J'ai pas que ça a faire moi
Au sortir du virage, David observait les imposants bâtiments industriels au bardage de tôle repeint l’été dernier. Les puissants projecteurs peinaient à illuminer la zone. L’usine ne dormait jamais, les équipes d’opérateurs se succédaient inlassablement, du dimanche au lundi.
L’odeur était forte, le vent la portait loin. Sérieusement ! Ils ont recommencé à vidanger n’importe comment ! Ici, on produisait des milliers de tonnes de substances chimiques qu’une chaîne de camion transportait en fût, en citerne aux quatre coins de la France. Le site était comme un cœur qui propulsait un sang toxique pour la vie dans les industries utilisé pour créer des marchandises variées.
La guérite de l’entrée apparut enfin, il ralentit en grelottant, la ventilation faisait un raffut insupportable sans réchauffer l’habitacle, le temps était glacial.
« Hey ! salut David ! Toujours pas réparé votre chauffage ? »
« Non, mais le bruit me fait croire que j’ai chaud ! »
La barrière se leva, lui permettant l’accès dans le complexe.
« Ça sent fort non ? »
« Oui, encore l’équipe d’Anthony, il a grommelé parce que les intérimaires auraient déconné… »
David avança en saluant le garde, sa voiture émettait un bruit inquiétant. Y a pas que le chauffage, mais bon… si on m’augmente je change de carrosse. Après avoir été s’équiper, le responsable sécurité du site, qui avait en plus la casquette de la qualité et de l’environnement, se dirigea vers la ligne de production de diisocyanate.
Si l’extérieur faisait rêver, l’intérieur des bâtiments tenait plus de germinal. L’ensemble était vieillissant, le minimum syndical. Autrefois l’endroit était le fleuron du groupe, mais désormais, il coûtait trop cher, ou alors une histoire d’actionnaires.
David était en poste depuis deux ans durant lesquels il avait bataillé pour chaque avancée au prix d’âpres négociations, et en contrepartie d’aide de l’état ou de l’Europe. Il eut une pensée pour toutes ces soirées loin de sa famille à préparer les dossiers. Il ne pouvait même pas en vouloir au responsable d’exploitation, lui aussi devait faire plus avec moins. Au moins l’équipe de direction était soudée, mais la motivation s’érodait au gré des difficultés. Le site gagnait en productivité, en rentabilité, sous peu des budgets seraient débloqués, bientôt, je dois juste tenir encore un peu.
« Bonjour m’sieur ! »
Un visage effrayé le fixait, l’odeur de la cigarette masquée par celle des produits et substance lui parvenait tout de même. Un gosse. Sûrement un intérimaire. On a trop d’absents, trop de gens qui partent.
« Bonjour, c’est interdit de fumer ici, vous êtes dans une zone dangereuse, éteignez-moi cette cigarette ! Vous êtes qui ? »
Le ton avait été plus dur qu’il ne l’aurait voulu. Ce n’était qu’un môme qu’on avait jeté dans l’arène sans aucune explication.
« Je suis Jason, de la boite d’intérim, je ne savais pas… »
« C’est affiché juste là, on ne vous a pas briefé ? »
« Ben non, je suis désolé, m’sieur »
« C’est bon pour cette fois, retournez à votre poste. »
D’un pas décidé, David se rendit auprès du chef d’équipe, le gaillard le dominait d’une tête, un type dur, bosseur, le genre qui aurait assuré dans les années trente, pas aujourd’hui.
« Anthony ! Je viens de choper un de tes intérimaires. Jason, il fumait près des cuves. »
« OK je ne le renouvelle pas. »
Retenant l’envie de hurler, le responsable sécurité soupira.
« Ce n’est pas ce que je demande ! Tu lui as fait l’accueil, les risques et tout le toutim ? »
« J’ai rempli tes papiers… »
« Ce n’est pas ce que je demande ! »
« je n’ai pas que ça à foutre. Je lui ai dit quoi faire pis t’a mis des affiches partout. Les jeunes qu’on me refile c’est des feignants ou le fond du tiroir. Et t’a idée du nombre qu’on m’envoie ? La moitié de mon équipe change chaque semaine »
David regardait les opérateurs, nombre d’entre eux ne portaient pas les bons EPI, les autres manœuvraient un peu au jugé. Le sang lui monta au visage.
« Arrête avec tes excuses ! Schaeffer, Augustini et toi vous êtes pilotes sur l’accueil et la formation ! t’a eu une prime pour ça. Alors tu fais ce qu’on a dit ! »
« Tu me gaves avec tes conneries de psychologue fragile, de mon temps… J'ai pas que ça a faire, je doit produire moi»
« Les deux autres ont renforcé leurs équipes et on a plus de malades, d’absent ou de type qui s’en vont. Ils sont plus efficaces en production que toi. C’est mes conneries qui leur ont permis ça alors tu suis ou je vois ça avec François ! »
L’évocation du directeur fit reculer le colosse. Perdre son poste et sa prime était une menace réelle.
« T’a gagné, mais là, je suis sur la fin du poste, je le ferais demain, c’est OK ? »
« Reste vigilant et file leur des EPI bordel ! »
Il avait conçu et déployé un vaste programme de formation et d’accueil, un partenariat avec l’état qui lui avait ouvert des budgets, ce qui avait permis une réduction des coûts de main-d’œuvre. L’idée était d’instruire mieux les salariés pour les motiver, mais pas seulement.
David avait imaginé le projet de façon à mettre en place des mécanismes inconscients, via l’apprentissage. Accentuer l’entrainement sur les phases à risques. L’objectif : Créer des réflexes instinctifs de contrôle afin de juguler les erreurs graves, diminuer les accidents, améliorer l’efficacité. Les effets semblaient prometteurs, enfin si tous respectaient les protocoles et s’impliquaient, principalement l’encadrement.
David adressa un regard à pied au chef d’équipe avant de le laisser. Il s’arrêta pour corriger un des nouveaux, sa tenue était incomplète et il ne connaissait pas les réactions d’urgence. Ensemble ils parcoururent la fiche de sécurité au poste, et celle des bonnes pratiques. Satisfait du résultat, il se dirigea vers son bureau.
La porte donnait directement sur l’extérieur et les chemins de circulation constituaient un véritable labyrinthe. Avec le plein essor, des bâtiments avaient été érigés rapidement, à une époque où le sujet des risques liés aux engins n’en était pas un. La maintenance qui ne manquait pas d’imagination avait sécurisé ces passages avec des rails.
Le jeune responsable sécurité observait les détails, notant mentalement les anomalies a corriger. La dernière chose qui lui revenait en mémoire par la suite serait l’idée de solliciter une vérification d’un point de dépotage.
Une explosion avait mis fin à son inspection avec brutalité, la violence du souffle le projeta comme un fétu de paille. Il se trouvait pris dans un ouragan apocalyptique qui pulvérisait béton et bardages.
Incapable de se souvenir comment il était arrivé dans le lit d’hôpital, il regardait par delà la tente à oxygène. Un journaliste discourait devant un paysage dévasté, sûrement l’Ukraine ou la Palestine, pensa-t-il en voyant les décombres. Mais le bandeau qui défilait nommait son usine. On évoquait une erreur humaine, les experts parlaient d’un laxisme coupable des dirigeants.
Les bips de la machine s’accélérèrent alors que David s’agrippait aux draps. Il avait échoué, c’était lui le responsable. Il avait dû rater quelque chose, ignorer des signes, des défaillances et des gens étaient morts. Une violente quinte de toux lui causa une douleur insoutenable dans la poitrine.
Sur l’écran la famille des victimes, les gamins, les intérimaires principalement pointait l’entreprise du doigt. Près de cinquante disparus, des blessés innombrables du fait de l’exposition a des substances toxiques, la région bloquée. On parlait d’abattre des troupeaux, de détruire la production des fermes alentours.
Les larmes brouillaient sa vue, le désastre était total : vies brisées, morts, traumatismes, une zone contaminée et des sols pollués. Puis soudain un visage apparu, le jeune homme, Jason, le fumeur. Il s’en était tiré avec quelques brûlures. Il expliquait que grâce aux instructions claires qu’on lui avait données il avait réussi à s’équiper à temps et aider ses collègues.
Des mois plus tard, la commission d’enquête avait conclu que la détonation était la conséquence d’une erreur d’un employé intérimaire insuffisamment formé. Il avait mélangé les mauvais produits, engendrant une réaction exothermique brutale. L’échauffement rapide et la vaporisation avaient provoqué une explosion violente, le feu s’était vite propagé.
Assis dans la grande salle de réunion, David écoute, dans le silence, il entend encore l’explosion, les cris. Les médecins lui ont expliqué que la détonation a détruit en partie ses tympans, que c’est à cause de cela. Aujourd’hui, c’est son premier jour au travail depuis le drame.
L’odeur de neuf est entêtante, elle dissimule tout juste le souvenir. Le jeune homme se repasse les évènements, Qu’aurais-je pu faire de plus ? Qu’est-ce que nous aurions pu mieux faire ? Ce jour-là, l’équipe d’Augustini était arrivée juste au moment de l’accident. Leur formation, leur entraînement, leur compréhension des risques avait sauvé des vies, ralenti l’incendie, protégé les gens.
David saisit la bouteille qui l’alimentait en oxygène, ses poumons avaient été gravement atteints. On lui avait proposé une rente, il avait préféré continuer son travail. C’était sa mission désormais, sa façon de survivre, de se racheter d’une certaine manière. On pouvait lui reprocher de ne pas avoir réussi. Mais pas de ne pas avoir essayé et tout fait pour éviter ce drame. Et maintenant, il allait faire mieux, plus. Maintenant, il déployait son programme : former, accueillir, sensibiliser. Une simple erreur, un raccourci, une mauvaise information et tout le monde souffraient, et ça, Plus jamais.
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