Chapitre Final
Les mains liées, on m’emmène en direction du bureau de Thoriel. Je redoute ce que je vais y voir, dans quel état je vais retrouver ma pauvre Shirley. Je vais lui faire payer… Je le jure.
On me pousse sans ménagement à l’intérieur avant de claquer bruyamment la porte dans mon dos. Thoriel se tient entre moi et son bureau. À côté de lui, à sa gauche, Shirley tient à peine debout. Un bandage ensanglanté lui barre le visage, mais je ne vois aucune autre blessure apparente.
— Alors, Peter, tu as quelque chose à me dire ?
Je reporte mon attention sur Thoriel. Sa voix se fait douce, aimable, bien loin du ton bestial qu’il avait avec Shirley. Enserrés par la corde, mes poings tremblent de rage. Je plante mes yeux dans ceux de mon frère et m’avance aussi résolument que possible.
— Laisse-la partir. Laisse-la s’en aller loin d’ici, et je te dirais la formule.
Les yeux de Shirley s’agrandissent de surprise, à moitié cachés par le bandage. Je m’en moque. Je dois à tout prix la sauver de ce fou.
— Oh, comme c’est touchant. Mais comment puis-je être sûr que tu la connais ?
— Je t’en prie, tu imagines vraiment un enfant comprendre et retenir quelque chose d’aussi compliqué que la méthode de reproduction de la Caïna ? C’est moi qui la connais. Je ne te dirais rien tant qu’elle ne sera pas loin d’ici.
— Soit. Admettons que je te crois.
Il a un large rictus qui lui déchire la mâchoire. Je m’attends au pire. Quel genre de chantage pourrait-il faire ?
— Owen, viens ici ! appelle-t-il. Je tressaillis en entendant le nom de mon fils. Ce dernier sort de la même pièce que la dernière fois. Il s’approche timidement de Thoriel. Ce dernier est bien loin de sa fausse gentillesse. Il saisit le bras d’Owen et le tire vers lui sans prêter attention à ses protestations. Il attrape aussi le bras de Shirley.
— Ne préférerais-tu pas sauver ton fils ? demande-t-il en ignorant les enfants qui se débattent.
À sa gauche, Shirley. À sa droite, mon fils, Owen.
— Alors, Peter ? Ta petite protégée, ou le fils que tu as toujours voulu revoir ?
Tout semble s’écrouler autour de moi. Il vient de m’avoir à mon propre jeu. Comment pourrais-je choisir ? La réponse est évidente !
L’est-elle vraiment ?
La pièce tourbillonne autour de moi, j’ai la tête qui tourne, je manque de perdre l’équilibre. Tout tourne, tourne, tourne…
Pourquoi est-ce que je mets autant de temps pour répondre ? J’ai fait tout ce chemin pour retrouver mon fils. Même s’il ne me reconnaît pas, il reste mon enfant, celui d’Anna, tout ce qui reste d’elle. Comment pourrais-je préférer une enfant que je connais depuis quelques jours à peine et que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam ?
Mais après tout ce que nous avons traversé, jamais je ne pourrais abandonner Shirley, peu importe le sort que lui réserve Thoriel. Si elle s’en va, il gardera Owen et continuera de l’éduquer pour qu’il devienne un Narque. Cependant si je reprends Owen, qui sait ce qu’il fera de cette petite ? Jamais elle n’acceptera de devenir son alliée…
Mais je ne peux me résoudre à laisser mon fils entre les mains de cet homme abject. Pas une seconde fois. Maintenant, j’ai la possibilité de choisir…
Ma décision est prise. Je prends une grande inspiration et regarde à nouveau Thoriel.
— Je choisis…
D’un mouvement vif, Shirley attrape quelque chose sous son pull. Dans un éclair argenté, elle plante ma dague dans le cœur de Thoriel, qui est trop surpris pour réagir à temps.
Les yeux du Narque s’arrondissent de stupéfaction, de douleur, et… de peur ? Shirley l’accompagne dans sa chute tandis qu’Owen hurle de terreur et part se réfugier dans un coin de la pièce. Une tache sombre se forme sur le torse de mon frère. Je m’approche de lui pendant que Shirley se relève et coupe mes liens avec le couteau encore tâché de sang.
Les yeux de Thoriel sont vitreux. Il est déjà mort.
Il est mort sans que je puisse lui dire quoi que ce soit. Sans pouvoir exprimer la rancœur que j’avais contre lui, le dégoût qu’il m’inspirait, le plaisir que me procurait sa mort. Il est mort en un battement de cils.
Je me tourne vers Shirley ; elle est au bord des larmes. Je m’accroupis devant elle et la prends dans mes bras. — Tout va bien. C’est terminé. Tout est terminé.
Elle sanglote dans le creux de mon épaule pendant de longs instants. Finalement, elle s’éloigne en m’assurant qu’elle va bien et me rend ma dague. Nous nous tournons tous les deux vers Owen, sans savoir quoi faire.
L’emmener avec nous ? Illiana ne laisserait jamais un Narque entrer à Tornwalker, même s’il s’agit d’un enfant. Quelque chose me trouble, mais je n’arrive pas à savoir quoi… Vivre en dehors du village alors ? Vivre dans la forêt ou dans une ville est trop dangereux. Se battre pour survivre ne me tente pas non plus. Alors quelles options me reste-t-il ?
Il a les yeux de sa mère. Voilà ce qui me met mal à l’aise depuis que je le regarde. J’ai l’impression qu’Anna me toise à travers lui. Il a le regard d’une morte. Un regard qui me rappellera à chaque seconde que l’unique amour de ma vie n’est plus, qu’il me faudra affronter tous les jours. Je ne sais pas si j’en serais capable.
C’est là que cela me frappe. Cet enfant n’est pas le mien. Il ne l’est plus. Il a cessé de l’être lorsque Thoriel l’a enlevé pour en faire un Narque, pour qu’il devienne son successeur. C’est lui qui l’a élevé, qui s’est occupé de lui pendant toutes ces années. Je ne pourrais jamais rattraper ce temps perdu.
C’est le fils de Thoriel désormais. Pire encore, je suis le meurtrier de son père. J’ai tué Thoriel, j’ai tué le Kamkal que j’étais avant, lorsque Anna était encore là. Depuis sa mort, je gagne ma vie en tuant des Narques. Comment pourrais-je être un bon père ?
Je suis un Myrme, et lui un Narque. Je suis l’adulte qui a tué son père, et lui un enfant apeuré, endoctriné par les idées de Thoriel. Jamais il ne m’écoutera, jamais je ne pourrais lui faire entendre raison.
— Peter ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Shirley d’une voix encore étouffée de larmes. Je m’approche d’Owen.
— Retourne t’occuper de ton papy, dis-je dans un murmure qui déchire mon cœur.
L’enfant, trop apeuré pour dire quoi que ce soit, se contente d’acquiescer de son visage livide et se précipite vers la porte. Alors qu’il passe dans l’encadrement, je jette un œil à la pièce.
Elle est envahie de machines médicales qui bipent de partout. Elles sont reliées à quelque chose de difforme assis sur un fauteuil roulant vieillot. Je bascule sur la Facette de Chat pour reconnaître…
— Manassé ?
L’ancien chef des Narques, celui qui faisait trembler les Myrmes il y a des années, celui qui a ordonné le massacre de Tornwalker, se tient devant moi. De sa grandeur passée, il ne reste rien.
Son teint est cireux, ses joues sont creuses, un fin filet de bave s’écoule de sa bouche entrouverte. Son crâne est parsemé de quelques cheveux gris à l’aspect fantomatique, et ce qui devait être autrefois des ailes ressemblent désormais à de vieux haillons pendant dans son dos. Ses bras squelettiques gisent lamentablement sur les accoudoirs du fauteuil.
Un légume. Voilà tout ce qui reste de la « gloire de Manassé ».
La porte se referme sur Owen et lui.
— Viens Shirley, on s’en va.
— Mais…
Je me détourne sans faire attention à ses protestations. Je ne peux pas faire de mal à un enfant, et dans son état actuel, Manassé n’est une menace pour personne. Pour le moment, nous n’avons plus rien à craindre des Narques.
Par un étrange miracle, nous ne croisons personne dans les couloirs, et nous parvenons même à trouver la sortie. Pendant que nous traversons le pont au-dessus du vide, j’entends des exclamations retentir dans tout le château. Ils viennent de trouver Thoriel. Mais personne ne part à notre poursuite. Nous partons sans rencontrer le moindre obstacle.
Nous traversons un large pré d’herbes hautes recouvertes de neige. Par chance, le temps est clément avec nous et nous octroie même quelques chauds rayons de soleil. Shirley n’a pas prononcé le moindre mot depuis notre départ, et moi non plus. Nous sommes trop occupés à ressasser ce qui s’est passé là-bas.
Soudain, elle s’arrête et se tourne vers moi.
— Peter, pourquoi as-tu laissé ton fils là-bas ? Tu te rends compte qu’il va prendre la place de Thoriel quand il sera assez grand ?
— Je sais, dis-je en ignorant délibérément sa première question. Mais je suis incapable de lui faire du mal. D’autres que moi pourront lui faire entendre raison. Si les Narques resurgissent à nouveau, nous serons prêts.
— Personne n’est de taille à affronter une armée de Narques, remarque-t-elle. Ni maintenant, ni jamais.
— Et pourtant, deux personnes l’ont déjà fait. Ils pourront très bien le refaire.
— Tu parles de…
— Cassiopée et Gabriel, oui.
Elle se tait et semble réfléchir à mes paroles. De mon côté, j’espère simplement que cela n’arrivera jamais, et que les Narques disparaîtront. Mais je sais que je suis un peu trop optimiste sur ce coup.
— Et maintenant, reprend Shirley. Que vas-tu faire ?
— Eh bien, je commence en réfléchissant. Je vais sûrement rentrer à Tornwalker, reprendre mon métier de gardien de la Caïna et une vie normale.
— Tu as bien de la chance d’avoir déjà planifié ça. Moi, je ne sais pas ce que je vais faire.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu voulais bien aller à Tornwalker, non ? Toi aussi, tu voulais vivre là-bas, comme ton père.
Elle me regarde d’un œil suspicieux avant de comprendre et de pousser un « Oh ! » surpris.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Tu vois un sourire sur mon visage ? Alors, qu’est-ce que tu dirais de vivre avec moi ?
Tout en discutant, nous reprenons notre route.
— D’accord, s’exclame-t-elle avec enthousiasme. Mais je prends la plus grande chambre !
— Dans tes rêves.
Elle saisit ma main en éclatant de rire, et nous prenons la route vers le village des Myrmes.
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