Sentence
Adhara avait le regard accroché aux lèvres de Connor. La question le taraudait, il ne voulait pas sortir d’ici sans savoir. Connor avait toute sa confiance, toutes les mesures qu’il prenait, il le faisait toujours pour de bonnes raisons. Adhara n’en doutait point, mais il désirait être au courant, rien qu’une seule fois.
« Saagaran est en route, nous en discuterons.
— Saagaran, carrément ?! s’étonna le tuahine. Est-ce que sa présence est vraiment nécessaire ?
-— Nous avons des raisons de croire que les Lumières reviendront plus forts qu'avant.
— Et pour Hedony… Ça va veut dire oui ou non ? Ou peut-être ?
— Tout dépendra de son degré d’obtempération. »
C’était fichu. Hedony n’était pas du genre à vouloir coopérer, mais plutôt à se rebiffer à la moindre contrariété.
« Et plus important encore, si le Munin d’Abel arrive à prendre le contrôle sur elle ou non. »
Quelque chose se brisait à l’intérieur d’Adhara. Un pressentiment désagréable mêlé d’amertume l’étreignait. Ces visions l'affectaient déjà trop. Sa bouche devenait pâteuse. Il n’y pouvait rien. Saagaran faisait partie de la Haute, il en était même la tête et prenait la majorité des grandes décisions au sein de la communauté surnaturelle.
La pièce fut plongée dans le silence. Connor Lynch observait Adhara encaisser le coup. Il se doutait bien que le jeune homme avait dû succomber aux charmes de la succube, volage comme il pouvait l’être, mais à quel point lui avait-il cédé ? Cette discussion sonnait comme un test. Le tuahine lui serait-il fidèle jusqu’au bout ou son cœur balancera-t-il du côté d’Hedony ?
« Que s’est-il passé, Adhara ? »
Le préposé se racla la gorge avant de prendre la parole.
« Rien qui puisse déranger la mission. Je suis désolé, je n’aurais pas dû poser ces questions, ça ne me regarde pas. »
Sur ces mots, il se leva en faisant grincer les pieds du fauteuil et coupa court à cette conversation.
« Je te tiendrai au courant, si tel est ton désir.
— Non ! Enfin, non, reprit-il plus doucement. Surtout pas. »
Il devait prendre ses distances. Adhara était là pour exécuter les ordres qu’on lui demandât, et non pour les remettre en cause. Sa mission était de retrouver Hedony et de la ramener. C’était chose faite, point final. L’histoire s’arrêtait là. Le sort de la succube ne devait pas l'affecter. Il s'était promis de ne jamais s'attendrir pour qui que ce soit et il comptait bien s'y tenir.
Le tuahine se dirigea vers la porte qu’il ouvrit. Devant lui, la chaise sur laquelle attendait la jeune femme était désormais vide. Un mouvement derrière la porte lui fit tourner la tête et il fut soulagé de retrouver Hedony.
Ses grands yeux inquisiteurs le fixaient. Il darda sur elle un dernier regard, appréciant une dernière fois les tatouages sur ses cuisses qui dépassaient de son short, sa silhouette élancée et la profondeur du vert de ses yeux. Il se mordit les lèvres.
« Au revoir, lâcha-t-il finalement.
— Au revoir… »
Et il s’en alla. Pressé de partir et d'oublier tout cela.
***
À peine avait-elle collé son oreille contre la porte qu’elle entendit le raclement d’une chaise sur le carrelage. Elle fronça les sourcils pour essayer de distinguer les paroles qu’ils échangeaient, mais, l’instant d’après, elle perçut les bruits de pas et recula de justesse avant que la porte ne s’ouvrît.
Adhara semblait préoccupé. Ses yeux gris avaient perdu leur éclat rieur et effronté. Et il était parti comme ça, avec un simple au revoir auquel elle avait répondu avec le cœur serré. Elle était restée immobile pour le voir partir.
Hedony baissa les yeux, peinée. Elle chassa sa tristesse et inspira profondément. Connor Lynch l’attendait dans son bureau. Elle passa le chambranle de la porte et au moment où elle vit le patron, tout se mit à onduler autour d’eux. Le décor sobre de la pièce se mua, son bureau lisse devint une table en bois brut, les murs devinrent plus foncés et en bois également. Lorsque le sol eut fini de tanguer, Hedony avait les mains menottées.
« Abel. »
Connor Lynch croisa les jambes.
« Installe-toi. » Proposa-t-il en désignant la chaise face à lui.
Abel fit deux pas en avant et s’assit. Le malaise était palpable, Hedony pouvait sentir la culpabilité de son hôte et les palpitations dans sa poitrine. Il tentait de garder la tête haute, mais la situation était délicate.
« Cela me désole de te voir dans une situation pareille, commença Connor Lynch.
— Je suis désolé ! Cela ne se reproduira plus !
— Pourquoi ? Pourquoi l’avoir laissée faire ?
— Je ne savais pas ! Je ne pensais pas qu’elle le ferait.
— Pourquoi avoir tant cherché à nous éviter ? Tous ces siècles à vous rechercher... »
Abel avait baissé la tête, résigné. Ses épaules s’affaissaient sous le poids des regrets.
« Abel ? »
Le concerné leva la tête vers son interlocuteur.
« Tu sais très bien ce qu’il advient des créatures qui enfreignent la loi.
— Je ne sais pas ce qu’il lui a pris !, Abel cacha son visage dans ses mains, la gorge serrée.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur… Mais je n’ai pas le choix. Elle doit mourir, pour de bon.
— Non !! Vous ne pouvez pas faire ça ! »
Des larmes perlaient désormais sur ses joues, le visage défiguré par les remords.
« Je vous en prie ! S’il-vous-plaît ! Cela n’arrivera plus !
— Trop tard… Hetaeris est déjà en chemin. Il s’occupera de son exécution. Elle est considérée comme une sorcière. Une chance pour nous que ces religieux voient la sorcellerie et le Malin partout… Et surtout là où il n’est pas. En espérant que ça leur passe, s’il advenait qu’ils découvrent la vérité…
— Hetaeris ? Vous ne pouvez pas vous en occuper vous-même ?
— Il est le plus apte à faire cela correctement. C’est son rôle.
— Cet homme… »
Abel était dégoûté, Hetaeris était la plus vile créature qu’il connaissait. C’était impensable pour lui qu’il s’occupât de… de mettre fin à la vie de sa bien-aimée.
« Elle sera pendue sur la place publique, comme une véritable humaine. On te libérera à ce moment-là. Et que cela ne se reproduise plus, je n’ai pas envie de t’ôter la vie à toi non plus. »
Connor Lynch fit signe à un homme sur sa gauche afin de raccompagner Abel jusqu’à sa cellule. Jamais il ne traîna autant les pieds pour marcher.
« Hedony ? » l’appela une voix au loin.
Elle cligna des yeux et le décor autour du patron reprit ses proportions initiales. Elle avait le souffle haletant après cette vision. La confiance qu’elle accordait au patron d’Adhara s’effaçait, se remplaçant par la méfiance.
Connor Lynch se leva, son visage exprimait de l’inquiétude à son égard mais au moment où il avança d’un pas vers elle, elle recula vivement. Elle voulait garder une distance de sécurité entre eux. Elle désirait même s’enfuir à toutes jambes, revenir en arrière, en Finlande et envoyer Adhara chier avec toutes ces conneries de créatures surnaturelles.
Une odeur nauséabonde assaillit ses narines et elle sentit un souffle chaud dans son cou. Elle se raidit tout entière. Cette odeur et ce souffle… Ce n'était pas humain.
« Saagaran, te voilà. » Déclara Connor.
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