Chapitre 14

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Décembre 2028

  Il est dix-sept heures lorsque je pousse la porte d’entrée de l’école maternelle. Elïo a intégré la première section depuis la rentrée et nous nous alternons avec Julien pour venir le récupérer après le travail. Ce soir, c’est mon tour. Le localiser au milieu de cette armée de petits monstres n’est pas toujours aisé, si bien que je m’adresse à Ludivine, une des surveillantes scolaires, pour le retrouver.

  • Oui, bien sûr, madame Sol. Suivez-moi, il est dans la salle commune et joue avec les autres enfants.

Je suis Ludivine et aperçois au loin mon bébé des étoiles jouant avec d'autres enfants. Comme à chaque fois, il ressent ma présence dès que je glisse un pied dans la même pièce que lui. Après m’avoir jeté un bref coup d'œil, il salue avec cérémonie ses camarades pour leur dire au revoir avant de se diriger vers moi. J’entends par là qu’il pose sa main à tour de rôle sur l’épaule de chacun pour les prévenir de son départ. Il leur dit même à demain.

Il est drôle cet enfant. Il est unique. Comme chaque enfant. Même si je suis sa mère et que mon amour pour lui me rend aveugle, je trouve qu’il a quelque chose de spécial. Quelque chose hors du commun. Nous nous étions même demandé avec Julien s’il n’avait pas un trouble s’apparentant à de l'autisme. Il lui arrive d’avoir de brefs moments d’absences, des moments où son regard s'accroche plusieurs secondes dans le vide avant de reprendre ses activités. La consultation de la pédiatre nous avait rassurés quant à cette inquiétude, il ne présente pas de signes suspects d’une telle affection. Nous étions rassurés.

Pourtant, s’il semble s’être bien intégré, les premiers jours ont été difficiles. Non pas qu’il ait pleuré ou ait été réticent à l’idée de rentrer à l’école, mais ses interactions sociales ont rencontré quelques obstacles à ses débuts dans cette nouvelle collectivité. La faute à sa différence, nous a-t-on dit. Il a un peu d’avance sur les acquisitions et sur le langage, ce qui aurait expliqué la discordance entre son comportement et celui des autres enfants avec un temps d’adaptation nécessaire. Cela s’est vite résolu heureusement, mais justifie notre inquiétude initiale.

  • Coucou Maman
  • Coucou mon chéri.

Il me tend sa petite main que j’attrape.

  • Au revoir Ludivine. À demain, dit-il en secouant le bras.
  • Au revoir, Elïo, répond-elle avec gaieté.

Nous sortons de l’école et nous nous dirigeons vers la voiture. Je l’attache à l’arrière avant de m’installer aux commandes. Il me faut un peu de temps avant d’arriver à démarrer. Les tableaux de bord des nouvelles voitures ont tellement changé ces dernières années. La clef a été remplacée par une carte électronique, le compteur par un écran qui me semble interminable puisqu’il arrive jusqu’au côté passager et en lieu et place des boutons, nous appuyons désormais sur des touches tactiles. Le progrès c’est bien, c'est confort je le concède, mais jusqu’où va-t-il aller ? J’ai le sentiment que la complexification de tout ce qui nous entoure a oublié le but premier des choses, que l’objectif de tout ça est ailleurs. Le côté fonctionnel des outils n’a pas toujours besoin de tant de parures et la simplicité a souvent plus de vertus à mon sens. Un soupir m’échappe. Julien déteint surmoi, mais il n’a pas tort sur bien des points de notre époque.

La voiture s’active et nous voilà partis. Dans le rétroviseur, j’entrevois Elïo porter son regard par la fenêtre.

  • Comment s’est passée ta journée, mon chéri ?
  • Bien, maman.

Il a l’habitude qu’on lui pose cette question. Ce rituel se répètera tout le long de sa scolarité et j’espère qu’il me donnera toujours cette même réponse.

  • Je m'ennuie un petit peu, tranche-t-il.

Je l’examine à nouveau dans le petit miroir central. Son attention reste accaparée par l’horizon.

  • Que veux-tu dire ?
  • Je m’ennuie un petit peu à l’école.

Je ne trouve pas de réponse à donner dans l’immédiat. C’est vrai qu’il a déjà acquis l’essentiel des apprentissages de son âge, pourtant je ne m’attendais pas à ce qu’il verbalise si tôt une perte d’intérêt pour le milieu scolaire.

  • Tu connais beaucoup de choses déjà, c’est pour ça. Mais l’école te permet de te rappeler toutes ces informations et de t’amuser avec tes petits copains.
  • Oui. Maman a raison, me répond-il en scrutant la nuit tombée.

Il n’est pas difficile d’argumenter avec Elïo. C’est un enfant calme et à l’écoute même s' il a été l’auteur de quelques bêtises par le passé.

  • Et toi, maman. Tu as passé une bonne journée ?

Quel trésor. Son langage est bon, mais son articulé est encore très enfantin et sa voix si mignonne.

  • Oui, mon bébé. Rien que le fait de savoir que je vais te retrouver le soir égaye ma journée.

Nos regards se croisent cette fois dans le rétroviseur. Il me sourit. Le bluetooth de la voiture s’active soudainement.

  • Allo, Christian ?
  • Oui, Julie, c’est moi.
  • Tout va bien ?
  • Oui, je vais bien. Je vais assez bien. Tu es toute seule ?
  • Oui, je viens de récupérer Elïo.
  • Entendu. Je… je sors de la consultation avec le spécialiste. Les résultats sont plutôt bons et je voulais t’en faire part.
  • Super, c’est une bonne nouvelle !
  • Oui, je crois bien. Je ne suis pas tiré d'affaire, mais c’est positif.
  • Très bien.
  • On continue comme ça, si tu es toujours d’accord ?
  • Entendu Christian. Si à nouveau tu as besoin que je t’emmène comme la dernière fois, n’hésite pas.
  • Tu es adorable. Mais ça ira, je vais bien en ce moment, le traitement semble efficace.
  • D’accord. Tu veux venir manger avec nous ce soir ?
  • Je ne peux refuser une invitation de ma belle-fille adorée préférée.
  • Arrête de minauder Christian. Tu peux nous rejoindre directement, on arrive à la maison d’ici un quart d’heure.

Il me répond par l’affirmative et la communication s’interrompt.

Christian est unique. C’est un sacré boute-en-train, quelque soit les circonstances. Mais c’est surtout un beau-papa adorable. Il a toujours été là pour nous, pour moi. C’est notre seule famille et même si je ne suis pas sa fille biologique, il m'a ouvert les bras avec l'amour d'un père. Il représente pour moi cette sécurité paternelle, ce pilier sur lequel m'appuyer en cas de souci. Même lorsqu’il y a eu des tensions avec Julien à nos débuts, il a su m’écouter, faire preuve d'impartialité et me rassurer sur les sentiments de son fils qui avait du mal à s’engager.

Nous étions jeunes et je voulais brûler les étapes, avoir des signes, des preuves d'engagements concrets sur notre relation. Je l’aimais. Je l'ai su dès notre premier tête à tête. Lors de ce rendez-vous, il n'avait pourtant pas cherché à m'impressionner bien au contraire. Sa démarche manquait d'assurance, il était pataud dans ses gestes, maladroit dans ses paroles. Je ne me rappelle plus combien de fois il avait manqué de faire tomber son verre de vin, mais une chose était sûre. Cet homme désordonné aussi bien dans sa tête que dans sa gestuelle jouait avec spontanéité la partition de son âme. Malgré le côté guingois de son attitude, ses yeux noisettes m'envoutaient et ils me dévoraient en retour. Sa fine bouche aimantait mon désir et sa pomme d'Adam, qui n'avait cessé de faire le yoyo à chaque fois que je prenais la parole, me donner envie de croquer le fruit interdit. Il avait beaucoup plus d'atouts dans sa manche qu'il ne le pensait si bien que lorsque sa main tiède et rassurante attrapa par erreur la mienne, j'eus la certitude que c'était lui. La certitude qu'il me serait fidèle, qu'il me protégerait avec cette force insoupçonnée de lui-même.

Une fois en couple, j'étais devenue possessive et je voulais être sûr de la réciprocité de ses sentiments. Mon tempérament, mon histoire me l’imposaient. La majorité de mon enfance, j’avais dû la passer avec le peu d'amour dont je disposais, trouver les ressources au fond de moi pour me réaliser, expérimenter à l'aveugle pour me construire. La découverte du bonheur d’une relation fusionnelle ne pouvait que faire naître une peur intestine dans mon estomac. L'appréhension de la perte, de la rupture était devenue obsessionnelle. Mais Christian avait été là pour moi, pour dissiper mes craintes. Puis, petit à petit, j'ai découvert les autres facettes de mon prince aussi charmant qu’original, j'ai fait taire mes démons et je me suis apaisée. À ses côtés, je n’ai plus peur de rien maintenant.

Mon beau-papa est donc irremplaçable. J’ai dû faire l’essentiel de ma vie sans une figure comme lui, alors maintenant que j’ai une telle personne dans ma vie, je fais tout pour lui rendre la pareille.

Même lorsqu’il me demande de mentir à son propre fils. Christian est malade. Ça a commencé avec des malaises. Le premier, c’était il y a un peu plus d’un an, lors de mon anniversaire. Il a vu son médecin en suivant, a fait des examens et rencontré un spécialiste. Celui-là même qu’il vient de consulter. Le pronostic n’était pas très engageant, mais il semble que le traitement soit efficace.

Ça n’a pas été facile de tenir mon engagement. Ça ne l’est toujours pas. Christian est trop protecteur avec Julien, mais je respecte son choix. Il s’agit de sa vie, de sa maladie et de son fils. Je crois qu’il est comme ça avec lui depuis qu’il est tout petit. Pendant toute sa scolarité, l’originalité et la gaucherie de Julien lui ont valu des moqueries, des regards moralisateurs. Ses parents l’ont éduqué et protégé aussi bien que faire se peut. Je les en remercie infiniment, car pour rien au monde je ne troquerais cet homme drôle, tendre et décalé qu’est mon Julien.

Pourtant je lui mens. Je ne suis pas fière et j’espère qu’il me pardonnera. Faire entendre à Christian que ce n’était pas une solution a été un échec. Maintenant que les résultats sont positifs, peut-être changera-t-il d’avis ?

Je suis tellement perdu dans mes pensées que je ne vois pas le temps du trajet. Nous arrivons à la maison.

  • Maman ?
  • Oui, mon chéri ?
  • C’est quoi un spécialiste ?

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