La Cour des Miracles
Vous le savez, je suis étudiante kiné. Actuellement en 3e année, je suis en stage à l'Hôpital Saint Antoine, en service de réanimation post chirurgie disgestive.
Traduction : j'aide à respirer des gens qui ont des trous partout dans le bide.
Ces gens sont en équilibre très précaire : on draine leurs coulées nécrosantes, leurs épanchements pulmonnaires, puis ont les perfuse avec des produits aux noms imprononçables pour compenser ces pertes de liquide.
Bref, en général, ces gens traversent des périodes très difficiles. Et leurs histoires sont terribles.
Il y a cette dame de 40 ans qui s'est perforé l'oesophage et une bronche en avalant de travers un os de porc.
Il y a cet homme de 50 ans qui ne sortait plus de chez lui depuis des années, tout en buvant un litre de pastis par jour que ses amis rapportaient, et qui a donc le foie et le pancréas en charpie.
Il y a cet homme de 70 ans avec une hemorragie digestive et qui doit rester en réanimation le temps de savoir pourquoi il saigne autant. Ce qui a fait flamber sa bronchite chronique. Il passe ses journées à attendre un diagnostic qui ne vient pas et multiplie les examens invasifs en attendant.
Globalement des gens d'un certain âge qui ont bien "profité de la vie" : ils sont obèses, gros fumeurs, alcooliques, parfois les trois en même temps. Je me disais que c'était un juste retour des choses, qu'ils récoltaient ce qu'ils avaient semé.
Et puis, j'ai croisé des patients jeunes. Beaucoup trop jeunes. Ils avaient mon âge, voire moins.
Il y a Sélim, 19 ans, avec un hématome abdominal qui comprime ses intestins au point de stopper son transit. Il s'est fait tabasser par des flics alors qu'il était en garde à vue.
Ce garçon a l'âge de mon frère. J'ai réalisé la chance que j'avais de l'avoir près de moi et en parfaite santé. Il aurait pu être à la place de Sélim.
Il y a Carmen, qui a des fractures des pieds à la tête parce qu'elle a sauté d'une fenêtre. Plus tard j'ai appris que sa mère la nourrissait encore au biberon. Elle a 17 ans.
17 ans, c'est l'âge qu'avait ma meilleure amie lorsqu'elle s'est tuée en tombant accidentellement d'un toit.
Et je ne compte pas tous ces jeunes de mon âge qui se retrouvent tétraplégiques après un accident de la route. C'est un sort parfois pire que la mort.
Le pire dans tout ça, c'est que souvent, pour ceux qui restent un certain temps, on affiche des photos d'eux et de leur famille dans leurs chambres. Du coup on peut voir à quoi ils ressemblaient avant. C'étaient des gens normaux, pleins de vie, pleins de santé. Rien à voir avec ces moribonds avec des tuyaux plantés partout dans le corps. Parfois, le seul moyen de les reconnaître sur les photos, c'est en procédant par élimination.
Bref, j'ai été confrontée à des histoire horribles. Mais j'ai tenu le coup, en les voyant trouver la force de sourire malgré tout. De me remercier après la fin des séances de kiné respiratoire.
J'ai tellement bien tenu le coup, qu'à un moment, j'ai eu peur d'être devenue blasée, froide, insensible. C'est le comble pour une future kiné bordel !
Je ne travaille pas qu'en réanimation à Saint Antoine. On prend aussi des patients "externes" : ils ne sont pas hospitalisés, et ils viennent faire leurs séances de kiné comme ils le feraient dans n'importe quel cabinet libéral. Sauf qu'à l'hôpital, pas de dépassement d'honoraires. Donc on retrouve des patients en situation de grande précarité.
C'est ça, la Cour des Miracles.
Il y a cette femme de 35 ans originaire d'Europe de l'Est, sans papiers, qui s'est cassé le poignet mais qui n'a jamais voulu se faire soigner parce qu'elle avait peur qu'on la dénonce. Résultat elle a souffert le martyr et ses os ne se sont pas soudés correctement.
Il y a cette petite mamie percluse de rhumatismes, qui a une toute petite retraite (elle est non imposable) et qui est obligée de traverser la moitié de Paris pour venir se faire soigner à Saint Antoine.
Et puis il y a celle qui m'a donné envie de pousser ce coup de gueule.
Madame M, 59 ans, originaire du Cameroun, sans papiers, parlant un français approximatif. Elle consulte pour une névralgie cervico-brachiale. Lors de son bilan d'entrée, elle m'explique que ses douleurs l'empêchent de dormir la nuit, la paralysent, et ça fait de plus en plus mal à mesure que les semaines passent. Maintenant les douleurs sont inssupportables.
Je lui demande ce qui, selon elle, a été l'élément déclencheur de ces douleurs. Ca remonte à il y a 6 ans : son conjoint lui a donné un violent coup sur la nuque. Il lui a aussi cassé les doigts, luxé l'épaule, entaillé le visage. Elle n'est plus avec lui depuis plusieurs années, mais elle a les larmes aux yeux quand elle en parle.
Elle a du mal à s'exprimer, mais son regard vaut mille mots. Elle est désespérée, honteuse, perdue.
Finalement elle lâche : "J'ai trop souffert, j'ai trop souffert."
Putain. J'en n'ai pas dormi de la nuit.
Dans ma tête, c'est le déclic. Je ne peux pas laisser passer ça. Pas sans réagir. Soyons honnête : je n'arriverai jamais à calmer sa douleur avec mes petites mains de kiné. Elle la porte depuis trop longtemps. Elle a besoin de soutien, d'écoute. Je n'ai pas les épaules assez solides pour un tel fardeau.
Alors j'ai cherché sur le net des associations pour venir en aide aux femmes battues. Je suis tombée sur le site de "En avant toute(s)" qui a une section tchat. Je suis allée sur le tchat, où j'ai été mise en contact avec une femme de l'association. Je lui ai parlé de madame M.
Ensemble on a trouvé un site d'accueil et d'écoute dédié aux femmes battues dans sa commune. J'ai communiqué les coordonnées à Madame M, qui a semblée soulagée de cette main tendue.
J'espère qu'elle s'en sortira.
Bref, tout ça pour dire quoi au final ?
La Cour des Miracles elle est en bas de votre porte. Ovrez les yeux, bordel de merde !
Pourquoi partir faire de l'humanitaire à l'autre bout du monde quand il y a tant de mendiants dans vos quartiers ?
Pourquoi défendre les droits des animaux alors qu'il y a tant de gens à côté de vous qui vivent comme des chiens ?
Tous les 3 jours, une femme meurt sous les coups de son conjoint. En France, pas à l'autre bout du monde dans un pays en développement. Maintenant, pas au moyen-âge. Ca fait 100 mortes par an putain ! Mais bordel vous savez combien de coups il faut encaisser avant d'en mourir ??
En fait, il existe une chanson qui résume assez bien ce que j'ai à dire. Je l'ai entendue la première fois dans la comédire musicale "hair" mais je n'en saisi pleinement le sens qu'aujourd'hui.
J'espère que vous comprenez l'anglais.
How can people be so heartless
How can people be so cruel
Easy to be hard
Easy to be cold
How can people have no feelings
How can they ignore their friends
Easy to be proud
Easy to say no
Especially people who care about strangers
Care about evil and social injustice
Do you only care about the bleeding crowd
How about a needing friend
How can people be so heartless
How can people be so cruel
Easy to give in
Easy to help out
How can people have no feelings
How can they ignore their friends
Easy to be cold
Easy to be proud
Easy to say no
Easy to be proud
Easy to be cold
Easy to say no
Easy to be proud
Indignez vous bordel de merde !
Des tas de gens n'attendent de vous qu'une main tendue.
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