Chapitre 1
- Arrête donc de rêvasser, et reprend le travail !
Le coup de fouet qui suivit parcourut l'échine du travailleur, en une douleur lancinante sur les croûtes déjà purulentes de son dos nu. Le Chef de Section Jeb y avait été fort ces dernières périodes. Non pas qu'il s'acharnait particulièrement sur DR-30, tous les travailleurs de la section en prenaient pour leur grade, même ceux qui travaillaient vite et bien. Il était comme ça Jeb, il aimait faire mal. DR-30 n'avait jamais compris pourquoi.
- Oh ! Tu m'écoute ? rugit l'implacable fouetteur, avant de lancer encore sa lanière de cuir sur le dos du travailleur.
DR-30 y voyait flou à présent. Déjà qu'on y voyait pas bien clair dans ces galeries... Il sentit ses jambes trembler. Il avait laissé sa dernière piqûre à DR-22, à la dernière période. Il n'aurait pas dû. Et en même temps, si DR-22 était encore là, c'était sûrement grâce à ça. DR-30 eut un soupir de résignation mêlée de satisfaction. Ses jambes tremblantes, fléchirent et flanchèrent, et il se retrouva à genoux, la tête basse, au pied de son poste de travail. Il avait pourtant essayé de résister, il savait que ceux que tombaient étaient en général soit remplacés, soit prenaient encore plus cher par les chefs de section. Il essaya de se relever, et serra les dents, en attendant un nouveau coup de fouet. Mais rien.
Avec tout le boucan des machines par ici, il n'avait pas entendu l'Inspecteur arriver. Son entrée avait manifestement retardé le coup, puisque Jeb, rabaissant son bras, prit d'un coup sa voix mielleuse, celle qu'il prenait tout le temps quand l'Inspecteur du Secteur passait voir comment ça se passait. Un répit bienvenu...
- Alors Jeb, dit la voix haut perchée de l'inspecteur, comment avance le travail ?
- Pas trop mal, monsieur, mais celui-là refuse de se magner un peu. Alors bon, ben j'fais comme qui dirait ce qui faut faire quoi, monsieur.
Le court silence qui suivit fit penser à DR-30 que l'inspecteur le toisait. Il tenta de se relever et de se remettre au travail, s'agrippant comme il pouvait aux éléments de son poste.
- Ah Jeb, je vois qu'on a fait un peu de zèle, répondit l'inspecteur, d'un ton dont il était difficile de savoir s'il plaisantait ou s'il était sérieux.
- Ben, m'sieur, c'est-à-dire qu'il faut bien qu'il travaille le gars, hésita le Chef de Section en se grattant la tête.
- Mais rappelez-vous qu'un travailleur trop amoché devient moins rentable, n'est-ce pas ? Essayez de retenir un peu votre bras à l'avenir.
DR-30, qui n'avait pas souvent entendu un Inspecteur parler, se dit que celui-ci était peut-être une sorte d'allié bienveillant, haut-placé, sévère mais juste. Mais l'Inspecteur continua :
- Vous êtes en retard de 3% sur vos secteurs voisins, DQ et DS, ce qui n'est pas le cas de votre collègue qui gère les lignes 1 et 2, Jeb. Je... vous suggère, sincèrement, de retenir votre bras. Ou remplacez les sans attendre, s'ils sont trop faibles. Nous faisons des travailleurs, pas des miracles. Et celui-là ne tient plus debout.
- Bien monsieur, je vais faire mon possible.
-C'est très bien Jeb. C'est très bien.
Les bruits de pas qu'avait dû émettre l'Inspecteur ne parvinrent pas aux oreilles de DR-30. Il devait cependant avoir déjà terminé son inspection, et quitter la zone, puisque Jeb se remit à brailler.
- Allez mon gars, remet-toi debout et au boulot ! Je vais éviter de te tuer tout de suite, en attendant que le sang sèche et arrête de couler. Alors sois rentable ! T'as pas intérêt à me décevoir.
DR-30 s'attendit tout de même à un dernier coup de fouet, "pour la forme", comme disait parfois Jeb, mais rien ne vint. Alors il se vissa sur ses appuis, s'accrocha à son poste de travail, et reprit la cadence en tremblant. Ce n'était visiblement pas aujourd'hui qu'on l'emmènerait à l'infirmerie. La pièce de métal bleutée sur laquelle il travaillait l'attendait toujours. De ses mains faibles il attrapa son outil et continua l'ouvrage. Une fois terminée, il appuya sur le bouton d'envoi, et une nouvelle pièce vint remplacer la première. Puis une autre remplaça celle-ci. Puis une autre. Puis une autre. Il avait repris la cadence, mais tâchait de son mieux de l'accélérer, car il avait prit du retard sur les autres.
La période se passa ainsi, dans le silence des travailleurs, et dans le bruit des machines. Jeb s'était un peu calmé, même si quelques coups de fouets bien sentis vinrent inciter les camarades de DR-30 à travailler plus vite. Ce dernier attendait la sonnerie de fin de période avec une impatience plus marquée qu'à l'accoutumée. Il était aussi angoissé. Il avait peur d'un nouveau coup de fouet. Jeb s'était calmé, mais il avait dû s'écouler plusieurs heures depuis que l'Inspecteur était passé, et que le dos du travailleur n'avait pas souffert. Ou seulement quelques minutes ? DR-30 n'avait pas la notion du temps. Dans cette galerie sombre, aux lumières jaunâtres sans la moindre indication du temps qui passe, comment savoir ?
Il entendit le fouet claquer à proximité.
Il risqua un coup d'oeil latéral. DR-34 était à terre. Vraiment à terre, du genre affalé, la tête dans les cailloux. Jeb le tâtonna du pied, mais il ne bougeait plus. La gorge de DR-30 se noua. Il aimait bien DR-34. Il aimait bien tout le monde, à vrai dire.
Le Chef de Section lâcha son fouet un instant, et souleva le corps du travailleur inerte. Il l'assit sur la Chaise des Morts - c'est comme ça que les travailleurs l'appelaient - à l'écart de la chaîne de travail. DR-30 n'osa pas tourner la tête aussi loin, et se remit au travail en tâchant d'écouter du mieux qu'il pouvait.
- Alors bonhomme, on est HS ? s'amusait Jeb. Tu sais ce qui arrive à ceux qui sont HS, mon grand ? Je te laisse dix secondes pour rouvrir les yeux, et te relever. 10 ! 9 ! 8 !
DR-30 espéra très fort que DR-34 se relève. S'il y arrivait, il serait sans doute conduit à l'infirmerie pour qu'il se remette. Sinon, il serait probable qu'on leur présente à tous un nouveau DR-34.
- 5 ! 4 ! 3 !
DR-30 s'était retourné malgré lui. DR-33, 36 et 37 aussi apparemment. Mais DR-34 était toujours affalé à moitié sur la Chaise, à moitié par terre, son bas d'uniforme bleu rougi par le sang qui coulait de son dos, et tâchait la Chaise des Morts, déjà souillée du sang de nombreux précédents. Il était difficile de voir s'il respirait encore, tant il était inerte. Quant à l'entendre... le bruit de la machinerie tout autour...
Le compte à rebours fatidique se termina, et une bonne partie de la ligne de travailleurs s'était retournée.
- Bon, ben... il est mort, on dirait, acheva Jeb. Sur cette éloquente oraison funèbre, il attrapa le corps de DR-34, et le fit basculer sur son épaule. Le Chef de Section, en se retournant, vit la ligne 3 entière qui le regardait, et reprit son fouet de l'autre main. Il le fit claquer en l'air, en s'avançant vers la ligne.
- Qu'est-ce que vous regardez tous ? Au travail !
Tout le monde se retourna rapidement et reprit ses outils. Jeb s'éloigna avec DR-34. Celui-ci s'éveilla soudainement, en poussant un cri plaintif et plein de douleur. DR-30 l'entendit, se retourna à nouveau. Ses yeux croisèrent ceux, affolés, de DR-34. Jeb l'avait forcément entendu aussi. Mais il continua son chemin funeste, en se contentant de ricaner.
- T'as eu ta chance, fallait pas la laisser passer.
DR-30 les regarda s'éloigner, et il était tétanisé par ce regard de son collègue. Ce regard désepéré, qui sembait dire "aide-moi ! sauve moi !". A ce moment, il posa son outil, et fit un pas en direction de Jeb. Mais il sentit qu'on le retenait. DR-35 avait quitté son poste pour l'empêcher d'avancer.
- Non, 30, ne fais pas ça. On ne peut rien faire, c'est impossible. Tu le sais bien et 3 aussi. Reprend le travail avant que Jeb ne revienne.
DR-35 avait prononcé ces mots rapidement, et en chuchotant, mais DR-30 sentit son regard plein de charisme et d'expérience qui venait sceller ces mots du sceau de la vérité immuable et indéféctible. Malgré tout, il se justifia
- Mais... Il avait bougé, bredouilla-t-il. Il aurait pu revenir ! On aurait peut-être pu faire quelque chose, l'aider !
- Tu es bien trop gentil, 30. Et naïf. C'est comme ça que vont les choses. Allez retourne au travail si tu ne veux pas subir le même sort que lui.
Bon gré, mal gré, DR-30 retourna au travail, comme disait 35. Et les larmes lui montèrent aux yeux. C'était plutôt rare de pleurer pour un travailleur. Moins pour lui. Et pour certains autres, parfois. C'était des larmes de tristesse, pour son collègue, mais aussi de colère, dirigées contre Jeb, et contre cet endroit. Une émotion pure l'envahit. Sa respiration accélera. Il sentit le mouvement s'annuler rapidement. Le calme en lui revint, surprenamment.
Jeb revint au bout de quelques minutes, et la cadence de travail accéléra au moment où il entra dans le secteur DR, et s'approcha de la ligne 3. Il était accompagné.
- Voilà ton poste DR-34, perd pas de temps, regarde comment fait DR-35 et fait pareil.
Le nouveau DR-34 était tout frais, en comparaison avec l'ancien. Ses cheveux étaient fraîchement rasés, et il avait encore son haut d'uniforme. Et propre, surtout. DR-30, en le voyant ainsi, se dit que ça ne durerait pas. L'événement l'avait rendu un peu cynique, et il s'en voulut, un peu.
DR-35 serra la main de son nouveau voisin, et lui montra les gestes à faire, de façon patiente. Il vit sans s'émouvoir que le dos de la main du nouveau venu rougoyeait encore du fer incandescant qui avait gravé à jamais son nom dans la chair. Certains travailleurs le regardaient furtivement. DR-35 savait qu'ils jalousaient légèrement sa propreté, et la virginité de son dos. Mais il savait aussi que personne ne lui en voulait d'être là. Les choses allaient ainsi, et tous le savaient.
Rapidement DR-34 eut chaud, et retira le haut de son uniforme. Jeb en profita pour accélerer l'apprentissage de la nouvelle recrue. Une leçon de cuir lacérant et lancinant.
DR-34 n’avait du envoyer qu’une centaine de pièces (c'est à dire peu de temps) quand la sonnerie de fin de journée retentit. Les travailleurs, habitués, ne posèrent cependant pas tout de suite leurs outils, car ils savaient bien qu’il fallait attendre que l’équipe 2 soit emmenée jusqu’au secteur DR. Quand celle-ci arriva, DR-30 se sentit soulagé. La fin des coups de fouets avant un moment. Et il allait pouvoir se reposer jusqu’à ce qu’on vienne encore le chercher. Et surtout il allait pouvoir manger un morceau. Son homologue, nommé de la même façon, mais avec un uniforme rouge se mit derrière lui, et attendit que DR-30 lui tendit son outil de travail. Il devait d’abord finir sa pièce. Une fois cela fait, le DR-30 bleu laissa sa place au DR-30 rouge, et reprit le haut de son uniforme. Il rejoignit les 40 autres travailleurs de la section DR, et ils se dirigèrent tous ensemble vers le refectoire, flanqués de quatre accompagnateurs, dont la mission était de veiller à ce que tout se passe bien sur les trajets entre les différents lieux de vie de la Grande Machinerie, comme on l’appelait ici-bas.
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