Eden

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Tout ceci est tellement distant. Quinze milliards d’êtres humains, probablement mes ancêtres d’après ce que je refuse encore de croire, disparus. Et ce qui m’afflige le plus est ce sentiment égoïste de solitude, cette déception de découvrir qu’il n’y a pas d’autre forme de vie, il n’y a que nous.

Alan continue ses explications, à la manière d’un professeur déroulant le même cours depuis trente ans.

Une capsule voyage à travers l’espace pour atteindre une planète habitable. Ma planète. Elle se pose, déploie ses appareils et commence la terraformation. Combien de temps cela a-t-il pris ? Alan n’en sait rien. Il était en veille pendant tout ce temps. Nos scientifiques ont trouvé les traces d’un brusque changement climatique inexpliqué il y a cinq cents millions d’années qui a permis à la vie d’émerger. Je sais maintenant ce qui l’a causé.

— Je pense que tu es resté en veille pendant au moins cinq cents millions d’années… Un demi-milliard d’années…

Son visage projeté sur le mur reste de marbre. Je ne sais même pas s’il peut comprendre vraiment ce que représente cette durée. Pour ma part, j’en suis incapable.

Cette durée est compatible avec le scénario. Cependant la suivie de Thélème, et la mienne, n’avaient pas été prise en compte. En un sens, on peut dire que j’ai eu de la chance.

En effet, la capacité de génération de cette ville est simplement inconcevable. A ce stade, j’en viens à la considérer comme une forme de vie propre. Un organisme doté d’un cœur de mille kilomètres de large et dont les ramifications s’étendent sur toute une planète. Être assis là, au sein de ce monstre me donne froid dans le dos. Si l’évolution à un but, Thélème ne doit pas en être loin.

— Comment nous as-tu fabriqués… sur ma planète je veux dire ?

De la même manière que l’homme est apparu la première fois.

Alan m’affiche d’autres plans de la capsule, suivis d’une animation d’un dôme hexagonal se déployant sur le sol à l’image d’une serre géante.

Cette technologie est similaire à celle de Thélème. Ce dôme pousse comme une plante. Le processus peut prendre plusieurs années à plusieurs millénaires, en fonction des ressources disponibles.

La structure a une taille indéfinie. Elle abrite une terre aride et poussiéreuse bordée d’une mer calme.

— Le dôme possède six modules de terraformation, un sur chaque face. Le premier sert à déployer le dôme en lui-même, le second des capteurs solaires à l’extérieur. Le troisième gère l’atmosphère et le contrôle météorologique interne. Le quatrième contrôle l’atmosphère externe, afin de terraformer la planète aux conditions intra-dôme.

Des taches de moisissures apparaissent çà et là à l’intérieur. Puis de la mousse, des fougères, des buissons. Un résumé de centaines de millions d’années en seulement quelques secondes.

— Une fois la biosphère primitive établie, le cinquième module gère la production d’organismes complexes. Il contient des semences primitives ainsi que les banques ADN de toutes les espèces connues à ce jour. Des laboratoires génétiques munis de couveuses permettent de contrôler les mutations et l’évolution des espèces.

Les premiers animaux arrivent à leur tour. Des insectes, des lézards, des rongeurs. J’assiste à la naissance d’un écosystème entièrement artificiel. Mon écosystème…

Et pour finir, la race humaine. Le sixième module contient en mémoire l’ADN des quinze milliards d’humains habitant la cité au moment de l’évacuation.

Finalement, l’impensable se produit. Quatre membres terminés par des doigts, une tête disproportionnée, un cordon ombilical. L’image d’un fœtus humain émergea d’une des couveuses.

— Le taux de réussite est infime. Mais on peut donner à une variable aléatoire n’importe quelle valeur avec suffisamment d’essais.

Deux silhouettes apparaissent alors. Un homme et une femme.

— Le premier couple d’humain viable, créé à partir de l’ADN de deux anciens habitants de la cité. Ta présence ici est la preuve que ce processus a fonctionné et que ce projet est un succès.

L’alarme de ma combinaison ponctue la fin de l’exposé d’Alan. Un bip court indiquant le passage sur la réserve d’énergie. Je regarde machinalement l’aiguille à mon poignet. Elle indique dix-neuf pour cent, mais ma pensée est ailleurs. Je reste immobile de longues minutes, à réfléchir, à séparer le probable du plausible… Les dernières révélations d’Alan me laissent perplexe. Je ne peux me résoudre à les accepter, la remise en cause est trop profonde. Un exposé de quelques minutes fait par un inconnu, sur une planète inconnue ne saurait remettre en question plusieurs siècles de recherches scientifiques. Une machine qui envoie une capsule sur un autre planète pour recréer un écosystème juste dans le but de cloner ses anciens maîtres. Une cité vide, qui fonctionne en automatique depuis des millions d’années. Non, ça n’a pas de sens…

Second bip de la combinaison, plus que quatorze pour cent.

Pourquoi alors ? Pourquoi me raconter ça, pourquoi inventer cette histoire, pourquoi ridiculiser ainsi tout ce à quoi j’ai dédié ma vie ? Les années de préparation, de formation, d’entraînements, et toute cette mission visant à découvrir enfin une autre forme de vie. Pourquoi se moquer ainsi de ma planète, de mon histoire ? Ces questions me harcèlent, je sens mon cœur s’accélérer et une vague de tension m‘envahir dans un maelström tourbillonnant de rage et de rancœur. De rancœur envers qui ? Envers Alan, pour m’avoir dit la vérité ? Ou envers moi-même, pour avoir cru à des mensonges toute ma vie ?

Troisième bip.

Je respire profondément. La gestion du stress a fait partie de ma formation. Refaire redescendre la tension afin de mettre ses idées au clair. Que faire maintenant ? Comment tirer quelque chose du fiasco de cette mission ? Je pourrai au moins partager des technologies, prendre des échantillons de matériaux. Alan doit bien avoir une base de données qu’il acceptera de partager avec moi. Qu’a-t-il à perdre ? Nous sommes ses descendants après tout. Je replonge dans mes pensées. Alan reste stoïque et respecte patiemment mon silence.

Quatrième bip.

J’en reviens finalement à la case départ. Cette cité a été habitée par des humains. Des humains qui nous ont précédés de beaucoup et dont nous descendons d’une manière ou d’une autre. Cette certitude implique autre chose. Une idée qui résonne crescendo dans ma tête depuis mon arrivée sur l’esplanade. Cette pensée qui m’effraie plus que tout ce que peut abriter l’univers, cette pensée que j’ai toujours repoussée, que j’ai toujours combattue depuis la première fois que j’ai levé les yeux au ciel pour regarder les étoiles.

Nous sommes seuls.

Dernier bip.

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