Chapitre 25 - Prise de conscience
J'ouvre lentement les yeux mais une douleur me vrille la tête. Je crois que j'ai vraiment trop bu la veille. Le soleil filtre à travers les rideaux, ce qui m'indique qu'il est levé depuis un moment. Je ne reconnais pas la pièce et il me faut quelques secondes pour me rappeler que je suis chez Kelly. Le seul problème c'est que je suis en sous-vêtements... avec Siegfried à côté.
Je ne me rappelle plus ce qu'il s'est passé hier. Ma mémoire se brouille à partir du moment où Siegfried me rejoint. Ma tête tourne mais je parviens à m'éclipser du lit pour m'habiller.
L'intrus bouge légèrement avant d'émettre des signes de réveil.
- On a couché ensemble ? je demande horrifiée à cette idée.
Il me regarde avec étonnement puis se redresse torse nu dans le lit.
- Tu m'as supplié hier soir contre de l'argent je te rappelle.
- Quoi ? Mais ce n'est pas possible ! je m'exclame choquée et épuisée.
- Tu disais que tu allais bientôt être sur la paille, m'explique-t-il en fouillant dans sa veste.
Je me précipite tête baissée dans le salon où je trouve Kelly en train de boire un café.
- Il y a des anti-douleurs dans le placard du haut à droite, m'indique-t-elle.
Je prends les cachets puis me sers un verre d'eau en marmonnant des paroles qui ne veulent rien dire.
- J'espère que tu as bien décuvé mais ça ne t'empêche pas d'avoir une tête affreuse, continue-t-elle du haut de sa chaise.
Je grimace en constatant le résultat dans un miroir. Ma peau est pâle et marque un contraste saisissant avec les cernes violettes sous mes yeux.
- Je dois y aller sinon je vais louper mon avion, je grommelle en prenant mon sac.
- À plus tard, lance-t-elle nonchalante.
Siegfried choisit cet instant pour me rejoindre dans l'entrée.
- Je te ramène à l'aéroport, dit-il.
Je suis tellement à côté de la plaque que je me laisse guider vers sa voiture de luxe. Le trajet semble durer une éternité et se passe dans un silence absolu.
Une fois arrivé, je tente de sortir mais mon chauffeur m'arrête en saisissant mon bras.
- Je suis désolé pour tes problèmes mais tu es une amie de ma sœur et je veux t'aider, admet-il.
Il sort de sa poche des billets de cent euros qu'il met dans mon sac.
- Deux mille euros, conclu-t-il avant de me lâcher. C'est pas grand-chose mais ça peut te dépanner.
Il ne me retient pas plus longtemps et c'est l'âme en peine que je me dirige machinalement vers ma zone d'embarquement. J'ai le même regard vide des zombies, le visage blanc des vampires et ma tenue est aussi froissée qu'un pétale de rose qui flétri.
Personne ne daigne m'adresser la parole durant le trajet. Je pense que les gens à bord ont ressenti ma détresse. Je n'irais jamais demander de l'aide à celui qui m'a brisé le cœur. Je préfère me débrouiller seule comme je l'ai toujours fait.
En acceptant l'argent de Siegfried, je suis devenue une prostituée. Mais je suis tellement mal au fond de moi que ce qui me préoccupe le plus sont mes sentiments amoureux. Raphaël est encore dans mon cœur et dans ma tête alors que je fais tout pour l'oublier.
Je somnole en revivant les moments forts que j'ai vécu avec mon premier amour. Lorsque le pilote indique notre arrivée à Paris, je me dépêche de sortir. Mais pour aller où ? Je n'ai pas envie de me lamenter chez moi.
Mon manteau me protège peu du froid mais malgré cela, j'ère dans les rues. Je passe plusieurs heures sur le banc d'un parc. J'ai l'impression d'attendre la mort comme on attend son amour perdu.
Je n'ai rien avalé de la journée mais je n'ai pas faim. Le soleil s'est couché depuis un petit moment et je me décide enfin à me lever. Mes pieds me guident malgré moi dans la direction du bois de Boulogne.
Je suis vraiment au fond du gouffre et rien ne pourra me faire sortir de mes lugubres pensées. Pourtant, je suis attirée par le portrait d'une femme blonde en train de pleurer à chaude larme sur le trottoir.
Elle est seulement vêtue d'une mini-jupe et d'une veste en fourrure. Je n'ai aucun mal à deviner la nature de sa présence ici. Seulement, son immense détresse m'interpelle et je m'arrête à l'endroit où personne ne se serait arrêté.
- Est-ce que je peux vous aider ? je demande de retour à la réalité.
La jeune blonde lève ses yeux tristes vers moi.
- À part me donner cinq cents euros de loyer vous ne pouvez rien, pleurniche-t-elle désespérée.
Tout à coup, sa situation me rappelle la mienne. Cette femme est sur le point de se retrouver sans logement. J'ai partagé la même condition qu'elle alors c'est mon devoir de l'aider. Je sors de ma poche une partie de l'argent de Siegfried et lui tends.
- Mais comment... bafouille-t-elle.
- J'ai vécu la même chose que vous, j'avoue avec un triste sourire.
Elle prend mon argent puis je passe mon chemin pour rentrer chez moi.
- Attendez ! crie une voix.
- Vous devriez rentrer chez vous, je lui conseille en me tournant vers dans sa direction.
- Je dois travailler, admet-elle en baissant la tête.
Je ne sais pas quoi faire face à autant de détresse.
- Venez avec moi, j'ordonne. Je vous paierais.
La jeune inconnue me suit dans le métro jusqu'à mon appartement. Son corps est mince et j'ai peur qu'elle s'effondre sous le froid de février.
Son visage s'illumine quand elle voit mon appartement. Je lui retire son manteau que je remplace par une couverture.
- Vous êtes très riche, constate-t-elle en s'asseyant sur le divan. Mais ça n'a pas l'air d'aller non plus.
- Je te raconterais mon histoire une fois la tienne terminée, je lui assure en préparant du thé chaud.
Je reviens quelques minutes plus tard avec les boissons. Son maquillage est très osé mais je sais qu'elle est jeune.
- Je m'appelle Angelica ou Angélique en français. Je suis née en Bulgarie, commence-t-elle. Quand j'ai eu cinq ans, ma mère et moi sommes entrées illégalement en France pour travailler dans l'espoir d'une vie meilleure. Malheureusement des trafiquants ont obligé ma génitrice à se prostituer.
Elle boit une gorgée avant de soupirer face à ses souvenirs difficiles.
- À quatorze ans, c'était mon tour, continue-t-elle difficilement. Ma mère ne l'a pas supporté et elle a donné sa vie pour que je puisse m'enfuir à Paris. J'ai vingt ans aujourd'hui mais je n'ai connu que la violence et la prostitution est la seule chose que je fais librement sans trafiquants.
Je suis réellement sous le choc car je ne pensais pas que les autres filles le vivaient comme ça. Prise par les émotions, je lui raconte mon histoire dans sa totalité et Angélique m'écoute avec attention.
- Je comprends que tu puisses être touchée par mon histoire puisque nous avons des points communs, articule-t-elle. Seulement tu es novice, c'est-à-dire que tu ne connais pas le milieu de la prostitution.
Son air devient sombre. Elle retire ses talons hauts ainsi que la barrette qui retient ses longs cheveux blonds.
- Tu aimes cet homme et c'est pour ça que tu t'es prostituée sans même t'en rendre compte, décrypte-t-elle. Le contexte de votre rencontre justifie ce qu'il s'est passé. Les gens riches profitent de personnes faibles financièrement. Ils pensent pouvoir tout acheter avec leur argent.
- Que se passe-t-il vraiment Angélique ? je demande à la fois perplexe et curieuse. Comment vivent ces filles sur le trottoir à l'inverse de celle qui fréquentent des hommes riches ?
La jeune femme pose sa tasse vide avant de me regarder avec des yeux qui cachent plus de souffrances que n'importe quelle âme.
- Les hommes pensent qu'on aime faire ça, lâche-t-elle pleine de colère. Alors que le dégout s'empare de nous à chaque fois que nous couchons avec eux. Pour beaucoup, nous faisons en sorte de le faire dans le noir pour ne pas voir leur tête de pervers. Ça flatte tellement leur égo de penser que nous aimons ça. Parfois, nous sommes obligées de supporter leurs fantasmes pervers.
Je range les tasses dans le lave-vaisselle tout en écoutant la dure réalité sur la condition des prostituées.
- Nous ne sommes pas à l'abris des violences sexuelles et physiques, soupire-t-elle. Impossible de porter plainte dans notre situation. Nous sommes condamnées d'une certaine façon car c'est très difficile d'arrêter une fois que nous avons commencé.
Elle me regarde intensément avant de continuer :
- Dans le milieu de la jet set, la limite entre croqueuse de diamants, simple escort et prostituée est très flou. La différence c'est qu'elles gagnent très bien leur vie.
- J'en suis le parfait exemple, j'interviens en soupirant et prenant conscience de beaucoup de choses.
- Notre vie est vraiment difficile et nous subissons notre condition, mais comment arrêter quand pour certaines c'est la dépendance aux trafics. Pour d'autres c'est pour se payer de la drogue ou encore avoir droit à une vie de luxe. Il y a des milliers de raisons qui justifie la prostitution et pourtant aucune n'est bonne.
- Tu es une femme intelligente Angélique, je commente. Pour quelqu'un qui a subi tant de violence, je te trouve très forte.
- Je suis allée à l'école tu sais, m'informe-t-elle. Je me cultive comme je le peux désormais.
- Laisse-moi t'aider à atteindre une vie meilleure. Reste dormir cette nuit et discutons demain.
La fatigue m'envahit et je m'endors bien vite au côté de ma nouvelle protégée.
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