Le Passage
Sarah referma la porte d'entrée derrière elle, le claquement résonnant dans le hall comme un glas. L'atmosphère à l'intérieur de la maison semblait encore avoir changé, devenue plus lourde, presque oppressante. Les ombres paraissaient plus profondes, les recoins plus sombres. Sarah serra le médaillon dans sa main, puisant du réconfort dans le métal froid contre sa paume.
"Reprends-toi", murmura-t-elle pour elle-même. "Il doit y avoir une explication rationnelle à tout ça."
Déterminée à comprendre ce qui se passait, Sarah décida de commencer par fouiller méthodiquement la maison. Elle devait bien y avoir des indices, des explications cachées quelque part dans les affaires de sa grand-mère.
Elle commença par le salon, examinant chaque objet, chaque livre, à la recherche du moindre indice. Les étagères croulaient sous le poids de vieux grimoires aux titres ésotériques : "Miroirs et Portails", "L'Art de la Réflexion", "Doppelgängers et Doubles Maléfiques". Sarah frissonna en lisant ces titres, se demandant ce qui avait bien pu pousser sa grand-mère à s'intéresser à de tels sujets.
Alors qu'elle feuilletait un épais volume relié de cuir, un morceau de papier jauni glissa et tomba à ses pieds. Sarah le ramassa, son cœur s'accélérant lorsqu'elle reconnut l'écriture fine et élégante de sa grand-mère :
"Le miroir du grenier est la clé. Il faut le protéger à tout prix. Si jamais il venait à être brisé, les conséquences seraient catastrophiques. Sarah doit comprendre avant qu'il ne soit trop tard."
Les mains tremblantes, Sarah relut plusieurs fois le message. Que signifiait "comprendre" ? Comprendre quoi ? Et quelles seraient ces conséquences catastrophiques ?
Dans le salon, M. Whiskers, le Maine Coon noir et blanc qu'elle avait hérité avec la maison, se tenait immobile sur le dossier du canapé. Ses yeux jaunes, dilatés par la peur, suivaient quelque chose d'invisible dans l'air. Un grondement sourd montait de sa gorge, ses poils hérissés le long de son échine.
"Qu'est-ce que tu vois ?" chuchota Sarah en s'approchant lentement du félin.
Le chat tourna brusquement la tête vers elle, mais son regard semblait traverser Sarah, fixant un point derrière elle. D'un bond souple, il sauta du canapé et fila se réfugier sous un meuble, crachant comme s'il avait été confronté à une menace mortelle.
Sarah pivota lentement, s'attendant presque à voir quelqu'un — ou quelque chose — se tenir derrière elle. Mais le salon était vide, baigné dans la pénombre orageuse seulement entrecoupée par les flashs des éclairs. Son regard fut attiré par le miroir ovale accroché au-dessus de la cheminée. Elle ne l'avait jamais vraiment remarqué auparavant, mais maintenant, il lui semblait étrangement familier, comme un écho affaibli du miroir du grenier.
Sa surface ondula légèrement, si brièvement que Sarah crut avoir rêvé. Pourtant, elle savait qu'elle n'avait pas imaginé ce phénomène. Quelque chose d'étrange se produisait dans cette maison, quelque chose qui dépassait les lois de la physique et de la raison.
Un nouveau coup de tonnerre ébranla la maison, et les lumières vacillèrent avant de s'éteindre complètement. Plongée dans l'obscurité, Sarah resta immobile, sa respiration formant de petits nuages de vapeur devant son visage. La température avait chuté brutalement, transformant le salon en une chambre froide glaciale.
"Qui est là ?" demanda-t-elle, sa voix tremblante trahissant sa peur.
Seul le silence lui répondit, ponctué par le crépitement de la pluie sur les fenêtres. Sarah tâtonna dans le noir, cherchant son téléphone pour utiliser sa lampe torche. Ses doigts rencontrèrent enfin l'appareil sur la table basse. La lueur bleutée de l'écran perça l'obscurité, projetant des ombres fantomatiques autour d'elle.
Un tintement métallique attira son attention vers le bureau de sa grand-mère. La porte entrouverte laissait filtrer un rayon de lumière argentée qui n'avait rien de naturel. Poussée par une curiosité plus forte que sa peur, Sarah s'en approcha.
Le bureau était plongé dans la même obscurité que le reste de la maison, à l'exception d'un petit objet qui brillait sur le secrétaire en acajou. En s'approchant, Sarah reconnut la clé ancienne en argent, ornée de motifs complexes trouvée la veille.
Sans vraiment comprendre pourquoi, Sarah savait que cette clé était importante. Elle la prit, surprise par sa chaleur. L'objet semblait vivant, pulsant doucement contre sa paume comme un petit cœur métallique.
Un bruissement de pages la fit sursauter. Sur le secrétaire, un livre s'était ouvert de lui-même, les feuilles tournant comme agitées par un vent invisible. Sarah dirigea la lumière de son téléphone vers l'ouvrage. C'était un autre journal relié de cuir rouge, couvert lui aussi d'une écriture fine et élégante qu'elle reconnut comme celle de sa grand-mère.
La page sur laquelle le livre s'était arrêté portait une date : 21 mars 1975. Exactement cinquante ans plus tôt, jour pour jour. Sarah n'avait pas réalisé jusqu'à cet instant que c'était cette nuit l'équinoxe de printemps.
"Le voile s'amincit," lut-elle à voix haute. "Je sens sa présence qui se renforce de l'autre côté. Mon reflet n'est plus le mien — elle attend, observe, cherche une faille dans ma vigilance. Le médaillon me protège, mais pour combien de temps encore ? J'ai scellé le grand miroir du grenier, mais les autres surfaces réfléchissantes deviennent des portails potentiels. Je crains que cette fois, je ne puisse la contenir seule. Si je venais à échouer, tout reposerait sur les épaules de ma petite-fille. Pauvre Sarah, si innocente, si ignorante du fardeau qui l'attend..."
Un frisson glacé parcourut l'échine de Sarah. Ces mots écrits des décennies plus tôt parlaient d'elle, annonçaient cette nuit où elle se retrouvait seule dans cette maison hantée, face à des forces qu'elle ne comprenait pas.
"Qu'essaies-tu de me dire, Grand-mère ?" murmura-t-elle, caressant du bout des doigts la page jaunie.
Comme en réponse à sa question, une nouvelle page se tourna d'elle-même, révélant un dessin minutieux représentant le médaillon qu'elle portait. Autour du croquis, des annotations détaillaient la fonction de chaque symbole gravé sur le bijou. Au centre de la page, une phrase était écrite en lettres plus grandes : "Le Médaillon du Gardien — seule protection contre l'Autre."
Sarah porta instinctivement la main à son cou, serrant le médaillon d'argent entre ses doigts. Le métal, autrefois froid, irradiait maintenant une chaleur réconfortante qui semblait repousser le froid surnaturel qui avait envahi la pièce.
Un rire cristallin, terriblement semblable au sien mais teinté d'une malveillance glaciale, résonna soudain dans la maison. Sarah fit volte-face, braquant la lumière de son téléphone vers la porte du bureau. Dans le couloir, une silhouette féminine se tenait immobile, à moitié dissimulée dans l'ombre. La ressemblance avec Sarah était frappante, à l'exception des yeux — deux puits d'obscurité sans blanc ni pupille.
"Sarah," dit la silhouette d'une voix qui était à la fois familière et étrangère. "Je savais que tu reviendrais."
Sarah recula jusqu'à heurter le secrétaire, renversant une lampe qui se brisa au sol dans un fracas métallique. "Qui... qui êtes-vous ?" balbutia-t-elle.
Le double inclina la tête, un sourire cruel étirant ses lèvres. "Je suis toi, Sarah. Du moins, une version de toi. Celle que tu aurais pu être si tu avais embrassé ta véritable nature au lieu de la fuir."
"Je ne comprends pas," dit Sarah, s'efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix. "Qu'est-ce que vous voulez ?"
"Ce que je veux ?" Le double fit un pas en avant, sa silhouette semblant onduler comme un reflet dans l'eau. "Je veux être libre. Je veux exister dans ton monde, respirer ton air, sentir la chaleur du soleil sur ma peau. Je veux tout ce que tu as et que tu ne mérites pas."
Sarah serra le médaillon plus fort, puisant du courage dans sa chaleur protectrice. "Vous n'êtes pas réelle. Vous êtes une hallucination, un cauchemar."
Le rire du double résonna à nouveau, faisant vibrer les vitres des fenêtres. "Oh, je suis bien réelle, Sarah. Aussi réelle que toi. Plus ancienne que toi, d'ailleurs. J'existe depuis que la première Blackwood a contemplé son reflet dans une surface polie. Je suis l'ombre qui suit ta lignée depuis des générations, attendant patiemment mon heure."
Un éclair particulièrement violent illumina le couloir, révélant brièvement que la silhouette n'avait pas de pieds — sa partie inférieure se dissolvait en une brume noire qui serpentait sur le sol comme des tentacules d'ombre.
"L'équinoxe arrive," poursuivit le double, sa voix prenant une qualité hypnotique. "Le voile entre nos mondes s'amincit. Et ta chère grand-mère n'est plus là pour me contenir cette fois."
Sarah sentit une vague de colère monter en elle, chassant momentanément sa peur. "Si ma grand-mère a pu vous arrêter, alors je le peux aussi."
Pour la première fois, une expression d'incertitude traversa le visage du double. Mais elle fut rapidement remplacée par un rictus haineux. "Ta grand-mère avait des décennies d'expérience et de connaissance. Toi, tu n'es qu'une novice qui ignore tout de son héritage. Que crois-tu pouvoir faire contre moi ?"
Sans attendre de réponse, le double tendit une main vers Sarah. Une force invisible la souleva du sol et la projeta violemment contre le mur opposé. La douleur explosa dans son dos, lui coupant momentanément le souffle. Le journal rouge glissa de ses mains, atterrissant ouvert sur une nouvelle page remplie de symboles complexes.
"Il est trop tard pour résister," dit le double en s'avançant dans la pièce. "Cette nuit, je prendrai ta place dans ce monde, et tu seras bannie dans le mien pour l'éternité."
Sarah lutta pour se relever, chaque mouvement envoyant des élancements douloureux dans tout son corps. Son regard tomba sur le journal ouvert à ses pieds. Parmi les symboles ésotériques, un mot se détachait, écrit en lettres capitales : "MIRRORIUM INVERSUM."
Sans réfléchir, guidée par un instinct qu'elle ne comprenait pas, Sarah prononça ces mots. Le médaillon à son cou s'illumina soudain d'une lueur bleutée, projetant des rayons de lumière qui formèrent un dôme protecteur autour d'elle.
Le double hurla de rage, un son inhumain qui fit trembler les fondations mêmes de la maison. Il se jeta contre la barrière lumineuse, ses mains griffues laissant des traînées noires sur la surface brillante.
"Tu ne fais que retarder l'inévitable," cracha-t-il, ses yeux noirs brillant de haine. "Je reviendrai, nuit après nuit, jusqu'à ce que ta résistance s'épuise. Et alors, je prendrai tout ce qui t'appartient."
Le double recula lentement, sa forme devenant de plus en plus transparente à mesure qu'il s'éloignait. "Profite de tes dernières heures en tant que Sarah Blackwood," lança-t-il avant de disparaître complètement, sa voix s'attardant dans l'air comme un écho malfaisant.
La barrière lumineuse s'estompa progressivement. Sarah s'effondra sur le sol, épuisée par l'épreuve qu'elle venait de traverser. Les lumières se rallumèrent soudainement, comme si la présence maléfique avait emporté la panne de courant avec elle.
Dans le silence revenu, brisé seulement par le crépitement de la pluie qui s'était calmée, Sarah prit conscience de l'ampleur de ce qui venait de se produire. Les histoires fantastiques de sa grand-mère, qu'elle avait toujours prises pour des divagations d'une vieille femme excentrique, prenaient soudain une dimension terrifiante de vérité.
Elle ramassa le journal rouge, le serrant contre sa poitrine comme un talisman. Elle savait maintenant qu'elle n'avait pas le choix — elle devait comprendre son héritage, apprendre à maîtriser les pouvoirs dont elle ignorait tout jusqu'à présent, et se préparer à affronter son double maléfique.
Un souvenir remonta à la surface de sa mémoire : sa grand-mère lui avait écrit d'aller rencontrer un certain Nathaniel Crowley, un vieil ami bibliothécaire qui "connaissait les secrets des mondes réfléchis". Ce nom résonnait comme une bouée de sauvetage dans la tempête de confusion qui l'assaillait.
Sarah se releva, une détermination nouvelle illuminant son regard. Dehors, l'orage s'éloignait, mais un autre, bien plus dangereux, se préparait à l'horizon de sa destinée. Elle devait trouver ce Nathaniel Crowley avant la prochaine apparition de son double.
Car une chose était certaine : la bataille ne faisait que commencer, et l'enjeu n'était rien de moins que son âme et peut-être bien plus encore.
Elle s'avança vers le miroir ovale du salon, observant son reflet avec une méfiance nouvelle. Pour l'instant, il semblait normal, lui renvoyant fidèlement son image fatiguée et éprouvée. Mais Sarah savait désormais que derrière chaque surface réfléchissante se cachait potentiellement un portail vers un monde d'ombres, et que de l'autre côté, son double attendait, patient et implacable, le moment propice pour frapper à nouveau.
"Je serai prête," murmura-t-elle à son reflet, comme une promesse et un défi. "Cette fois, je serai prête."
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