Les Ombres Ancestrales

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Le crépuscule dévorait lentement les contours de Millbrook, transformant les édifices ordinaires en silhouettes menaçantes. Dans le grenier de la maison victorienne, Sarah Blackwood contemplait les fragments du miroir brisé, chaque éclat scintillant comme un œil malveillant dans la pénombre. Trois mois s'étaient écoulés depuis le rituel qui avait scellé le portail entre les mondes, mais les rêves de Sarah avaient repris – des visions d'une époque lointaine, d'une femme aux cheveux de feu courant dans une forêt coloniale, poursuivie par des cris accusateurs et des torches dansantes.

"Abigail," murmura Sarah, le nom surgissant de quelque crypte verrouillée de sa mémoire.

Le médaillon d'argent sur sa poitrine s'anima soudain, pulsant d'une chaleur qui irradiait contre sa peau comme un second cœur. Entre ses mains tremblantes, un journal relié de cuir craquelé – découvert la veille derrière un panneau descellé – exhalait une odeur de savoir interdit et de secrets ancestraux.

M. Crowley avait pâli en voyant le manuscrit. "Le Journal d'Abigail Blackwood," avait-il chuchoté, ses doigts noueux reculant comme face à un serpent venimeux. "On le croyait perdu depuis 1692."

Le journal s'ouvrit de lui-même, comme animé d'une volonté propre. L'écriture, fine et tourmentée, dansait sur les pages jaunies par le temps:

"Ce jour, 19 octobre de l'an 1692, je confie à ces pages mon ultime témoignage. Demain à l'aube, ils viendront me chercher. Les bûchers de Salem sont affamés, et la rumeur court que mon nom sera prononcé au tribunal. Je ne crains pas la mort, mais ce que j'ai découvert dans le miroir hérité de ma mère – cette entité qui m'a appelée par mon nom, qui portait mon visage mais n'était pas moi – cela me terrifie au-delà des mots humains..."

Sarah frissonna, reconnaissant une expérience jumelle à la sienne. L'encre semblait s'animer sous ses yeux, les mots se métamorphosant en scènes vivantes qui s'imprimaient directement dans son esprit. Elle n'était plus dans le grenier poussiéreux, mais projetée trois siècles en arrière, dans un Salem hanté par la folie et la superstition.

La nuit enveloppait les bois de son linceul noir. Abigail Blackwood, seize ans à peine mais le regard déjà lesté par des connaissances interdites, courait entre les arbres noueux. Ses cheveux roux flamboyaient dans l'obscurité comme une bannière démoniaque, attirant la meute hurlante qui la poursuivait.

"Sorcière !" tonnait la voix du pasteur Parris, vrombissant entre les troncs. "Elle a pactisé avec le Malin !"

Mais Abigail savait la vérité – ce n'était pas Satan qui rôdait dans les ombres de Salem, mais quelque chose de bien plus ancien, de bien plus terrible. Une entité sans nom qui existait avant que les premiers colons ne posent le pied sur ces terres maudites. Une présence qui se nourrissait de peur et de reflets, et qui maintenant convoitait son âme.

Contre sa poitrine, elle serrait un miroir ovale encadré de bois sombre, sculpté de visages aux expressions torturées. L'artefact était étonnamment froid malgré sa course effrénée, comme s'il absorbait la chaleur même de son corps. Sa surface ne reflétait pas les étoiles au-dessus d'elle, mais semblait contenir un abîme infini où des lueurs brumeuses dansaient comme des âmes emprisonnées.

"Ils ne comprendraient pas," murmura-t-elle, ses mots formant des nuages fantomatiques dans l'air glacial. "Comment leur expliquer l'Eidolon ?"

L'Eidolon – c'est ainsi qu'elle avait nommé la créature du miroir, cette entité qui n'était ni démon ni spectre, mais quelque chose de bien plus primordial. Son double maléfique, son reflet corrompu par des forces cosmiques qui transcendaient la compréhension humaine.

Abigail trébucha dans une clairière baignée par la lumière blafarde d'une lune presque pleine. Au centre, un cercle de pierres dressées, plus anciennes que Salem, plus anciennes que les tribus qui avaient habité ces terres avant l'arrivée des puritains. Des symboles étaient gravés dans la roche grise – des spirales, des yeux, et des formes qui semblaient changer quand on détournait le regard.

Elle posa le miroir au centre du cercle et s'agenouilla, les mains tremblantes sortant de sa sacoche des herbes séchées, une fiole d'eau de pluie recueillie lors d'une éclipse, et un petit couteau d'argent hérité de sa grand-mère.

"Par le sang de ma lignée, je te lie," commença-t-elle, sa voix prenant une profondeur qui n'était pas la sienne. "Par la lune et les étoiles, par le feu et l'eau, par la terre et l'air, j'érige une barrière entre les mondes."

La lame entailla sa paume. Le sang, noir sous la lumière lunaire, goutta sur la surface du miroir. Mais au lieu de tacher le verre, il fut absorbé comme par une bouche avide.

La surface du miroir ondula, révélant un visage identique au sien, mais aux yeux entièrement noirs, dépourvus de blanc et de pupille. Un sourire se dessina sur ces lèvres étrangères – un rictus calculateur qui n'avait rien d'humain.

"Abigail Blackwood," susurra la créature, sa voix semblable à des insectes grouillant sous l'écorce pourrie. "Première des gardiennes. Ton sang ouvre la porte... et la scelle."

Sarah haleta, reculant du journal comme s'il l'avait brûlée. Dans son esprit, les images continuaient de défiler – un kaléidoscope de terreur et de révélation. Elle comprenait maintenant pourquoi son nom résonnait si profondément en elle. Abigail n'était pas simplement une ancêtre; elle était l'origine, la source primordiale de leur lignée de gardiennes.

Une tempête grondait à l'extérieur, les éclairs zébrant le ciel nocturne comme des fissures dans la réalité. Dans leur lumière stroboscopique, Sarah aperçut une silhouette près de la fenêtre du grenier – une femme en vêtements d'une autre époque, ses cheveux roux cascadant sur ses épaules, son visage juvénile marqué par une sagesse douloureuse.

"Abigail," murmura Sarah, tendant une main tremblante vers l'apparition.

Le fantôme – ou était-ce une projection de son esprit ? – inclina légèrement la tête. Ses lèvres ne bougèrent pas, mais Sarah entendit néanmoins sa voix, aussi claire qu'un ruisseau glacial :

"Le cycle recommence, gardienne. L'Eidolon s'éveille à nouveau. Les miroirs ne sont jamais vraiment brisés – seulement fragmentés, comme ton âme."

Un éclair particulièrement violent illumina la pièce, et lorsque la lumière s'estompa, l'apparition avait disparu. À sa place, sur le plancher du grenier, gisait un médaillon identique à celui que Sarah portait autour du cou – usé par le temps, mais reconnaissable par ses symboles gravés.

Les doigts de Sarah se refermèrent sur l'artefact. Une vague de sensations l'envahit – odeurs de fumée de bois, de terre fraîchement retournée, de sueur de cheval et de fer chauffé au rouge. Des souvenirs qui n'étaient pas les siens mais qui désormais faisaient partie d'elle.

Un bruit de pas dans l'escalier annonça l'arrivée de M. Crowley. Le vieil homme s'arrêta sur le seuil, son visage marqué par l'inquiétude.

"Tu l'as vue, n'est-ce pas ?" demanda-t-il doucement. "La première gardienne."

Sarah hocha la tête, incapable de parler. Les connexions se formaient dans son esprit comme des constellations nouvelles – des fils invisibles reliant le passé au présent.

"Ce n'est pas une coïncidence si ce journal est apparu maintenant," poursuivit M. Crowley, s'avançant dans la pièce avec précaution, comme s'il craignait de perturber l'équilibre fragile entre les réalités. "Les cycles se répètent, Sarah. Tous les trois cents trente-trois ans exactement, l'Eidolon tente une percée majeure dans notre monde."

"1692," murmura Sarah, faisant le calcul. "Et maintenant 2025. Mais... j'ai fermé le portail. J'ai accepté mon double."

M. Crowley secoua tristement la tête. "Tu as fermé un portail. L'Eidolon est une entité protéiforme, existant simultanément à travers le temps et l'espace. Ce que tu as affronté n'était qu'une facette de sa présence. Abigail a combattu une autre manifestation, et avant elle..."

"Avant elle ?" répéta Sarah, sentant un frisson glacé parcourir son échine.

"Les gardiennes n'ont pas commencé avec les Blackwood," expliqua le vieil homme. "Cette lignée est plus ancienne que le nom qu'elle porte, plus ancienne que Salem, plus ancienne même que l'arrivée des Européens sur ce continent. Certains textes suggèrent qu'elle remonte aux premiers humains qui ont contemplé leur reflet dans l'eau calme et ont aperçu... quelque chose d'autre les observant en retour."

Sarah se leva lentement, le journal d'Abigail dans une main, le médaillon ancien dans l'autre. Une détermination nouvelle naissait en elle, transcendant les fragments épars de sa mémoire brisée.

"Racontez-moi tout," dit-elle, sa voix plus ferme qu'elle ne l'avait été depuis le rituel. "Je dois comprendre comment Abigail a combattu l'Eidolon. Ce qu'elle a découvert. Comment elle est devenue la première Blackwood à porter le titre de gardienne."

Le tonnerre gronda au loin, comme l'approbation d'une force cosmique observant la scène. Dans les fragments du miroir brisé éparpillés sur le sol du grenier, des reflets s'animèrent subtilement – des visages, des lieux, des époques différentes, entrevus comme à travers un kaléidoscope brisé.

"Cela commence à Salem," commença M. Crowley, s'asseyant lourdement sur une vieille malle. "Mais les racines plongent bien plus profondément. Abigail avait seize ans quand elle découvrit le premier miroir dans le grenier de la maison familiale – mais elle ignorait alors que l'artefact avait été façonné par des mains bien plus anciennes que celles des colons..."

Sarah s'assit face à lui, chaque fibre de son être tendue vers ce récit qui était aussi le sien. Dans sa tête, les images se précisaient – une jeune fille rousse fouillant dans un grenier poussiéreux, découvrant un miroir caché sous un drap, et voyant pour la première fois ce qui l'attendait de l'autre côté du verre.

Le début d'un voyage qui traverserait les siècles, un chemin pavé de sacrifices et de sang, de courage et de désespoir. L'histoire d'Abigail Blackwood – la première gardienne, celle qui avait tout sacrifié pour barrer la route à une entité venue d'au-delà des reflets.

Dans sa main, le journal semblait pulser comme un cœur retrouvé.

Dans la petite ville de Salem, recroquevillée sous la menace d'un hiver précoce de 1692, personne ne remarqua les lueurs étranges qui brillaient cette nuit-là dans la maison isolée des Blackwood. Personne n'entendit les incantations murmurées par une voix trop jeune pour porter un tel fardeau, ni ne vit les ombres impossibles qui dansaient sur les murs.

Personne, sauf peut-être la silhouette solitaire qui observait depuis la lisière des bois – une femme aux yeux verts identiques à ceux d'Abigail, son visage marqué par un savoir terrible.

"Courage, mon enfant," murmura Sarah Blackwood à travers les siècles. "Ce n'est que le commencement."

Le vent tourna, emportant ses mots vers la maison où Abigail affrontait son destin. Dans ses mains, le miroir s'illumina, son verre devenant liquide, prêt à révéler tous les secrets obscurs de l'univers à celle qui oserait regarder au-delà des reflets.

Car dans la cosmologie infinie des mondes possibles, les époques n'étaient pas séparées par le temps linéaire, mais connectées comme les fragments d'un miroir brisé – chaque éclat reflétant les autres, liés par un fil invisible tissé de sacrifices et d'espoir.

La véritable histoire des Blackwood ne faisait que commencer.

FIN

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