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Quelle bonne idée, me dis-je. Quel bel endroit pour mourir au-dessus de l’océan.

Giflé par le vent, regardant l’horizon, on se laisserait glisser facilement, attiré par le vide au-dessous de nos pieds. Ce serait beau, ce serait rapide, on ne sentirait même pas le choc en contrebas de la falaise tant les vagues étaient violentes sur les rochers. On verrait juste le paysage défiler sous nos yeux, et puis, plus rien…

La réalité de la situation me frappa brusquement l'esprit. Je me redressai soudainement. Cet homme allait vraiment sauter !

En une fraction de seconde mon cerveau analysa la situation. Il n’était pas si loin de la route, si je courrais vite peut-être que j’arriverai à temps… Il fallait faire quelque chose ! Je ne pourrais pas me regarder dans le miroir si je ne tentais rien.

« FANNY !!! ARRÊTE-TOI !!! STOP !!!»

Elle freina par réflexe sans vraiment avoir compris ce qui se passait. Elle me regarda stupéfaite espérant une explication. Sans même attendre qu’elle ait tiré le frein à main, je sautai hors du véhicule et courus à toute allure dans l’herbe mouillée. Je ne sais pas par quelle énergie j’enjambai le muret en un seul saut et courus aussi vite que je le pus.

À quelques mètres de lui, je stoppai net ma course et m’avançai lentement une main tendue vers lui.

Tout ce qui me vint aux lèvres fut : « NON ! ».

Trop de vent, il ne m’entendit pas.

Je voyais ses épaules secouées par les sanglots. Je m’approchai encore plus près.

« Non ! » répétais-je en anglais.

Il se retourna enfin et je vis de l’étonnement dans ses yeux: « Mais d’où sort-elle ?! »

Je lui tendis la main : « Non… »

Son regard se remplit de larmes. Sa tête se pencha sur le côté et il regarda le pied de la falaise.

J’étais très proche de lui et, en conséquence, très proche du vide. Et pourquoi pas ? C’est vrai que c’était tentant…

Une bourrasque me gifla soudain comme pour me montrer qu’elle désapprouvait cette pensée.

Je réussis à saisir doucement sa main : « Viens, suis-moi… »

Il me regarda à nouveau et je vis toute la détresse en lui, je vis aussi son soulagement.

Il se laissa tirer vers moi. Je reculais le plus possible sans regarder où j’allais. Je reculais le plus loin possible de cette falaise sans perdre le contact visuel avec lui. Doucement, on s’éloignait de la mort. Doucement, je l’approchais de moi jusqu’à ce que, de la main, je lui tienne le bras, puis, tout en reculant, je lui attrape l’épaule et pour finir, bien loin de la falaise, en plein milieu de l’herbe verte d’Irlande, je le pris dans mes bras.

Il se laissa tomber de tout son poids sur mon épaule et commença à sangloter. Il tomba à genoux m’entraînant avec lui.

J’avais lu dans je ne sais quel magazine de bonnes femmes que quand une personne était dans un tel désarroi, en pleine crise d’hystérie, tout ce que l’on pouvait dire lui passera au-dessus. Une personne en dépression totale n’écoutait pas, elle est dans une transe émotionnelle, n’a plus conscience de son environnement et n’est plus du tout rationnelle. La seule chose à faire serait de l’enlacer, de le serrer fort dans ses bras et d’attendre. Alors c’est ce que je fis. Je l’enlaçai et j’attendis.

Il ne cessait de sangloter tandis que je chuchitais des : « Chhhhut, je sais… ça va aller… je suis là… ».

On resta ainsi un long moment, le vent tourbillonnant autour de nous. Ses sanglots s’estompèrent pour finir en pleurs.

On se sépara légèrement. Assis par terre sur l’herbe humide, on se regarda. C’est là que je pris réellement conscience de qui était en face de moi. Cet homme dans mes bras si vulnérable, si fragile, en état de choc, n’était autre que la grande star mondiale du cinéma Jimmy Harrys [nom fictif]. Cet homme écroulé dans mes bras était le héros qui combattait des méchants et qui sauvait des princesses. C’était l’homme qui avait été nominé plusieurs fois aux Oscars ou autres récompenses pour ses rôles inoubliables dans des films d’auteur. C’était l’homme adulé par des milliers de gens, fantasmé par des milliers de femmes, connu dans le monde entier.

Tout ce qu’il semblait être dans le monde n’existait pas en ce moment précis. Ici, là, maintenant, c’était un homme envahi par la tristesse et le désespoir, me regardant, suppliant de l’aider. J’avais en face de moi un homme malheureux qui avait besoin d’aide.

Je l’enlaçai encore une fois et lui demandait :

« Vous arriverez à vous lever ? »

Il acquiesça légèrement et se redressa péniblement.

Je regardais autour de moi. À part ma sœur paniquée sur le bord de la route, je ne voyais aucun autre véhicule.

« Comme êtes-vous arrivé ici ? »

Il regarda vers la route, secoua la tête : il était désorienté. Ses lèvres se mirent à frémir et d’un mouvement brusque précédé de quelques hoquets, il se mit à vomir.

Puis lentement, on reprit notre marche vers la voiture. Essayant tant bien que mal de le soutenir, je fis signe à ma sœur de venir à ma rescousse. Elle accourut pour attraper son autre bras, eut un mouvement de recul et chuchota en français vers moi :

- Il pue l’alcool… Bravo, tu as sauvé un clodo…

- Ta gueule ! lui répondis-je en colère.

- Il faut appeler la police, proposa-t-elle en le soutenant avec dégoût.

Jimmy sursauta et implora :

- Non, s’il vous plaît… pas la police… pas les médias... Personne …

Ma sœur eut un rictus moqueur:

- Pas les médias ? Alcoolo, cinglé et mégalo…

Il s’accrocha à mon bras : « s’il vous plaît, personne … »

- Ne vous inquiétez pas , le rassurai-je en lui serrant le bras.

Mais la question se posait. Que faire ? Il avait besoin de se reposer, de se calmer et il était hors de question, après ce qu’il avait tenté de faire, que je le laisse seul dans une chambre d’hôtel.

Ma sœur, tout en manifestant son désaccord, en me répétant qu’on ne le connaissait pas, qu’il pouvait très bien être un serial killer, m’aida à l’installer sur la banquette arrière. Il ne m’avait pas lâché la main depuis la falaise et me la serra encore plus fort quand je voulus m’installer sur le siège passager à l’avant. Je m’assis donc à côté de lui et le laissa poser sa tête sur mon épaule. Il ne cessa de pleurer tout au long du chemin, ce qui exaspérait ma sœur à chaque reprise de sanglot. Elle n’arrêtait pas de me fusiller du regard semblant dire « Mais file-le aux flics ou chez un psy !»

Elle, grande fan de l’acteur, n’avait étonnamment pas fait le rapprochement et je me mis à sourire en imaginant sa réaction quand elle aurait le déclic.


[1] Texte en italique en anglais.

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