2.1. Conjoncture
À chaque pas qu'ils faisaient, la neige se tassait un peu plus sur le trottoir. L'air qu'ils expiraient formait un nuage sitôt qu'il sortait de leur bouche. Un vent glacial les avait accueillis dès qu'ils étaient sortis de la boîte de nuit. Hedony serra encore la veste d'Iggy sur son dos pour garder la chaleur. Quant à Iggy, il restait en tee-shirt, grelottant par intermittence. La jeune femme sentit une pointe de compassion étreindre son cœur. Était-ce la jeunesse qui les guidait à une telle insouciance ? Elle n'avait pas voulu prendre de vêtements plus chaud, se doutant qu'elle serait gênée avec pendant la soirée, mais le regrettait désormais.
« Je vais te rendre ta veste... » décida-t-elle.
Elle entreprit de la retirer, le jeune homme l'interrompit dans son geste en posant une main sur son bras.
« Garde-la. On y est bientôt, ne t'en fais pas pour moi. »
Elle haussa les épaules et il mit sa main dans son dos pour l'inviter à continuer de marcher. Ils arrivèrent au bout de la rue quand un homme sortit d'une voiture. Celui-ci se dirigea vers eux, les forçant à s'arrêter.
« Je vous attendais. »
Hedony fronça les sourcils et tourna la tête vers Iggy pour voir sa réaction. Ce dernier soupira d'exaspération.
« Je t'avais dit de rester dans la voiture... »
Il eut un blanc. L'homme en face d'eux resta interdit, ne sachant plus sur quel pied danser. Il lança un regard vers Hedony. Celle-ci croisa les bras sur sa poitrine en attendant des explications, son attention passant d'un homme à l'autre.
Iggy ne fut pas plus bavard pour autant, il s'avança vers la voiture et ouvrit la porte coulissante.
« Je suis désolé, Hedony. » expliqua-t-il en prenant un objet sur la banquette arrière.
Le temps qu'elle réalise l'intention qu'il avait derrière son geste, qu'elle prenne l'initiative de s'enfuir, elle eut à peine l'occasion de se retourner qu'Iggy la frappa de plein fouet avec sa batte de base-ball.
Son corps inerte retomba lourdement au sol. Plongée dans une semi-conscience, Hedony perçut néanmoins leurs dernières paroles alors qu'ils la portaient dans la voiture.
« Jacob avait dit qu'elle devait venir de son plein gré ! s'emporta l'inconnu.
— Eh bien, qui te dit qu'elle n'est pas d'accord de venir ? Tu n'en sais rien du tout, là.
— Tu te fous de moi ? Jacob va pas être content ! Comment penses-tu qu'il va réagir en l'apprenant ?
— Oh arrête de te plaindre, on n'a pas de temps à perdre... Plus vite on arrivera à la convaincre, mieux ce sera. Elle a déjà eu des visions, argumenta Iggy.
— Non, non, c'est pas bon du tout, se préoccupa encore le deuxième homme. Pas bon du tout...
— ...
— Oyez, oyez ! Pois cassés, fèves, champignons, choux... Nous avons tout ce qu'il faut pour ripailler. »
En rouvrant les yeux, Hedony fut perdue. Plongée dans une autre vie, une autre époque, elle se retrouvait encore dans le corps d'un homme. Le même, mais différent. Cette fois-ci, elle se tenait dans une ruelle marchande en face d'un étalage.
Le tenancier la regarda avec un certain intérêt. Il passa une main dans sa barbe avant de reprendre :
« Hé toi, fillot, tu ne veux pas une carotte ? Je veux bien te faire un prix, qu'est-ce que tu as comme pièces ?
— Je n'ai besoin de rien, merci. » s'entendit-elle répondre d'un ton rauque.
La voix de son hôte s'enrouait. Il se racla la gorge pour tenter de faire disparaître la boule qui s'y formait, signe palpable d'un mauvais pressentiment. Sans attendre, il se dirigea vers la place du village.
Un vent frais lui souffla au visage et amena un fumet entêtant de poisson et de sel. Le froid mordait ses joues et transperçait ses vêtements de lins. Dans sa démarche, les cailloux crissaient sous ses fines semelles de cuir.
Il s'arrêta devant une petite cahute de bois, entourée de paysans. Des murmures couraient dans l'assemblée. Une ribaude le fixa d'un air menaçant avant de se détourner. Il ignora les regards accusateurs et attendit, fébrile.
Une angoisse sourde montait en lui, la transmettant à Hedony. Elle ressentait son agitation, le tremblement de ses mains et son cœur douloureux. Plus le temps passait et plus la crainte les tiraillait. Son tourment la gagnait, sa peur venait se fondre dans la sienne et l'inquiétude les rongea. Leurs esprits affolés fusionnèrent, ne formant alors plus qu'une seule âme. Un lien profond les unissait, passant même à travers les âges et les contrées. Un lien qui ne s'expliquait pas, mais qui liait toutes leurs souffrances.
Sans chercher à comprendre cette connexion troublante, Hedony se demanda surtout ce qu'ils attendaient ici. Pour quelle obscure raison cette frayeur incongrue lui tenaillait les entrailles à ce point ? Pourquoi son hôte, le regard fou, étudiait-il les alentours à la recherche d'une issue ? La question resta en suspens, mais la tension qui émanait de l'homme était palpable et s'amplifiait à mesure que les badauds se réunissaient sur la place.
Un événement allait avoir lieu, un événement terrible comprit Hedony. Un événement qui la toucherait directement, à travers lui. Lui, elle, eux, ils étaient devenus indissociables. Ce qui le blessait la blessait forcément aussi. Ils patientèrent, l'estomac noué.
Lorsque les villageois s'écartèrent pour laisser passer des hommes tous de noir vêtu, Hedony réalisa. Un petit bout de femme se tenait entre eux. Elle était la source du tumulte dans son esprit, la raison de son trouble intérieur. Son visage était caché par de longues mèches crasseuses, serti d'une couronne en fétus de paille. Sa chevelure d'un doré éclatant avait terni et ses affublements étaient recouverts de poussière. Hedony eut un pincement au cœur. Qu'avait-elle enduré jusqu'à présent ?
Les mains ligotées dans le dos, le regard baissé, elle évoluait dans la foule vers son funeste destin. À son passage, les petites gens la houspillaient, crachaient, juraient.
« Sorceresse ! Qu'on la brûle vive ! Sorceresse ! »
L'homme feignit l'indifférence, mais leurs vociférations mettaient à mal tous les sentiments contradictoires qui l'étreignaient : impatience et peur, combativité et douleur, révolte et résignation, tristesse et abandon, amour et haine.
Sans elle, il savait qu'un vide immense allait naître dans son cœur. Il tentera de l'ignorer avant que la douleur, trop forte, ne l'amène à une folie sombre et meurtrière.
Il serra les poings et fixa la frêle silhouette entourée de capes noires. Ils s'avancèrent jusqu'à la cahute dans laquelle ils ligotèrent la jeune femme au poteau central. Si jusqu'à présent la condamnée avait gardé un air impassible, son calme fléchit sous le poids de la peur. Entourée de fagots de bois et de paille, elle testa la solidité de ses liens et lorgna l'entrée où perçait un timide rayon de soleil à travers l'attroupement des villageois. Par un heureux hasard, son regard croisa celui de l'homme. L'image qu'elle lui envoyait ne lui rendait qu'un pâle reflet de la femme généreuse et pétillante qu'elle était. Il lut la détresse sur son visage et la lueur dans ses yeux l'implorait de la sauver, combien même ce geste était fou. La rancœur lui laissa alors un goût amer sur les lèvres et noua un peu plus son estomac.
« Je t’aime… », murmura-t-il dans le vent avec l’espoir que le message atteigne son âme-sœur.
Une larme roula sur sa joue alors que le groupe plaçait de nouvelles bottes de paille autour d'elle. Il la vit se mordre les lèvres puis murmurer à son tour, en désespoir de cause. Malgré la distance qui les séparait, il saisit la portée de son message.
« À tout jamais réunis, mon amour. »
Il opina du chef, pour confirmer ses dires. Un doux mensonge était préférable à une cruelle vérité. Jamais plus il ne la verrait, il le savait, sa moitié serait perdue pour toujours.
Un dernier ballot ferma la bûcher. Le bourreau principal se retourna vers l'assemblée et un silence de plomb plana sur la place. L'homme, venu expressément pour cette occasion, avait un visage d'une blancheur cadavérique, accentuée par des traits anguleux. Son attention s'arrêta sur l'hôte d'Hedony. Ses yeux d’un bleu glacial l’avaient transpercé, une lueur malsaine avait brillé dans ses pupilles affichant un plaisir non contenu. Une expression et un regard inoubliable.
Sans le lâcher du regard, l'homme récita une invocation dans une langue étrangère que les villageois prirent pour du latin. Ces mots flottèrent dans l'air et, telle une litanie douloureuse, résonnèrent dans le cœur de l'hôte. Au même moment, ses acolytes allumèrent des torches et mirent le feu à la construction.
Le bûcher s'embrasa et embauma la place de son parfum fumé. Les flammes, animées par le vent, léchèrent le bois voracement. Hedony entendit à travers le crépitement du brasier, les toussotements de la femme. Son hôte ne put détacher son regard du feu. Son flamboiement faisait danser des ombres sur son visage. Bientôt, les lamentations remplacèrent la toux et déchirèrent Hedony. Las d'attendre, certains villageois s'éloignèrent tandis que d'autres admiraient le spectacle en jubilant des cris qui s'échappèrent de la fournaise, pleins d'un sadisme écœurant. Les sorcières avaient bon dos pour être imputées coupables de tous les maux de la population : maladies, morts, famines...
Un pan entier de la construction chut dans le brasier au bout d'un temps certain, dévoilant le corps immolé qu'il renfermait. Dévorée par le brasier sa chair était recouverte de boursouflures, la graisse étalée sur sa peau avait attiré et ravivé la combustion. La jeune femme calcinée était impossible à reconnaître. De sa beauté, de sa vie, de son âme, plus rien ne restait. Les sentiments que l'hôte tenta de garder tapis en lui enflèrent, enflèrent et enflèrent encore. Tant de tristesse et de haine le submergèrent, une tempête fit rage, jusqu’à ce que la douleur, trop forte, implose.
Hedony hurla.
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Musique : Eivør - Í Tokuni
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