Chapitre 1 - L'ÉTRANGER

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[…] Les ravages du temps et des guerres apparaissent en outre sur le visage des Démons dont le processus de vieillissement est inéluctable. Ainsi, contrairement aux ragots populaires visant à légitimer les Grandes Chasses et l’ingestion d’une énorme quantité d’âmes pour vivre éternellement, la constitution organique des corps ne se régénèrent jamais totalement. La cause principale provient du poison naturel de l’air qui empêche l’assimilation complète des âmes. Une solution plausible revient donc à embrasser quotidiennement une Subsculia de bonne endurance pour neutraliser le poison – alors qu’elle diffusera son fluide protecteur – puis de manger une âme de bonne valeur après l’acte. Les premiers tests s’avèrent concluants. J’ai bon espoir qu’une telle hygiène de vie deviendra la norme dans les Lymbez.

Lord Ignir de Fayal, « La jouvence d’Elminstar : hypothèses de recherche. »

* * *

Lord Vilfret venait s’accouder à ce comptoir tous les soirs de relâche, lorsque les six étoiles accompagnent la Lune de leur sinistre lueur. Il cuvait la Narcisse le dos droit, l’œil glissant discrètement dans le décolleté de la serveuse qui sentait le lilas et la belladone, le casque en acier encastré sur son crâne de Grufot, l’armure rouillarde des soldats Démons du Roi Phegnor imprimée sur son corps de Targanours, une épée bâtarde et une claymore jamais bien loin de sa poigne noire. La serveuse venait de se baisser pour ramasser des tessons de bouteille brisés à proximité d’un Incube se vidant de son sang dans la plus grande indifférence des habitués de ce rade bruyant. Une entaille rapide et mortelle à la gorge. Un geste bref et calculé. L’assassin avait déjà filé avec les précieuses âmes appartenant au malheureux. Un incident banal en fin de compte, qui n’avait guère interrompu la danse vulgaire des trois catins sur l’estrade à sa droite.

La serveuse, tout aussi servante, était une Subsculia aux cheveux noirs très fins attachés par une aiguille à crocheter derrière son dos, fraîchement soumise au tavernier. Elle ne savait pas encore comment regarder les clients du rade sans s’attirer des ennuis alors que ces fripouilles reluquaient sa silhouette maigre sans ombrage.

Une silhouette quelconque forcée de travailler pour survivre.

Le clocher du Renardier était une taverne crapuleuse comme il en existe des millions dans les ténèbres des Lymbez. Les Démons du pays d’Helzebug ne sont guères différents des autres. Ils aiment boire et bâfrer en meute, en épiant le voisin, prêt à bondir sur lui pour l’égorger. Ils aiment tuer. Ils aiment les lieux de perdition car c’est là qu’on trouve le plus de jeunes innocents et de vieux fous à la recherche de gnôle ou de protection. C’est bien connu, la lumière et le bruit attirent les âmes en peine dans les antres les plus sordides.

Lord Vilfret laissait maintenant traîner son regard silencieux sous le vêtement de la nouvelle, qui s’afférait à tirer le cadavre encore chaud pour nettoyer autour. Elle ne portait qu’une jupe courte fendue – tachée et déchirée – et des bandelettes enroulées qui faisaient office de soutien-gorge moulant. Elle lâcha son fardeau sanguinolent contre la porte de la réserve. Un geste déséquilibré et maladroit la fit trébucher sur les genoux, la tête appuyée sur le poitrail rouge du cadavre. Lord Vilfret voyait enfin une cuisse voluptueuse lui montrer la direction de sa prochaine étape nocturne.

Une toute petite queue fourchue encore jeune accrochée sur le haut de ses fesses et une peau offerte à la vue de tous les Démons de la taverne, il n’en fallait pas moins pour que deux goinfres terminent leurs pintes en vitesse et s’approchent de la pauvrette. Elle se releva rapidement, le regard bas, interdite. L’un des deux affamés commençait déjà à détacher sa ceinture. Lord Vilfret fit soudainement claquer sa chope sur le comptoir et se frotta les bacantes d’un revers de manche ample et rageur. Il grogna comme un vieux loup ayant trouvé une proie agonisante le premier et se leva ; sa carrure et la marque du redoutable Roi Phegnor suffirent à faire déguerpir l’un des deux excités. Mais l’autre cracha par terre en signe de contestation, un sourire niais sous son nez tordu.

« Par les cent diables ! On n’arrache point l’pain d’la bouche d’un Démon qui a presque baissé son froc ! », beugla-t-il.

La servante tentait de tirer sa jupe vers ses genoux, d’instinct, les cuisses serrées, pour cacher ce qu’elle pouvait, en se laissant glisser contre le mur.

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