ?
Je finis par capituler. Steph et moi, on échange assez régulièrement par messages ; juste pour se raconter une anecdote amusante ou simplement pour prendre des nouvelles. Ils finiront par la croiser et c'est sûrement mieux comme ça. Je hoche la tête à l'intention des deux bourrins en face de moi, annonçant qu'ils auront gains de cause.
Le serveur apporte nos cafés que nous ingurgitons rapidement, pressés de débuter l'achalandage de mon commerce. En marchant le long de la plage, j'observe les surfeurs au cœur des vagues. La météo est sublime et les rouleaux sont d'enfer.
La porte grince légèrement et dévoile une quinzaine de cartons déposés au sol. Je m'emploie à les ouvrir pendant que mes deux amis font le tour du local, passant devant les étagères que j'ai fixées cette semaine. Ils s'arrêtent devant le meuble en chêne que j'ai organisé en comptoir de paiement. Tournant autour et observant chaque recoin, ils s'étonnent devant un travail si soigné. Du bon boulot qui a grignoté quelques heures de mon temps de repos mais qui en valait la peine.
— Génial tes travaux mon pote ! Tu as avancé l'air de rien. Moi qui pensais que tu faisais uniquement le joli cœur auprès de la petite brune, je me suis trompé, se moque Nick.
— Vous venez m'aider ou bien vous allez m'embêter avec ça toute la journée.
— Tant qu'on n'aura pas nos info on risque d'insister oui, alimente Lenny en s'esclaffant.
— Arrêtez de me fatiguer sinon vous ne la connaîtrez jamais ! lancé-je, épuisé de leur rengaine.
Les rires redoublèrent d'intensité puis ils finissent par garder le silence, se contentant de venir me donner un coup de mains. Autour d'eux, les murs ont pris une jolie couleur beige et turquoise, le parquet n'attend plus que les pas des clients et chaque vêtement prend sa place sur les rayonnages.
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