Trois semaines s'étaient écoulées depuis la rentrée. Nous étions saturés d'élèves, mais la vie s'écoulait paisiblement. Elsa occupait toujours un coin de mon esprit mais tout en étant moins présente, jusqu'à ce qu'elle décide d'investir mes cours.

Nous étions mercredi soir, le seul jour de la semaine où je m'étais permis de terminer un peu plus tôt, vers 19 heures. Je rédigeais quelques notes sur la prestation d'un de mes nouveaux élèves, peu doué certes, mais très motivé, lorsqu'on frappa à ma porte. J'invitai la personne à entrer tout en continuant à écrire, pensant qu'Anna venait vérifier la tenue des salles avant de fermer l'école de musique.

• Bonjour Patrick, Anna m'a dit que je te trouverai au troisième étage, dans ton "antre".
  

Je reconnus immédiatement la voix si pure de mon interlocutrice. Dès la première syllabe qu'elle avait prononcée. Son intonation et son phrasé si particuliers. Ceux d'Elsa.

Je n'osais pas y croire, je n'osais pas lever les yeux, et pourtant, il fallait bien que je la regarde pour m'adresser à elle. Elle portait une tenue très différente de celle qu'elle arborait lors de la soirée qu'avait organisée Anna. Elle était habillée comme une collégienne anglaise, vêtue d'une courte jupe plissée écossaise, d 'une cravate assortie et d'un chemisier blanc uni. Ce genre vestimentaire ne m'avait jamais vraiment excité, je trouvais qu'il révélait davantage le côté enfantin chez une femme, et ce n'était pas ce qui me séduisait. Pourtant, elle portait ces vêtements avec une telle grâce et une telle sensualité que je faillis tomber à la renverse lorsque mes yeux se posèrent enfin sur elle. Je réalisai qu'elle m'avait beaucoup plus manqué que je ne l'aurais imaginé. Elle était assurément très féminine et très adulte avec ses cheveux relevés, noués dans une queue de cheval haute. Je me surpris même à tenter de deviner ce qu'elle portait comme dessous… Etait-ce sage ou sexy ? J'aurais bien aimé vérifier par moi-même, mais elle n'avait rien fait jusque là pour m'attirer dans cette direction. Elle était elle-même, tout simplement, affriolante et envoûtante par nature.

• Bonjour Elsa. Je ne pensais pas te revoir. Que me vaut l'honneur de ta visite ?

• J'aimerai prendre des cours de piano. Tu m'as donné envie… de découvrir cet instrument, je veux dire !
  

• Tu sais, je suis déjà surbooké côté planning. Et puis, tu arrives un peu tard, tu ne crois pas ?

• Tu as fini tes cours pour ce soir, n'est-ce pas ?

• En effet, oui…

• Il n'est que 19 heures, tu peux bien me consacrer une heure par semaine le mercredi soir, non ? Ce n'est pas comme si nous étions des inconnus…

• Ecoute, c'est le seul soir de la semaine où je peux rentrer un peu plus tôt pour m'occuper de ma femme et de mes deux filles.
  

L'effort avait été surhumain. Mettre ainsi en avant des priorités familiales pour refuser de passer une heure hebdomadaire avec la fille qui me faisait le plus fantasmer, c'était comme me saborder moi-même ! Pourtant, je l'avais fait, au risque de la voir définitivement franchir la porte et la refermer sur cette ébauche d'histoire - d'amitié équivoque, d'amour, ou seulement de cul ? Cela aurait dû la décourager, c'était le but recherché. Mais sa réaction, aussi inattendue que rusée, me bluffa.

• Oh, c'est trop mignon un papa poule ! Comment s'appellent tes deux petites filles ?

• Sarah et Morgane, elles ont cinq ans.

• Elles sont jumelles ?

• Oui, et elles aimeraient beaucoup profiter davantage de leur papa.

• Un papa aussi adulé que toi n'aura alors pas trop de mal à faire comprendre à ses filles qu'il doit travailler plus tard, qu'il ne le fait pas exprès, qu'il le fait contre son gré, mais qu'il est obligé…

• Tu oublies un peu vite mon épouse !
  

• Je suppose que tu as omis certains détails lorsque tu lui as dépeint notre soirée commune, comme cette excroissance qui prit de l'importance au creux de ton pantalon à mesure que les heures passées en ma compagnie s'égrainaient… Il ne te sera pas très difficile de lui mentir à nouveau !
  

J'étais scotché par son impertinence, son sens de l'observation et de la répartie. Elle connaissait mes points faibles, savait appuyer là où cela faisait mal… Et surtout, elle se doutait de la nature de ce que j'éprouvais pour elle. Elle en jouait, et me stupéfia en réussissant à me piéger habilement sans que je ne voie rien venir. J'étais aveuglé par l'amour irréfléchi et déraisonnable que je lui portais, ce désir fou et passionné qui allait me conduire à ma perte. Ses arguments firent mouche. Je décidai donc d'accepter Elsa comme nouvelle élève le mercredi soir.

Mes enfants n'étaient guère en âge de contester. En revanche, Valériane ne se fit pas prier pour manifester sa désapprobation concernant ce nouvel emploi du temps. Je dus user de stratagèmes diaboliques pour lui faire croire que le directeur de l'école de musique ne m'avait pas laissé le choix, que cette élève m'avait été imposée car ces parents étaient très influents au sein de la municipalité. Mon épouse se résigna, mais la soupe à la grimace et l'auberge du cul tourné dura plusieurs jours… J'avais introduit le mensonge au sein de notre couple, ce couple si uni dont les fondements étaient la confiance et le respect de l'autre, la fidélité. Ne jamais rien se cacher, toujours tout se dire même si cela peut avoir de lourdes et douloureuses conséquences, telle était notre devise. Celle-là même que je venais de balayer d'un revers de main.

"J'te mentirais

Et pourtant moi je m'suis menti

De nous croire tellement à l'abri,

De nous voir plus fort que la vie,

Mais ces choses-là

On n'les sait pas... "

Bruel avait raison, et ce n'était qu'un début.