1 - Adieu Joe

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Les nuages annonçaient une tempête en ce jour de deuil. Aujourd'hui, on enterrait Joseph "Joe" Sullivan. Amis et famille, proche et éloignée, avaient été conviés pour partager ce moment funeste. Bien que loup solitaire depuis des années, Joe connaissait du monde, ou c'est plutôt le monde qui le connaissait.
Il avait tenu jusqu'à l'âge de quatre-vingt cinq ans, puis un beau matin de novembre, alors qu'il contemplait le royaume qu'étaient ses champs par la véranda, son coeur rata un battement. Les secours, prévenus par une voisine qui passait comme chaque mardi munie d'un pain fait maison, tentèrent de le ranimer en vain.
Oui, ce jour était funeste, aussi funeste que le ciel. C'était comme si celui-ci avait décidé de s'habiller pour la circonstance.

Axel, treize ans depuis peu, était aussi maussade qu'on pouvait l'être. Il aimait profondément son grand-père, autant que l'on pouvait aimer un proche. Il rabattit sur le côté une mèche de ses cheveux trop longs. Sa mère avait tenu à ce qu'il soit aussi bien habillé qu'à un mariage. Il portait un costume noir comme l'ébène, la cravate assortie, ainsi qu'une chemise blanche immaculée.
L'enceinte de l'église était pleine à craquer. Lui était assis au premier rang, celui en général réservé à la famille du défunt. L'auditoire était tout ouïe, et on n'entendait les mouches voler, le silence étant brisé seulement par la voix du pasteur. Alors que celui-ci faisait la traditionnelle éloge, Axel ne put réprimer son envie de pleurer. Il ne souhaitait pas que ses larmes coules, et pourtant elles coulaient.

Grand-Père Joe l'avait quitté depuis à peine trois jours. Trois jours où Axel ne parvenait pas à réaliser ce qu'il se passait réellement. Trois jours où il avait cherché à faire tout et n'importe quoi sauf à penser à Joe. Celui-ci lui avait toujours dit que la vie était injuste, car tôt ou tard, elle prendrait ce qu'elle avait créé. Il fallait simplement faire du mieux possible pour l'apprécier de son vivant.
Tout en pensant à cela, Axel pleurait. Il pleurait la mort d'un être cher, d'un membre de la famille, mais surtout de son meilleur ami. Celui en qui il avait le plus confiance, celui qui l'écoutait, et celui qui le guidait. Et au diable ces idiots de Bernie Mcphy ou de Tom Hopkins ! Il avait essayé tant bien que mal d'en faire ses amis au cours préparatoire, mais ces deux brutes n'ont rien trouvé de mieux en grandissant que d'en faire leur bouc émissaire ! La vérité, c'est qu'il n'avait pas d'ami. Plus maintenant.

Emily, la mère d'Axel, lui tendit un mouchoir de sa main droite, tandis que sa gauche était occupée à éponger l'eau salée qui dégoulinait de ses yeux. Il le prit bien volontiers. Elle aussi souffrait, elle avait perdu son père.
Maman travaillait dans une compagnie d'assurance et Papa était avocat. Ils travaillaient trop. Beaucoup trop. Et du haut de ses treize ans, Axel savait pertinemment qu'une famille heureuse ne fonctionnait jamais lorsque deux parents travaillaient en permanence. Sa petite soeur de tout juste six ans, assise à sa droite, était la preuve vivante de leur manque de considération à leur égard. Axel devait très souvent jouer au baby-sitter, à peine rentré du Collège. Il entendait souvent de la bouche de Rose, sa cadette : «Tu sais quand maman rentre ?», et «Papa, il est où tu crois ?»
Axel n'avait pas envie de répondre à ces questions, tout comme il n'avait pas envie de pleurer. Mais la réalité le rattrapait. Il pensait souvent qu'il avait grandi trop vite, qu'il connaissait beaucoup trop de choses de la vie d'adulte. Des choses qu'un garçon de treize ans n'était pas censé savoir. Parfois le soir, il priait je ne sais quel dieu de remonter dans le temps, de n'être qu'un petit garçon qui ne connaît pas encore le monde. Un petit garçon qui ne pense qu'à ses rêves.

L'assemblée se leva. Jack, le père d'Axel, se mit en position à l'avant du cortège pour empoigner une partie du cercueil. Lui et Joe n'étaient pas très proches. Le deuxième disait souvent du premier qu'il ne savait pas apprécier les joies simples de la vie, que vivre à cent à l'heure ne ferait que lui attirer des ennuis. Et le premier, lui, disait du second que ce n'était qu'un vieil hippie qui ne s'était pas assez démené dans la vie, qui n'avait pas su subvenir aux besoins de sa famille, faute de motivation. Axel connaissait ses parents, mais il ne pouvait seulement qu'en esquisser les grandes lignes.
La musique résonnait dans toute l'enceinte, tandis que le cortège sortait à petits pas du bâtiment. L'adolescent donnait la main à sa soeur, elle était moite. Tout de noir vêtue, sa mère paraissait plus grande qu'à l'ordinaire. Elle portait une longue jupe qui descendait presque jusqu'aux chevilles, ainsi qu'un grand chapeau, sous lequel se dissimulait un chignon impeccablement coiffé. Inutile, pensa-t-il. Le soleil s'était mis à l'abri pour un mois de mars, là où en temps normal il avait déjà pointé timidement le bout de son nez.
La plupart des gens présents étaient inconnus d'Axel, et il se dit que son grand-père, qui ne les avait plus vu depuis des décennies, n'aurait probablement pas apprécié des funérailles en grandes pompes.

Le cercueil fut mis en terre. On entendait ça et là des sanglots ainsi que des reniflements. Papy Joe fut placé aux côtés de sa bien-aimée, qu'il avait perdu bien avant la naissance d'Axel. Puis les derniers mots du pasteur résonnèrent : "Même quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi ". Il referma sa bible d'une main, lentement. Les pages retombèrent lourdement.
Soudain, alors que les parents et la soeur d'Axel se retournèrent pour se mêler à la foule qui se détournait, alors que le pasteur refermait son livre sacré, un énorme éclair déchira le ciel, suivi quelques secondes plus tard d'un claquement sec. Et le tonnerre gronda avec fracas. La pluie s'abattit, aussi vive que de gigantesques coûteaux lancés à pleine vitesse depuis les nuages. Tout le monde s'affaira à trottiner, voire à courir afin d'éviter l'orage qui pointait le bout de son nez.

Axel resta là, à regarder le ciel. Il se dit qu'avec un peu de chance, c'était Joe qui lui faisait un dernier adieu. Peut-être que Dieu existait après tout.

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