Chapitre 2 : La gloire de la ballade (2/2)
Il y eut un court silence. Héliandri s’y orienta, quitte à se distinguer d’une clientèle accoutumée à ce type d’entrée. Des pas feutrés soutenaient cette grêle silhouette, ses nattes corbeaux oscillant sous une telle légèreté. Un vent frisquet s’introduisit par-delà le seuil et fit onduler les replis de sa chemise en tissu à motifs fleuris. Elle était de complexion aussi brune et d’aussi petite taille que l’aventurière, mais cette dernière réfléchit au-delà du superficiel. À ce qui distinguait cette jeune humaine de la foule. Peut-être étaient ses sifflotements graves se dissipaient dans le tintamarre ambiant. Ou bien était-ce la manière dont elle se pavanait en opposition avec la discrétion relative de son avancée.
Quoi qu’il en fût, elle s’installa à côté de Héliandri, étendant ses coudes sur le comptoir.
— Aubergiste ! interpella-t-elle. Votre alcool le plus fort !
Shano ne sut si elle devait arquer les sourcils ou simplement soupirer.
— As-tu une gravure prouvant ton âge ? questionna-t-elle d’un ton las.
Une veine s’épaissit sur la tempe de la cliente, qui foudroya Shano des yeux.
— J’ai dix-neuf ans ! dit-elle. Ça fait deux ans que je suis en âge de boire de l’alcool.
— Sans preuve, rétorqua la patronne, un compromis est possible.
Ni une, ni deux, Shano saisit la chope la plus proche qu’elle remplit à ras-bord d’une bière fraîche et blonde. Seulement quand la cliente paya son dû eut-elle la volonté de la lui tendre. Observant la mousse crépiter, la jeune fille souffla ostensiblement, et ses lèvres se tordirent en moue. Son expression s’amplifia sitôt qu’elle aperçut le sowqua dans le verre de l’aventurière, mais s’atténua quand elle la reconnut.
— Héliandri Jovas ! s’écria-t-elle, les pupilles dilatées.
La concernée jeta un coup d’œil latéral.
— Je n’ai jamais autant entendu mon nom, marmonna-t-elle. À qui ai-je l’honneur ?
— Je m’appelle Loureja, se présenta la jeune fille.
— Pas de nom de famille ?
— Il n’a aucune importance.
Poing sur le menton, Héliandri dévisagea son interlocutrice sans subtilité, au contraire de l’aubergiste rôdée à l’exercice. Loureja avalait sa boisson par bruyante goulées, et éructa même en reposant le contenant. Jamais elle ne demeurait sur place, ses iris scintillant chaque fois que son regard croisait celui de l’aventurière. De discrets fredonnements s’alternèrent même entre ses déglutitions.
Alors Héliandri la fixa avec insistance.
— Tu n’as pas l’air d’une gamine ordinaire, commenta-t-elle. Sois donc franche avec moi, tu veux bien ? Il est trop tard pour échapper à ma notoriété. Pas pour flairer les intentions de toutes ces personnes qui me rencontrent.
— Ha, c’est que je ne suis pas une adulatrice ordinaire ! fit Loureja. Si je vous rencontre en personne, ce n’est pas pour vous noyer en compliments, ou même recevoir vos conseils. Pas uniquement, en tout cas. J’ai juste une petite réflexion qui me brûle les lèvres.
— Nous y voici. J’aspire à mieux user de mon temps, mais l’auberge est mon seul horizon du moment. Exprime-toi, gamine.
— Pourquoi m’appeler ainsi ? Je n’ai même pas fait de réflexions sur la subtile touche de gris de vos cheveux. L’anxiété ou la vieillesse ?
— L’expérience.
Une pointe de frustration sourdait chez Loureja, puis céda à un sourire à pleines dents. Elle essuya d’une main grossière les gouttes de bière ruisselant sur sa joue. Héliandri eut beau ciller, son dédain à peine voilé, l’insouciance habillait encore les traits de la jeune fille.
— D’où ma question ! lança Loureja après avoir éternué. Est-ce que cette sagesse accumulée est un bouclier ?
— J’ai du mal à saisir, répondit Héliandri.
— J’ai lu assez de bouquins pour savoir que derrière des figures légendaires se cachaient en vérité des personnes tout à fait ordinaires. Certains ont embrassé leur réputation, d’autres, comme vous, la considèrent comme un désagrément.
— Oui. Pour commencer, je ne peux me rendre nulle part sans être assaillie de réflexions.
— C’est la triste ironie de votre existence ! Vous aspiriez à la tranquillité.
— Mieux encore. À m’émerveiller au fond des ruines sans personne pour venir nous importuner, Wixa et moi. Ha, et voilà que je m’épanche trop.
D’un œil complice à l’intention de Shano, l’aventurière s’évertua à détendre l’atmosphère. Seul un fond d’alcool demeurait dans son verre ; les voix montaient tant, assaillaient tant ses tympans, qu’elle songea à une franche lampée. Loureja ne s’interrompit que pour mieux la lorgner, savourant sa bibine à l’excès.
Sa mine s’obscurcit en un instant.
— Ne baissez pas votre garde, avertit-elle.
Héliandri prétendit que ses poils ne s’étaient pas hérissés. Que sa gorge ne s’était pas nouée. Que des frissons ne l’enveloppaient guère. Une palpable tension s’exerçait autour d’elle.
Ni les rires gras de la clientèle, ni les rictus outranciers de son interlocutrice ne l’affaiblirent. Loureja se maintint quelques instants, avant de s’orienter derechef vers sa chope.
— Trop légère, se plaignit-elle. Trop sucrée, en plus. Je préfère l’amertume.
— Nous l’avions remarqué, répondit Shano.
L’aventurière sollicita la jeune fille aussi discrètement que possible. Les pieds de sa chaise grincèrent sur le plancher, aussi, pour une fois, elle remercia le bruit envahissant de l’auberge.
— Et si tu développais ton propos ? suggéra-t-elle.
Un sourire jaillit entre les rictus de Loureja.
— C’est l’ennui qui domine chez vous, devina-t-elle. Que ces gens vous admirent ou vous exècrent, vous vous croyez hors d’atteinte.
— Je suis consciente d’avoir de nombreux ennemis, contredit Héliandri. Si c’est ce qui t’inquiète.
— Alors soyez prudente. Regardez derrière vous à chacun de vos pas. On ne sait jamais ce qui se glisse subrepticement dans l’ombre, n’est-ce pas ?
— Tes insinuations sont entendues, Loureja. Mais encore ? Pourquoi crains-tu pour ma vie ? Certains diraient que mon rôle est terminé. Que je dois juste laisser les grands de ce monde agir en diplomates ou en soldats.
— Notre époque est en proie aux chamboulements. Si par mégarde, quelque chose survient, qui affrontera les répercussions ? Vous qui écrivez l’histoire, Héliandri Jovas, avez tout intérêt à ce que la plume ne reste trempée que dans l’encre.
Elle ne pouvait se rapprocher davantage, pourtant l’aventurière se sentait tenaillée. Si son entourage pouvait lui prodiguer du soutien, elle s’opiniâtra à se débrouiller seule. Figée, des tremblements l’ébranlèrent toute entière. Attentive, elle observa la ceinture de Loureja, étrangement dénuée du moindre objet.
Du coin de l’œil, Héliandri aperçut quelqu’un se mouvoir. Il s’était terré dans un coin de la salle jusqu’alors, mais elle distinguerait cette figure juvénile dans la plus dense des affluences. Pâle demeurait l’historien alors qu’il se faufilait entre les tables, un épais ouvrage calé entre son bras et ses côtes. Il gardait un gabarit fuselé que son pourpoint purpurin soulignait. Des franges blondes et désordonnées collaient à son front transpirant quand bien même il s’efforçait de l’éponger. Mais à force de plonger son regard dans le sien, Héliandri ne pouvait qu’y voir le reflet de son aîné.
Kavel changea brusquement de direction.
Quand la brise s’engouffra dans l’auberge, personne n’eut besoin de s’y concentrer à plusieurs reprises. Un humain grand et costaud, au teint ébène, se présenta par-delà l’encadrure de la porte. Il se déplaçait avec lenteur et hésitation, quelque peu recourbé. À peine soutenait-il le poids de son ample veste en cuir marron, dissimulant malaisément les taches vermeilles sur sa tunique à boutons boisés. Des ecchymoses cerclaient ses grands yeux bruns surmontant son menton saillant et ses lèvres épaisses. Si le sang séchait sur ses cadenettes tout comme sur son pantalon anthracite en laine, sa barbe noire et touffue en cachait peu ses traces. Surtout lorsque des quérimonies s’entremêlèrent à ses foulées.
— Dehol ! s’affola Kavel.
L’historien se précipita auprès de son ami, son cœur battant à vive allure. Il enroula un bras autour de son épaule, mais soutenir ses pas lui était ardu. Plusieurs clients interloqués les rejoignirent, impuissants pour la plupart face à l’état de Dehol.
— Je vais te soigner, déclara Makrine, l’urgence détonant dans sa voix.
Zekan et Mélude aidèrent Kavel à installer le blessé sur une chaise. Étendant les jambes, suant à grosses gouttes, Dehol se référa à la guérisseuse dont il percevait les rapides inspirations. Alliant le geste à la parole, Makrine déploya un flux smaragdin autour de ses paumes, qui bientôt se diffusa jusqu’au patient. Une mélodie apaisante accompagnait le sort, guidait une énergie entrant dans un corps tourmenté.
Malgré tout, Dehol n’avait cessé de haleter. Héliandri l’examinait depuis une distance, incapable de se déplacer à cause de la foule amassée autour de lui. Makrine dut exiger aux clients de retourner à leur occupation. Bien qu’ils s’exécutassent sans tarder, l’aventurière conserva cette séparation, comme si elle restait paralysée.
Un semblant de soulagement drapa Dehol au moment où Kavel s’inclina vers lui.
— Cela ne peut pas continuer ainsi, trancha Kavel.
— Est-ce mal de dire que je m’y habitue ? avoua Dehol.
Soudain la soigneuse lui coula un coup d’œil contempteur, que ses amis ne purent calmer.
— Oui ! s’exclama-t-elle. C’est ta troisième agression, rien que ce mois-ci ! Est-ce qu’une part de toi culpabilise encore, Dehol ? N’intériorise surtout pas ta douleur.
— Je dois poursuivre mon existence, insista le patient.
— Et tu seras toujours le bienvenu ici, rappela Zekan.
— Avec une musique charmante et épique, renchérit Mélude, les plaies s’effaceront en un rien de temps !
Dehol acquiesça à contrecœur. Des spirales verdâtres chuintèrent en refermant ses contusions, et néanmoins l’affliction le lancinait encore. Il tendit un bras vers Kavel, lequel enroula sa main autour de son poignet en se mordillant les lèvres.
— Ils finiront par réaliser, espéra l’historien. Personne ne te connait mieux que nous, c’est vrai. Jamais cela ne devrait servir d’excuse pour t’agresser.
— Certains connaissaient mon ancien moi, dit Dehol. Ils ont perdu un cousin, un ami, ou quelqu’un de plus proche encore, à cause de lui. Comment leur convaincre que je ne mens pas ?
— Nous sommes garants de toi. La preuve, hélas, reste inaccessible.
Une âpre image, miroitant les espoirs d’autrefois, assaillit le crâne de Dehol. Makrine prolongea son sort en vain, tant les râles jaillirent d’entre ses dents.
— Je ne devrais pas être ta priorité, dit Dehol à Kavel.
— Tu n’as pas besoin de prononcer son nom, répondit le jeune homme en se rembrunissant. Il serait plus aisé de faire mon deuil si… elle n’était pas introuvable.
Kavel et Dehol partagèrent un regard lourd d’implications. Ce fut comme si la magie de Makrine s’invisibilisait sous cette simple évocation. Des plis strièrent le faciès de l’historien, et toutefois s’avérèrent éphémères, vaincus par de nouveaux tressaillements.
— Nous sommes écartés, songea Dehol. On nous exige de mener notre vie comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait aucune répercussion. Tôt ou tard, ses réminiscences trouveront leur sens.
Sur ces mots, il huma l’air alcoolisé de la salle, auquel une chaleur bienvenue s’adjoignit. Un sourire s’esquissa difficilement sur ses traits encore marqués par son précédent combat. Même si son attention se porta surtout sur Kavel, il ne manqua pas de considérer les bardes, et même au-delà.
— J’ai renoncé à l’idée de justice, murmura Dehol. Les réponses resteront, complètes et pourtant insatisfaisantes. Qu’est-ce qu’il nous reste ?
Au sein de cette auberge perdue dans les faubourgs de Parmow Dil, d’aucuns espéraient le retour de la musique interrompant l’inconfortable quiétude. On y vidait des verres par lampées assurées, on y consommait des plats avec promptitude, on y dégoisait jusqu’à la venue de l’aurore. D’innombrables âmes s’y confondaient, s’abandonnaient à l’ivresse et aux ragots. Lieu de rencontre pour les uns, havre pour les autres, il marquait la rupture tant souhaitée.
Fidèle cliente malgré elle, Héliandri resta figée et muette des minutes durant. Lorsqu’elle trouva la conviction de commander un autre verre, Loureja s’était déjà volatilisée.
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