Chapitre 8
Octobre 2025
Le restaurant que nous avons réservé est doté d’une étoile au guide Michelin. Sa spécialité est de proposer une cuisine gastronomique monochrome. Le Nacré est-il dénommé. À l'intérieur, les murs sont de couleur opale, la décoration somaire et raffinée manque d’originalité, et la petite table ronde où nous sommes installés est couverte d’une nappe blanche. Des fleurs de même couleur ont été disposées sur celle-ci dans un grand vase effilé. Je ne saurais dire leur variété, mais elles retombent à mi-hauteur en occupant l'espace aérien. Julie et moi sommes distants de quelques pas, assis du même côté et non face à face, pour ne pas être gênés par cette décoration florale.
- La déco est très jolie.
- Oui, répondis-je en regardant autour de moi pour appréhender toute nouvelle venue de serveurs.
Je ne suis pas habitué à ces ambiances guindées, où chaque geste doit être anticipé et accompagné de l’aide d’un employé. Par exemple, à l’entrée, on a retiré ma veste comme si je respirais la maladresse, et au moment de s’asseoir, ma chaise a été reculée alors que mon dernier lumbago remonte à plusieurs années. Et voici que je remarque que nous n’avons pas de carafe d’eau, mais qu’un serveur à l'œil affuté, caché derrière l’angle d’un mur, guette au millilitre près la contenance de nos verres pour ne pas que l’on soit embarrassé d’en demander.
Muni d'un grand panier, un énième employé nous propose le type de pain que nous souhaitons.
- Moi, pas désolé ! répondis-je en sursautant.
Je ne l’ai pas vu arriver. Il m’a surpris au point de bafouiller une phrase dépourvue de sens. Je me râcle la gorge.
- Pardon, je voulais dire celui à la farine de froment s'il vous plaît brave valet. Je fleure la bonne pitance dans votre coquette mais sympathique bistroquet. Sus aux victuailles !
Le garçon de service me fixe et ne dit mot. Dans son regard se mêlent peur et incompréhension. Une goutte de sueur apparaîtrait sur sa tempe que ça ne me surprendrait pas. Mon idiotie vient de frapper.
- Veuillez l'excuser, intervient Julie. Le pain à la farine de froment ça sera très bien, merci.
Le serveur nous dépose sa marchandise l’un après l’autre à l’aide d’une pince puis s’éloigne. Je suis des yeux sa retraite. Avant de disparaître vers les cuisines, il se retourne à la dérobée pour imprimer le visage du client insolite qui vient de le déstabiliser. En croisant une nouvelle fois mon regard, il se détourne.
- Mais qu’est-ce qu’il t’a pris ? chuchote Julie sèchement en approchant son visage du mien.
Je me penche à mon tour non sans regarder autour de moi.
- Je ne sais pas ! J’ai voulu m’adapter à l’ambiance huppé, mais c’est tout ce qui m’est venu ! J’ai entendu ces termes dans un reportage sur les banquets du moyen-âge.
- Mais on est pas au moyen-âge, Julien !
- Je sais ! murmuré-je avec un brin d'agacement. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris.
Nous nous regardons quelques secondes en silence avant de rire discrètement.
- Détends-toi bon sang !
- Je ne suis pas habitué à ses ambiances. Ça me donne l’impression qu’on nous surveille pour le moindre fait et geste.
- C’est un peu le cas, mais c’est pour que l’on profite au maximum de la soirée sans être embêté par le manque de quoi que ce soit.
Un nouveau serveur se dirige vers nous en tenant deux assiettes. Nos entrées nous sont disposées et sont accompagnées d’une brève description. Le menu de ce soir est unique et commun pour chaque client. Comme le veut la thématique, nos plats sont uniquement de couleur blanche.
Nous dégustons des noix de saint-jacques mariées à du panais rôti et d’une émulsion de céleri.
- C’est délicieux.
- Tu crois que mon père s’en sort ?
Julie me fait de gros yeux en mastiquant.
- Profite de la soirée Julien, et arrête de t'inquiéter ! Ton père sait se débrouiller.
- Oui, tu as certainement raison. C’est juste que je le vois vieillir petit à petit et perdre certaines capacités. Et puis je me demande si je ne suis pas plus inquiet pour lui que pour Elïo.
- J’ai une totale confiance en Christian. Ça fait de nombreux mois que nous n’avons pas partagé de soirée tous les deux alors détends-toi, s’il te plait.
- Oui, excuse-moi.
- Nous n’avons que lui sur qui nous reposer alors profitons-en.
Julie a raison. Nous sommes tous les deux enfants uniques et elle a perdu ses parents alors qu’elle était toute petite. Elle a grandi en famille d’accueil et côtoyé comme elle d’autres enfants coupés pour x raisons de leur famille. Je sais que son enfance n’a pas été facile, mais son passé est à l’origine de la femme qu’elle est aujourd’hui et qui m’éblouit chaque jour un peu plus.
- Ce qui me fascine chez toi, c’est que tu imagines toujours le pire, mais que tu gères toutes les situations, même les plus difficiles, avec une main de maître et une étonnante sérénité.
J’avale ma bouchée de noix de saint-jacques. Elle n’a pas tort. J’envisage souvent de sombres situations, mais en cas d’événement fortuit je ne perds pas mes moyens. Nous nous remémorons le quatre février dernier.
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