Les cerises 1ère partie

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  La pluie tombait si fine, qu’elle mouillait à peine ce qu’elle touchait. Le vent, pourtant léger, la faisait tourbillonner autour de nous. On aurait dit de la poussière et, comme la poussière dans un rayon de soleil virevolte au moindre souffle et étincelle fugacement par endroit selon l’éclairage de certaines particules, ce crachin lançait par moment des lueurs, des points brillants, paraissait s’illuminer et donnait un air de fête à la grisaille environnante.

  Maman venait de remonter le col de ma canadienne et d’attacher son fichu avant d’ouvrir le grand parapluie qui nous protègerait durant le trajet. Mes sœurs partaient après nous, l’école qui les accueillait commençant les cours un peu plus tard.

  J’étais heureux aujourd’hui car demain, jeudi, il n’y avait pas classe et je pourrai tout à loisir m’occuper de mes jouets, terminer la construction de ma grue, lire mes illustrés, organiser mon temps comme il me plaira, être libre de rêvasser, être libre de… être libre …

  Tout à mes pensées, je ne m’étais pas aperçu que nous étions arrivés devant la porte de l’école, à l’angle de la rue St Marceau et du boulevard Berthier. Celle des filles, fréquentée par mes sœurs, était située plus loin sur le boulevard, à trois ou quatre cents mètres de là, en direction de l’avenue d’Asnières.

  Tous les matins, je voyais passer des écolières, souvent par groupes, mêlées aux passants, pressés sans doute de rejoindre leur travail. Je ne leur prêtais pas vraiment attention car sitôt arrivé devant le portail je devais entrer et me rendre sous le préau ou dans la cour entourée par les bâtiments et donc sans ouverture sur l’extérieur. Le soir, par contre, comme il m’arrivait d’attendre ma mère quelques minutes dans le hall d’entrée ouvert sur le boulevard, je pouvais contempler le monde au-dehors qui défilait bruyamment devant moi, les gens à pied sur les trottoirs, en voitures, à bicyclette, à moto ou en bus sur le boulevard.

  A cette époque, j’étais excessivement timide, presque sauvage. Je regardais les filles plutôt distraitement n’éprouvant pas d’intérêt particulier pour elles. J’avais alors sept ou huit ans et je savais ce qui me différenciait d’elles sans toutefois en mesurer la portée réelle. J’avais trois sœurs et je trouvais les filles ennuyeuses et hypocrites, toujours prêtes à vous dénoncer, jouant à des jeux stupides et lisant des illustrés plutôt débiles. Bref, inintéressantes !

  Quoique… !

  En fait, je les trouvais plutôt décoratives, agréables à regarder, du moins certaines d’entre elles…en fait…certaines d’entre elles me mettaient en émoi, me faisaient frissonner, me rendaient gauche, maladroit, fébrile. Bref, j’étais amoureux, mais je n’en savais rien, car n’étant pas instruit de ces questions, et bien qu’ayant conscience de cet état, j’étais incapable d’en comprendre les raisons.

  Je me contentais donc de les observer de loin, en particulier une petite blonde avec des anglaises, habillée très chic (et sans doute très cher), dont le joli minois et la silhouette élégante me paraissaient exquises. Elle pouvait avoir sept ans, huit au plus, et correspondait assez bien à l’image que je me faisais des héroïnes de mes lectures. Elle pouvait être, ainsi, au gré de mes humeurs, le petit chaperon rouge, la petite sirène, la petite fille aux allumettes, la fée Clochette etc.…

  Les jours passant ainsi, les vacances de Pâques furent vite là. Comme chaque année nous allâmes chez nos grands-parents, à la campagne.

  En ce temps là, pour nous, la campagne était située à une vingtaine de kilomètres de Paris. Ma grand-mère élevait des poules, des canards et des lapins, dans le jardin et l’arrière-cour de son petit pavillon de banlieue. J’adorais les animaux et notamment les jeunes lapins, petites boules duveteuses dont l’un d’eux, un lapin blanc aux extrémités noires, pattes, museau et oreilles et aux yeux rouges, mouillés et expressifs, m’avait été attribué à condition que je le nourrisse et pour cela, je devais parcourir les bordures de champs et de chemins afin de cueillir certaines plantes qu’il affectionnait, que je change régulièrement sa litière et qu’en un mot, je m’en occupe. J’adorais cet animal qui, je le crois, me le rendait bien en venant se blottir dans mes bras quand je le sortais de sa cage et en prenant l’air malheureux quand je l’y remettais, inclinant sa tête sur le côté et repliant une oreille puis l’autre tout en me lançant ce regard mouillé comme s’il pouvait pleurer. Peut-être le pouvait-il ?

  Ma grand-mère me disait qu’il s’agissait d’un lapin « russe », parce qu’il avait les yeux rouges. Les lapins en Russie avaient donc les yeux rouges pensais-je ? D’autant que mon grand-père appelait souvent les russes : « les rouges » !

  Un jour en tous cas, il disparut. Pfffuit …! Plus de lapin russe dans sa cage ! Les grands parents trouvaient la chose plutôt extraordinaire. Il devait s’agir d’un lapin magique pensa ma grand-mère à voix haute, comme celui des magiciens ou comme celui d’Alice. Je ne crois pas qu’il revienne ajouta mon grand-père l’air pensif, ces lapins là, quand ça disparaît, c’est pour de bon ! J’en fus très triste et pendant plusieurs jours j’allais voir sa cage vide jusqu’à ce que quelqu’un y mette un autre lapin. Mais ce fut longtemps après, pendant les grandes vacances, que je compris ce qu’il était advenu de mon lapin. Ma grand-mère faisait sécher les peaux de ceux qu’elle abattait et les gardait pour les vendre une fois l’an à un employé des tanneries. Toutes ces peaux, une fois séchées, étaient pendues à une poutre du grenier. Ce grenier était en principe fermé à clé et nous, les gosses, n’avions pas le droit d’y aller car mon grand-père y entreposait des outils, faux, serpes, scies et son fusil de chasse ainsi que ses cartouches et bien entendu, nous n’avions de cesse d’aller vérifier qu’il était bien fermé et ce, plutôt deux fois qu’une ! Arriva alors … ce qui devait arriver, la porte un jour resta ouverte et nous nous en aperçûmes. Ce grenier était, comme la caverne d’Ali Baba, rempli de trésors et notamment d’illustrés ayant appartenu à nos oncles, pensez donc ! Spirou, Tintin, Hurrah, Cœur-Vaillant, Les Pieds Nickelés, Pim Pam Poum, Bibi Fricotin, Pif et des quantités d’autres dont les noms m’échappent et auxquels il faut ajouter, les contes de Grimm, de Perrault, d’Andersen…

  En temps normal, je me serais jeté sur les livres pour les parcourir avidement car j’étais un boulimique de la lecture. Mais ce jour là, mon regard fut attiré par les peaux de lapins séchées pendues aux poutres basses et je pouvais reconnaître, sans l’ombre d’un doute, la peau de mon lapin russe. Je redescendis en pleurs (et en colère !) dire toute ma rage, ma peine et mon ressentiment à ma grand-mère. Il me fallut des semaines pour oublier cette boule de poils soyeux, chaude et palpitante, qui se lovait entre mes bras et ma poitrine, confiante et apeurée à la fois, m’observant de son regard humide, ce petit être fragile qui me saluait en abaissant une oreille chaque fois qu’il m’apercevait, et il me fallut des années avant d’accepter de nouveau, au moins une fois, de manger du lapin et de réaliser alors, que je n’aimais pas cela.

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