Le jeune informaticien consulta sa montre lorsque l'obscurité envahit son bureau. Absorbé par la conception d'un logiciel ludoéducatif pour des élèves de primaire, il n'avait pas remarqué l'heure tardive. Le temps s'était joué de son planning mais l'ingénieur était heureux de l'avancée du projet. En hâte, il rassembla ses notes éparses pour tenter de rendre à son bureau l'apparence d'un lieu ordonné.

Jeudi 27 novembre 2014 - 20 heures. Comme chaque semaine à cette heure, le jeune homme retrouvait son ami d'enfance dans une brasserie parisienne, un rendez-vous qu'il affectionnait particulièrement. Un an auparavant, les deux amis s'étaient croisés par hasard un jeudi au Passage de l'Horloge à Automates dans le troisième arrondissement.... Ni l'un ni l'autre ne croyait au destin mais l'un comme l'autre prêtaient attention au hasard. Malgré dix années de séparation, le fil de leur conversation s'était renoué naturellement au cours de leurs rencontres hebdomadaires.

• Salut. Désolé du retard.
• Toujours un petit problème de gestion de ton temps de travail ?
• J'ai bien avancé sur le projet. Par contre, je suis en retard sur la présentation devant le comité de direction dans deux jours. C'est chaud. Et toi ?
• Tu cours ; je procrastine. Des pensées tournent à cent à l'heure dans ma tête et mes muscles résistent à toute sollicitation. Je n'aime pas du tout cet état. J'ai quand même pris une décision importante : interrompre l'écoute passive de tous les médias. Découvrir le silence et créer, créer quelque chose qui compte...
• Quelque chose qui compte ?
• Tout va trop vite ou trop lentement. Je ne sais pas trop. J'ai la sensation de ne jamais trouver le bon rythme, la bonne approche. La période des fêtes n'arrange rien : les boutiques surpeuplées, l'épreuve des vœux par SMS. Les magasins regorgent de victuailles et le dénuement des sans-abris me saute aux yeux à tous les coins de rue. Désolé pour la morosité.
• Tu disais quelque chose qui compte...
• Une idée en suspend qui ne trouve aucune issue. En t'attendant, je lisais ce magasine : Le Best Of 2014 : l'affaire Hollande, l'Ukraine implose, le mystère du vol 370 Malaysia Airlines, le retour d'Ebola, le décès de Robin Williams, Les martyrs de Daesh... Adieu 2014 ! Vive 2015 ! Comme s'il suffisait de prononcer des milliers de « bonne année » pour refaire le monde.
• Et si on l'inventait le monde ?
• Avant tout, dis-moi si tu as relevé le défi que je t'ai lancé la semaine dernière ? Tu n'essaies pas de te défiler au moins ?
• Écrire « Vingt quatre heures dans la vie d'un canard ». J'en ai déplumé ma plume figure-toi. Laisse-moi te parler d'une expression que j'ai entendue dans une chronique : le ravissement de l'incertain. Elle me trotte dans la tête. Comme tu dis, 2015 verra son lot de catastrophes et de faits divers en tout genre, c'est certain. Alors pourquoi ne pas explorer l'incertitude ? Pourquoi ne pas faire un pari sur l'avenir plutôt qu'un voeu pieux ?
• Je ne comprends pas exactement le concept mais poursuis, ton idée m'intrigue...
• À l'envers du certain, il y a l'incertain ; à l'envers de la réalité, la virtualité.
• Certes...
• Autrement dit : le monde est double.
• J'aime bien l'idée ! Ça me fait penser à... un iceberg.
• Là je te suis plus !
• Imagine la somme de tous les livres édités comme la partie émergée de l'iceberg ! Imagine tous les textes qui dorment dans les cahiers de brouillon aux quatre coins de la planète... Le monde est double, tu as absolument raison !
• À quoi penses-tu ?
• Un espace d'expression pour les plumes de textes inconnus, inachevés ou ceux qui ne sont pas encore conçus... C'est ça l'idée ! Créer des ateliers virtuels pour les auteurs de l'ombre.
• Une oeuvre c'est personnel, intime aussi...
• Défendre l'intime comme une valeur, c'est un vrai challenge tu ne trouves pas ?
• Il faudrait tordre le cou à bien des clichés et marcher à contre courant...
• Imagine... une planète miniature.
• Qui tiendrait dans une plume au coin d'un l'écran d'ordi ou de téléphone.
• Un seul clic pour parcourir des milliers de kilomètres et échanger avec d'autres auteurs à toute heure du jour ou de la nuit.
• Première décision : on guillotine le « J'aime-J'aime pas ».
• Approuvé !
• Imagine une enseigne à l'entrée.
• « B i e n v e i l l a n c e »
• Osé !
• Des algorithmes pour promouvoir la bienveillance et décomplexer l’acte créatif.
• Totalement utopique !
• Tu voulais de l'incertain.
• On parie sur ce projet dingue ? Toi à la technique, moi à la communication.
• Arnaud ?
• Oui Manuel.
• Tu crois qu'un jour des gens du monde entier s'ammuseront à se lancer des défis encore plus fous que les nôtres ?