Un cœur qui bat

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Un sentier de terre battue s’enfonce dans les champs de jeunes plants de maïs. Il est encadré de deux haies de ronces, de genêts et d’ajoncs. Pas de boîte aux lettres, mais ça doit être là. Il le faut. Mes rangers soulèvent de la poussière. L’air ambiant fait écho à mes pas sur le sol sec. Un été chaud et aride s’annonce. Derrière un bouquet de châtaigniers, une ferme se dessine. Les ardoises de la toiture se précisent peu à peu. Au fond, des bois sauvages cernent à demi ce havre de paix. C’est un penty traditionnel en granit flanqué de deux cheminées dont une fume. Le linteau de la porte d’entrée est bas, très bas. Il est gravé au nom du premier propriétaire et à la date de construction : ALAN GUELLEC - 1826. Tout le long du mur de façade, sont plantés des hortensias bleus et roses. Les contrevents sont peints d’un bleu "île de Bréhat" écaillé et passé.

Soudain, me coupant dans mon inspection, un aboiement suivi de son émetteur viennent à moi en courant. La tache blanche entourée de noir du poitrail de la bête me crispe. De loin, elle ressemble à ces lévriers qui se déplacent si vite, qu’on les dirait aériens. Quelques secondes avant le contact, je me bloque. Je ne dois pas avoir peur, sinon le chien le sentira. Je m’accroupis et l’attend. Tant pis pour la suite. Il ralentit sa course. De chien menaçant, il se transforme en gentil toutou. Sa queue se met à remuer en arrivant près de moi. Il tourne en rond, s’enroulant sur lui-même, pareil à une coquille d’escargot. Son regard en biais, sa tête baissée et quelques dents visibles lui dessinent un sourire. Son museau fait son œuvre et me renifle de haut en bas alors que je lui tends mes mains sans arme. C’est fait : on est amis. Je reprends mon chemin, suivi du sympathique cerbère qui va et vient, renifle et joue, la queue en point d’interrogation, sans manquer de me surveiller du coin de l’œil. Nous arrivons dans la cour de la ferme. Le chien s’en va vaquer à d’autres besognes, content d’avoir fait son devoir.

Bel espace. Aucun espace. Bric-à-brac. De la route, je n’ai pas remarqué le dédale de petits bâtiments qui constituent l’ensemble du domaine. Petits appentis à droite, une cabane à gauche, d’où des grognements de cochons suintent à travers des planches disjointes. Plus loin, un âne braie, des poules en liberté caquètent, surveillées par un coq surmené. Un fatras de vieilleries constitué de tôles ondulées, de pierres plates, d’ardoises cassées et de branchages forment un nid douillet pour quelques chats somnolents. On dirait qu’un peintre a tout placé là, pour une future esquisse. Nature morte débordante de vies. Tout est en désordre, mais à sa place. Pittoresque ? Au fond de la cour, mon nouveau copain est endormi à l’arrière d’une carcasse de voiture : une jeep rouillée entourée de ronces, qui a pu servir à des enfants lors d’imaginaires virées immobiles et de guerre sans mort.

L’endroit appartient aux animaux. Pourtant, un bruit de seau métallique signale une présence humaine.

― Vous cherchez quelque chose ?

Une voix résonne dans mon dos. Mécontent de moi, je marmonne un « Shit ! », le spécialiste en planques et filatures se fait posséder. Je me retourne : un solide gaillard légèrement voûté bien campé dans ses bottes en caoutchouc crottées me toise. Ses yeux bleus sous des paupières affaissées, surmontées d’épais sourcils blancs, pétillent de suspicion. Tout en lui, semble avoir pris le vent et ployé sous les rafales des tempêtes : cheveux courts, presque ras, le front ridé et crevassé et le nez aplati. D’épaisses et larges mains pourraient pendre dans le vide ou se tendre vers moi pour serrer une des miennes, mais elles sont occupées : l’une tient une hachette et l’autre un sac de jute rempli de bûchettes. La main tendue, je m’approche de l’homme :

― Bonjour, je suis Vern.

─ Corentin. Alors c’est toi, Vern.

Corentin reste là, sans bouger pendant un instant qui me semble s’éterniser. Puis, d’un geste lent et mesuré, il dépose son barda au sol et essuie gauchement ses doigts sur son pantalon de velours côtelé usé et pas très net. Sa large paume enserre la mienne. Sa peau est si rugueuse qu’elle ne doit rien ressentir du contact. Puis, il ramasse ses affaires, passe devant moi. Je distingue un « Entrons ! » à peine audible. Je lui emboîte le pas, c’est alors qu’apparait la source du bruit de seau que j’avais perçu en arrivant. Comme nous, elle se dirige vers la maison. Elle est petite, aussi haute que large. Un tablier à fleurs usé et rapiécé enserre son corps pareil à un bloc de granit. Heureusement qu’elle avance, ainsi je peux distinguer l’avant de l’arrière. En passant à ma hauteur, pas un mot ni un regard ne lui vient. Elle poursuit son chemin vers l’entrée, un seau d’eau vacillant dans chaque main. Des gouttelettes s’en échappent. Le vieux paysan remarque la scène et l’eau qui fuit, le regard sévère.

― Maryvonne, l’café !

Les présentations sont faites.

Maryvonne verse ses seaux dans une auge en garnit et entre dans le penty à notre suite.

L’écart de température entre l’intérieur et l’extérieur est saisissant : l’air frais de leur maison aux murs épais me hérisse les poils.

À gauche, une porte ouverte laisse voir le mobilier massif et sombre d’une chambre à coucher ainsi qu’une cheminée vide attendant l’hiver. Tous les trois, nous entrons directement dans la cuisine enténébrée.

À l’intérieur, les gestes sont lents et précis, immuables, gravés sur les tablettes de l’habitude. Les deux hôtes s’affairent autour du fourneau. Maryvonne remplit une bouilloire pendant que Corentin lance dans le foyer, quelques bûchettes sorties de son sac. Je reste debout n’osant ni avancer ni reculer. J’attends.

Je me demande si j’existe. Se peut-il qu’ils ne m’aient pas vu ou qu’ils aient oublié ma présence ? Pour éviter de me transformer totalement en spectre, je fais quelques pas en avant, me courbe vers la fenêtre basse et m’intéresse au paysage.

― Trop chaud c’temps-ci. Pas bon pour le maïs.

Je me retourne : Corentin a parlé ! Ses phrases ont oublié de comporter un verbe. Il s’assied à la grande table, au centre de la pièce.

― Assis ! Reste pas planté comme un piquet.

Les verbes sont revenus. J’obéis. Entre deux tasses de café fumantes, Maryvonne dépose une bouteille et deux petits verres, puis s’en retourne à ses occupations. Il doit être temps de préparer le repas du soir. Elle déambule sur les tomettes, ses chaussons glissent et frottent sur le sol, rythmant ses allées et venues.

Les paroles sont rares et les présences, considérables. En attendant, je risque des regards autour de moi. Des bruits accompagnent les images : Corentin suce plus son café qu’il ne le boit ; sur une des poutres apparentes du plafond, une peau aplatie et sèche depuis des lustres, est clouée. Rat ? Écureuil ? Autre bestiole ? Je ne la reconnais pas et j’ignore la signification de cette crucifixion. Étrange ! Une énigme de plus dans ce décor qui prend des allures de conte mythologique.

Trônant entre les deux petites fenêtres, une horloge ancienne pontissalienne poussiéreuse rythme le silence. Elle doit être la seule à s’exprimer régulièrement. À l’abri de son corps en aubier d’épicéa travaillé et fleuri, des rouages, épicycles helvètes dentelés, s’entraînent et tressent le fil du temps. La lumière du monte-et-baisse, plafonnier en tôle émaillée, se reflète dans le grand disque de cuivre ouvragé du balancier de l’horloge, elle donne à la pièce une chaude ambiance orangée. La « compteuse » de temps comtois sonne la demie de dix-neuf heures ; il est grand temps de verrouiller les persiennes de bois peintes en bleu île de Bréhat. Maryvonne les ferme, puis retourne à ses activités. Des casseroles s’entrechoquent. Les portes du vaisselier presque noir et massif s’ouvrent puis se ferment en grinçant. De la poussière s’envole dans la lumière.

― Alors comme ça, t’es d’Amérique ?

« Damned ! » Pensé-je, il faut que je comprenne la relation entre silence et bruit, entre vide et paroles. Des paroles qui fusent comme sorties du néant.

Je jette un regard sur Corentin, pour lui répondre, mais l’œil du vieil homme est déjà parti vers la fenêtre.

― Maryvonne, faut déblayer la cour, depuis le temps !

― Oui, d’Amérique ! Osé-je. Je suis devenu timide, doutant de la portée de ma réponse.

― Faut le faire. Ça fait désordre, mais ce que j’en dis, hein !

Maryvonne, elle aussi, parle ! Je l’avais supposée muette, mais non. Être profileur ici, doit relever de l’impossible.

― Un sacré bout de chemin, mais pour faire quoi ?

À présent, l’iris bleu décoloré de Corentin atterrit sur moi pour la première fois. La conversation peut commencer.

― Pour retrouver mes racines, renouer avec la terre de mon passé, comme un pèlerinage dans les pas des parents, finir le puzzle.

― Quel puzzle ?

Corentin se saisit de la bouteille et remplit les verres.

― Du lambic, un truc de chez nous, tu m’en diras des nouvelles.

― Thanks… J’ai besoin de vos souvenirs. Des pièces me manquent sur ma naissance.

Beaucoup de questions pour un seul homme ou ce n’est pas l’heure ni le moment. En silence, le vieil homme se lève, prend sa vareuse et sort, me laissant avec mes interrogations. Trop d’un coup ? Trop d’émotions ? Ou simplement l’heure de rentrer les poules au bercail, ce qui revient au même : le silence des taiseux laisse en suspens les requêtes des suppliants.

Pendant ce temps, la table s’est nettoyée, les tasses et les verres ont disparu. À leur place, des assiettes de faïence ébréchées se sont glissées, des couverts ainsi que d’autres verres, du pain et du vin sont apparus. Une odeur de soupe attire quelques pèlerins : un chat de gouttière et mon copain le chien.

― Hey ! Old boy !

Il remue la queue en s’approchant de ma cuisse. Maryvonne, l’œil en coin et la bouche de travers nous regarde. Ma petite caresse qui le fait frétiller de joie, est un court répit avant la sentence :

― Dehors, Gwenhadu !

Menaçant, le torchon à carreaux virevolte. L’animal s’incline devant cette injustice et sort la queue entre les pattes. Le chat, lui, semble tout à son aise. Il doit détenir le droit d’en faire à sa guise : il circule en formant des huit entre mes jambes, puis saute sur une chaise de paille et s’assied. Sa tête grise dépasse du plateau de la table, guettant chaque geste, en quête de gâteries.

La lourde vareuse retourne à sa patère. Sans un mot, le maître des lieux retrouve sa place. Un regard bourru, puis son doigt se lève : le chat quitte son trône et sort à son tour, rejoindre son compagnon d’infortune. Justice est faite. Le souper commence. La Comtoise sonne neuf heures. J’entends les secondes s’égrener. Le penty a un cœur qui bat.

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