Chapitre 23
Octobre 2034
Comme dans toutes les classes du collège Roger-Maurice Bonnet, la salle B10 est remplie par des tables de deux en trois colonnes distinctes. Un bureau professoral occupe l’un des angles de la pièce, des néons au plafond émettent une lumière froide, quand la peinture bleue des murs correspond au code couleur de la matière enseignée dans cette aile du bâtiment. Hormis Mme Sauvage, la professeure de mathématiques qui donne la leçon, le silence règne parmi les élèves de 6éme-2.
Le cours porte sur les nombres décimaux. Plusieurs quotients sont affichés sur le tableau derrière l’enseignante. Craie, feutres effaçables et brosses ont été congédiés. Ils ont été remplacés par un stylet et des lingettes, car c’est un écran tactile numérique qui fait désormais office de support. Le monde scolaire n’a pas échappé à l'avancée technologique, mais outre le côté pratique justifiant cet investissement, le plus gros défaut est, selon la position, la présence de reflets lumineux sur cette surface digitale si bien qu’il est parfois nécessaire de baisser les stores. Pour certains parents d'élèves, c’est un comble quand on sait que le moindre rayon lumineux est aujourd'hui convoité avec intérêt. C’est le paradoxe du vingt et unième siècle. La chaleur manque désormais et il semble idiot de se priver d’une telle énergie naturelle plutôt que d’allumer les lumières ou le chauffage.
Le reste de la classe ne montre pas d'autres signes de modernité extravagante, il y a même eu un retour en force du bois, un matériau plus noble et plus écologique pour les tables et les chaises.
La partie théorique du cours se termine. Comme à son habitude, la professeure de mathématiques aime aiguiser la réflexion de ses élèves et elle ne va pas se priver de mettre à l’épreuve les petites frimousses qui lui font face.
- Bien, maintenant que vos têtes sont bien remplies, qui est capable de me donner l’écriture décimale du quotient deux cinquièmes ?
Les élèves restent muets. Ils connaissent Mme Sauvage, leur professeure principale, depuis un mois maintenant. C’est une femme d’une quarantaine d'années de petite taille, brune, souvent coiffée d’un chignon. Elle est sévère mais juste, autoritaire mais douce et aussi sérieuse que pétillante alors ses jeunes étudiants l’apprécient naturellement.
Deux mains se lèvent par delà la marée de jeunes adolescents. L’enseignante tend le doigt vers l’un deux.
- Elïo, je t’écoute.
- La réponse est zéro virgule quatre, madame, répond-il avec aisance.
- Excellent Elïo.
Mme Sauvage regarde l’heure qui s’affiche en rouge en haut à gauche du tableau numérique.
- Il est déjà onze heures trente, prenez vos agendas. Vous allez noter les exercices quarante-deux et quarante-quatre de la page cent vingt-huit pour mardi prochain. Comme je vous ai dit en début de cours, nous allons maintenant passer à l’élection des délégués de classe.
Les poignets s’affairent pour noircir les cahiers. Personne ne voudrait oublier ses exercices au risque d’être sévèrement sanctionné par leur professeure lors du prochain cours.
- Maintenant, que toutes celles et ceux qui veulent représenter leurs camarades, lèvent la main.
Sur les vingt-cinq élèves, cinq prétendent au titre de représentant de la 6éme-2 : Baptiste, Emma, Elïo, Louise et Zoé. Mme Sauvage inscrit sur le support digital les prénoms des candidats.
- Très bien. Chacun de vous six, vous allez passer à tour de rôle au tableau pour expliquer pourquoi vous voulez être délégués de vos camarades. Une fois terminé, chaque élève va inscrire de manière anonyme sur un bout de papier le nom de celui ou celle qu’il souhaite voir devenir délégué. Je passerai ensuite ramasser vos scrutins dans le saladier que j’ai apporté. Les deux candidats ayant le plus de votes deviendront vos délégués. Est-ce bien clair ?
La classe entière hoche de la tête.
- Baptise c’est toi qui commence. Viens te présenter et nous exposer tes motivations.
Le jeune garçon assis au fond de la pièce se lève pour se diriger avec assurance vers le tableau, il envoie quelques clins d'œil discrets à ses plus proches copains. Il est le plus grand de la classe, ses cheveux sont coupés très court et un semblant de sourire s’affiche sur son visage rond lorsqu’il se retourne face à ses camarades.
- Je suis Baptiste Bondu, vous me connaissez tous ou vous allez apprendre à me connaître, car si je me présente c’est pour faire régner l’égalité et le respect entre tous. J’ai déjà une année d’expérience au collège et mon père est le maire de la ville ; il m’a appris à m’exprimer et je saurai intervenir lors des conseils de classe. Votez pour moi, finit-il de déclarer en affichant un large sourire, ce qui déclenche des applaudissements appuyés.
Mme Sauvage l’invite à se rassoir et appelle la candidate suivante qui s’avance avec moins d’entrain. Il s’agit d’une petite fille à la chevelure blond platine et aux yeux bleus. Elle se mordille la lèvre lorsqu’elle se rend compte qu’elle fait face à tant d'élèves.
- Je m’appelle Emma, je… je voudrais être déléguée pour…
Elle hésite et se retourne vers la professeure pour trouver les mots. Ce genre d’exercice oral n’est ni facile ni habituel pour la jeune adolescente timide et hormis quelques signes de la main d’encouragement et un visage avenant, Mme Sauvage ne lui fournit pas les réponses qu’elle attend.
- … Je pense que je connais bien beaucoup d’entre-vous, car on était dans la même école alors je saurai vous défendre en conseil de classe.
Des applaudissements d’encouragement se font entendre à nouveau.
- Très bien Emma, tu peux te rassoir. À Elïo maintenant.
Le fils Sol est assis au troisième rang de la rangée du milieu. Il n’hésite pas et se dirige vers le devant de la scène. Tout comme Emma, ses cheveux clairs sont lumineux, mais ils reflètent une couleur blonde qui tend vers le miel. Quelques mèches lui tombent sur le front sans occulter ses beaux yeux.
Tandis qu’Elïo se retourne pour exprimer son discours, le voisin assis à côté de Baptiste, donne un léger cou de coude dans le flanc de ce dernier. Leurs regards se croisent et ils pouffent en silence.
- Je m'appelle Elïo Sol, j'aimerais devenir délégué, car à l’inverse d’Emma je ne vous côtoie pas, pour la grande majorité, depuis très longtemps et j'aimerais apprendre à vous connaître. Premièrement pour savoir parler de vous face au professeur en cas de litige en conseil de classe, mais aussi et surtout, car j’aime découvrir de nouvelles personnes. Je serai aussi disponible pour échanger avec vous en cas de difficulté, vous accompagner et si je ne peux vous aider à mon niveau, je saurai le cas échéant et avec votre accord préalable, les rapporter au corps professoral. Je souhaite que tout le monde s’entende bien dans la classe et je ferai mon maximum pour que cela soit une réalité. De plus, je pense que quelles que soient nos différences, tout le monde à sa place dans notre monde. Mon grand-père disait toujours : “ C’est dans nos différences que la beauté prend tout son sens ”[1], alors je vous encouragerai toujours pour cultiver vos spécificités. Merci de votre attention.
Cette fois-ci l’enthousiasme de l’assemblée est plus mitigé. Il y a quelques applaudissements au départ assumés, mais vite avortés et d’autres à peine entrepris. Elïo ne se laisse pas démonter, il est fier de s’être présenté, et s’il n’est pas élu il acceptera sans regret la décision de ses pairs.
Les deux dernières candidates tiennent un discours similaire à celui de Baptiste et Emma. Mme Sauvage appelle ensuite deux mains innocentes pour le dépouillement. L’une d’elles lit les scrutins quand l’autre représente chaque vote sur le tableau par une barre à côté du prénom correspondant.
Les deux premiers suffrages vont pour Elïo. Il finit cependant dernier avec quatre voix pour lui et c’est Baptiste et Zoé qui sont élus délégués.
La sonnerie retentit pour mettre un terme au cours de Mme Sauvage. Il est midi.
- Je vous libère. N’oubliez pas de faire vos exercices pour mardi prochain et je vous souhaite bon appétit !
Les enfants rangent avec empressement leurs cahiers et leurs livres de mathématiques dans leurs cartables. Leurs estomacs crient famine, la classe B10 se vide sans délai.
Dans le couloir, Elïo se dirige seul vers la sortie qui donne sur la cour de récréation.
- Rassure-moi, boucle d’or, tu ne pensais pas être élu ? l'interpelle une voix inamicale.
En dépit du désordre qui agite le couloir, le fils Sol sait que ces paroles lui sont adressées. Ce n’est pas la première fois qu’on le surnomme de la sorte. Il en a d’autres d’ailleurs, des titres, qu’on lui a donnés contre son gré. “Œil de rouille” ou bien “tête d’ampoule” en font partie.
Trois camarades se postent devant lui, Baptiste, Mathieu et Antoine ; c’est le premier d’entre eux, le fils du maire, qui l’a invectivé de la sorte. Il s‘est approché à quelques centimètres et le toise de toute sa hauteur, car il fait bien une demi-tête de plus que lui.
- Malgré tes belles paroles, tu as fini dernier. Remarque, tu peux être fier, tu as quand même réussi à convaincre quatre nigauds.
Elïo soutient le regard de son camarade de classe.
- Ne me regarde pas avec tes yeux rouillés. Baisse les yeux, je te dis !
- Baptiste, je ne vois pas en quoi en agissant de la sorte tu fais respecter l’égalité et le respect comme tu l’as promis, rétorque Elïo avec le plus calme.
Les sourcils et les mâchoires de Baptiste se strient d'agacement.
- Tu oses me répondre en plus ? Je vais t’expliquer ce que c’est le respect, ça fait un an que je suis là et je suis le fils du maire alors évite de la ramener ! lui réplique-t-il énervé en appuyant son index provocateur sur la poitrine d'Elïo. Tu fais monsieur je sais tout et tu parles devant la classe comme un pauvre politicien. Tu crois que c'est comme ça que tu vas te faire des amis ? Même sur les réseaux sociaux tout le monde se moque de toi alors que tu ne publies rien.
Les trois aolytes se rient de leur petit camarade.
C’est vrai. Elïo n’est actif sur aucun réseau de communication internet. Ses parents, s’ils lui ont fait des recommandations, ne le lui ont pourtant pas interdit. Mais ça ne l'intéresse pas. Il s’en sert pour échanger avec certains amis, mais pas plus, en tout cas pas autant que la plupart de ses congénères malgré leur jeune âge. Lui, il préfère discuter en face à face, jardiner, lire, s’amuser plutôt que se ramollir les neurones à faire défiler sans fin des vidéos ou des images dépourvues d’intérêt.
- Je sais qui tu es et que tu as redoublé. Je te respecte autant que n’importe qui, mais ton attitude va à l’encontre de ce que tu prônais tout à l’heure. Si je t’ai offensé, je m’en excuse, ce n'était pas mon intention. Laisse-moi passer s’il te plait.
Les amies de Baptiste s’agitent derrière lui en imposant vivement à Elïo de se taire. Le fils du maire appuie son bras contre le mur pour bloquer un peu plus le passage de sa proie.
- Même ton cerveau est rouillé. Je veux que t'arrêtes de faire ton intéressant…
- Laisse le tranquille Baptiste, intervient une voix en pleine mue.
Un autre élève qui s'invite dans l’altercation. Il fait presque la même taille que Baptiste et pourtant il a un an de moins.
- Tiens, c’est Jean. Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu le défends celui-là ? demande l'agresseur en retractant son bras.
- Et toi pourquoi tu embêtes Elïo ?
Les trois offenseurs se regardent et jaugent la situation.Tout comme Baptiste, Jean fait du rugby dans le même club.
- Je fais c’que je veux.
Les deux partenaires sportifs se toisent.
- Aller, venez les gars, on va grailler. Maintenant que je suis délégué, on a pas de temps à perdre avec des moins que rien.
Les oppresseurs d’Elïo s'éloignent, tandis que lui reste impassible. Il n'était pas inquiet de la situation, mais il est redevable de l’intervention de son camarade.
- Merci, Jean.
- De rien. Je n’aime pas qu’on s’en prenne à plus faible que soi.
[1] Citation de Zohra Aaffane
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