L'orphelinat
Être né sous x, c’est être abandonné dès la naissance. C’est venir au monde, porté par l’absence, sans savoir d’où l’on vient, encore moins où l’on va. Pour autant, la vie commence. Comparée aux autres, elle paraît vide de sens ; un point d’interrogation en signe de distinction. C’est toute une existence à attendre une once de lumière, un regard opportun ; l’espoir d’une rencontre. Car il suffit de cela, d’une seule rencontre, pour révéler ces oubliés en mal de paternité et les rendre, à cet instant, tout simplement présents.
Ouvrir cet établissement dédié…
— Votre texte est magnifique, Bénédicte.
— Merci. Je le relis, en diagonale, sans… sans voir vos corrections.
— Mais il n’y a rien à corriger.
— Rien ?
— Pas une virgule. Votre discours est juste parfait. Ce sera incontestablement la plus belle allocution !, me dit-il les yeux brillants d’excitation.
— Soit. On est prêt, alors ?
— Absolument ! Le protocole, la liste des invités, le chemin de la visite inaugurale… tout est vérifié. Derrière votre texte, je vous ai rappelé l’ordre de parole des officiels. Je vais à l’entrée pour assurer l’accueil des premiers journalistes.
Il se précipite dans le couloir principal puis fait volte-face.
— Je suis bête. Je partais avec ce livre sans le remettre à sa place !
— Donnez-le-moi, Benoît. Je le range et je vous rejoins.
Il se décharge aussitôt du gros pavé et s’éloigne en direction de l’accueil.
Me voilà seule. Dans ces derniers instants de silence, avant d’affronter la foule, je replie le discours dans ma veste et respire profondément. La critique bienveillante de Benoît semble faire ses effets. Se dissipent mes doutes, mes appréhensions. J'évacue, peu à peu, le trac à l’origine de tous ces maux et reprends mes esprits dans la bibliothèque principale. Là où finira la visite et commenceront les interviews.
Ici, les volumes les plus anciens sont répertoriés. Papiers marbrés, cartons bruns illustrés, pleins maroquins bordeaux ou bleu de Prusse… tous affichent leur couleur en me tournant le dos. Mais même à quelques mètres de distance, je n’ai nul besoin de lire leur titre. Je ne les connais que trop. À l’étage d’un des rayonnages, la belle farandole s’arrête pour un espace vide. La place du gros volume que Benoit m’a laissé. Dans mes mains, l’imposant recueil me rappelle de tout son poids les mots et les années qu’il a su traverser. Je passe la main sur sa couverture de cuir, granuleuse. Des reflets s’y incrustent et renforcent la valeur de l’ouvrage, semblable à une pierre précieuse, inestimable. Un livre de jade.
Je l’ouvre en son milieu. Page 723. Je tourne la suivante. La pulpe de mes doigts effleure le papier bistre. Un chuchotement s’y glisse, subreptice.
Spontanément, j’effeuille les pages de plus en plus vite. Elles défilent, s’effacent les unes derrière les autres comme les titres des chapitres en en-tête. Le chien du Tsar, Le cheval enchanté, Le Portefaix et les trois Dames… Une simple pression du pouce : le carrousel s’arrête. Les mots, ces histoires et la mienne me reviennent.
Je relance le cycle. Les bruissements de chaque feuille se poursuivent, se succèdent les uns aux autres en un souffle léger. Une fragrance indicible s’épanche jusqu’à mon humeur fébrile. C’est bien plus qu’une essence, c’est une présence qui revient doucement, à petits pas vers moi, raviver, sur la pointe des pieds, mes plus précieux souvenirs.
Sous la lueur timide d’une lampe de chevet, j’attendais, blottie dans le creux d’un lit, les premiers mots où tout commence. Des récits merveilleux, étranges et fantastiques sortaient à petit bruit de l’ombre. Fées, sorcières, voleurs ou princes charmants s’invitaient dans la chambre, portés par celles qui détenaient le secret de faire de tous ces livres des mondes. Complots murmurés ou agonies soudaines, rires sous capes, soupirs de rescapés… chaque mot, chaque souffle prenait de l’importance dans ces contes qui, sitôt sortis du crépuscule, se poursuivaient dans mon sommeil pour ne jamais vraiment s’éteindre. Un baiser sur le front en point de suspension.
Ainsi allaient mes nuits, les récits de ma jeunesse. De maisons en pensions, ces livres, fidèles, ont su me suivre, me border, faire de ces lits, les nids douillets de mon enfance ; écrire ma propre histoire. Les fondations de ma raison d’être.
Je replace avec la plus grande précaution cette édition des mille et une nuits dans le rayon consacré aux contes étrangers. Ces écrits, conçus pour émerveiller tous les enfants du monde, s’invitent au partage, à quelques rayonnages du Roman de Renart, de La Farce de maître Pathelin et autres œuvres médiévales qui traversent les âges en cet instant présent.
Sur le versant opposé s’érigent les piliers des trois grands monothéismes. Ici, sont mis en valeur les deux livres des Rois tout comme ceux des Chroniques et l’épître aux Hébreux. À leurs côtés, des études consacrées aux premiers scribes du Coran, transcripteurs et pionniers, sont en consultation. Ils occupent tout un pan, édités en toutes langues. Non loin de là, des apologues du Tripitaka incarnent à eux seuls, la présence de Bouddha et viennent compléter ainsi cette collection des best-sellers de nos civilisations qui imposent, par leur simple présence, la fragilité et le mystère de leurs propres origines.
Je rebrousse chemin, dans les salles de recherche qui suivent, rejoindre mon assistant. Sous l'impact de mes talons, le parquet semble jouer les trois coups. L’heure approche. Je traverse rapidement ces lieux d’étude qui feront partie de la visite. Des espaces consacrés à tous les abandonnés ; existences transparentes qui, à elles seules, révèlent bien souvent les drames de leur époque. Sur les longs bureaux de chêne clair, certains ouvrages sont mis en lumière pour l’inauguration.
Le journal intime d’une prostituée qui plonge le lecteur dans son quotidien inavouable. Derniers cris couchés sur le papier qui marquent les esprits et dévoilent de par leur crudité les versants les plus bruts, les pentes les plus abruptes d’une humanité de chair. Je n’étais plus aussi bête qu’au commencement. Ainsi s’intitule le récit de cette anonyme. Sans jamais avoir été publié, il aura peut-être ouvert la voie pour porter plus haut, plus loin le même cri près d’un siècle plus tard.
Plus loin, les témoignages de poilus de la Grande Guerre nous immergent dans le quotidien d’auteurs fantômes avant l’heure. Des propos non signés, rescapés de la censure, désavouant leur commandement, l’obstination, la guerre. Des « Testaments de l’honneur », comme le précise l’un d’eux. Ces soldats inconnus sont des gueules cassées qui ont encore toute leur tête. Ils forment, en rang serré, un recueil poignant et collectif avec pour dernière arme, leur sensibilité.
Je passe devant la salle des retrouvailles. Ici sont rassemblés des cas sans filiation qui, à force d’enquête ou d’aveu, ont pu rejoindre leur père. Les auteurs de ces faits, de ces actes de désespoir, se révèlent être, avant tout, des personnes acculées par la peur. Excommunication, déshonneur ou arrestation, tels étaient les risques engagés si la paternité de telles œuvres venait à être dévoilée. Et quand le style de l’écrivain a déjà fait autorité, ce sont celles du pouvoir en place qui se charge de le démasquer et de l’arrêter comme l’illustre en 1749, la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, d’un Diderot anonyme. Une œuvre qui figure parmi les révélations, citées aujourd’hui en exemples.
J’arrive sur le parvis. Un soleil rieur vient taper contre la façade entièrement rénovée de l’ancien presbytère. Benoit passe un dernier coup de chiffon sur la plaque avant de la recouvrir du voile inaugural. Sous la date du jour, le « Centre de Documentation et de Recherche des Parutions Anonymes » y est gravé en toutes lettres.
D’ici quelques minutes, une nouvelle institution ouvrira ses portes. Un lieu unique qui attirera curieux, étudiants et amoureux des livres. Une maison pas tout à fait comme les autres qui prend en compte les auteurs qu’on ne nomme pas, qu’on héberge et éclaire d’un peu de lumière. Comme pour porter une histoire d’une petite voix sous la lueur tamisée d’une lampe de chevet. Des récits, parfois célèbres, d’écrivains inconnus, qui ont toujours su s’ouvrir à ceux qui savent les lire et les entendre.
Ainsi, aujourd’hui, me reviennent les clefs de cette maison à laquelle je tiens tant. À moi d’animer ce nouvel hébergement d’œuvres sincères et anonymes, reflets de la fragilité d’une partie de notre humanité en quête d’identité. Un lieu qui rassemble, qui questionne. Qui me ressemble.
Mon orphelinat à moi.
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