Chapitre 24
Octobre 2034
La cantine du collège Roger-Maurice Bonnet est à l’image du reste de l’établissement, assez moderne. Comme dans la plupart des réfectoires, il faut une carte pour pouvoir prétendre y pénétrer. À l’entrée, les hors-d'œuvre, les plats de résistance et les desserts sont affichés sur un grand écran longiligne. Il n’est pas tactile celui-ci, mais les images se succèdent de manière automatique et reflète bien l'évolution du monde contemporain.
En bout d’une table de douze, Elïo et Jean se sont installés pour manger.
- Pourquoi agissent-ils ainsi ? demande le premier.
Le second finit de mastiquer une bouchée de lasagne.
- Je ne sais pas, répond-il après avoir secoué la tête de gauche à droite. Il doivent penser que tu es différent, car tu participes beaucoup en classe. Et le fait que tu te sois présenté comme délégué a dû leur paraître prétentieux. Tu es plus ou moins nouveau, alors ils croient que tu te la racontes et que tu fais l’intéressant.
Elïo plonge dans ses pensées. C’est bien la première fois que participer en cours lui est préjudiciable. Quant à sa différence, cela lui est déjà arrivé qu’on le pointe du doigt ou qu’on le croie déviant quand on ne le connaissait pas, mais jamais qu’on l’agresse pour ce motif. Des questions lui venaient à l’esprit. Devait-il s’adapter ? Se montrer plus discret ? Était-il en tort ? À l’école, tout comme dans la société, il est nécessaire d'établir des règles de bienséances et d’avoir des attitudes adaptées, il en est conscient. Il faut respecter, estimer et ne pas empiéter sur son prochain. Sa liberté s'arrête là où celle des autres commence. Il accepte autant qu'il respecte ces préceptes et il croit ne jamais avoir porté atteinte à cette liberté d’autrui, ou avoir manqué de respect à qui que ce soit, encore moins à Baptiste. Il avait même annoncé il y a moins d’une heure qu’il voulait s’entendre avec tout le monde. Alors pourquoi venait-on le quereller ? Est-ce qu’il devait adopter un comportement sortant moins de l’ordinaire ? C’est tout l’inverse de ce qu’on lui avait inculqué jusqu’alors. Et puis ses yeux, il n’y peut rien lui s'ils sont de cette couleur. “Œil de rouille” qu’on le surnomme. Cette inimitié le choque. Il ne va quand même pas porter des lunettes de soleil ou des lentiles ?
- Tu ne penses pas comme eux ?
- Je me suis demandé à un moment donné si tu ne levais pas tout le temps le bras pour attirer l’attention. Tu ne connais pas beaucoup de gens de la classe alors montrer que tu es un bon élève aurait pu t’aider à te rapprocher de certains, je me suis dit. Mais sinon non, je ne pense pas comme eux. Pour moi, tu es un camarade de classe comme un autre.
- Merci Jean.
- Ne me remercie pas.
Elïo qui n’a pas encore touché à son plateau, entame son entrée.
- Je ne saisis pas leurs attitudes. Mais je vais essayer d’être moins démonstratif en classe.
- Non.
- Non ?
- Elïo, reste tel que tu es. Tu dégages quelque chose de rassurant, c’est vrai, quelque chose de différent. Tu as un je ne sais quoi que les autres n’ont pas. Mais c’est pour ça que j’ai voté pour toi aux élections de délégué. Tu as l'air très gentil, attentionné et tu sembles très intelligent.
Les yeux d’Elïo se mettent à briller.
- Tu sais Baptiste n’a pas toujours été comme ça. Je fais du rugby avec lui depuis trois ans maintenant et nous étions plus ou moins copains avant. Mais depuis le milieu de l’année dernière et le divorce de ses parents, il a changé. C’est aussi pour ça qu’il a redoublé, il me l’a avoué cet été lorsqu’on s’est croisé au stage de rugby, et j’ai bien senti que quelque chose s'était brisé en lui : sa beinveillance.
Le brouhaha de la cantine résonne de nouveau dans les oreilles d’Elïo. Il regarde autour de lui. Il y a beaucoup d’agitation et de passage. De la sixième à la troisième, de nombreux adolescents viendront manger quotidiennement ici. Autant de camarades à découvrir. Autant d’enfants avec leur propre histoire et leur propre tempérament.
- Je vois. Ça n’a pas dû être facile pour lui, oui…
- Non, je crois que ça a été assez violent pour lui et son frère.
- Il a un frère ?
- Oui, un grand frère, Corentin, il est en quatrième.
Elïo examine le portrait de son bienfaiteur aussi grand que mince. Son long visage est encadré d’une mâchoire anguleuse et se termine par un menton pointu, quant à ses cheveux bruns, coiffés en arrière, ils lui descendent jusque dans le haut du dos. Il lui rend la pareille en le fixant avec intensité. Depuis le début de la conversation, le ton de Jean est très neutre, presque froid. Ses paroles lui donnent l’impression d'un garçon très maître de ses émotions et doté d’une raison profonde.
- Tu connais beaucoup de choses et beaucoup de monde, souligne Elïo.
- C’est que je viens de la même école que la majorité de la classe.
- Pourquoi tu ne restes pas avec eux ? Tu n’as pas d’amis ?
- Je suis assez solitaire.
Elïo hésite. Il pressent quelque chose chez son camarade. Ce n’est pas une vision qui lui suggère cette idée. Il y a un certain temps qu’il n’en a plus eu. Elïo fait tout pour les éviter, car il ne veut pas être à nouveau perturbé par ces états de rêves éveillés qui lui ont valu des déconvenues. Dès les prémisses, dès cette étrange sensation d’apesanteur et d’envol de son esprit, il secoue fortement la tête et serre les dents pour rester conscient. Mais malgré tout, il perçoit quelque chose d’implicite chez Jean.
- Quelqu’un d’aussi prévenant que toi devrait avoir beaucoup d’amis.
- Je ne cherche pas à avoir beaucoup d’amis. Je veux juste côtoyer des personnes sur qui je peux compter et je veux aider ceux qui en ont besoin.
Les deux garçons ne se sont pas lâchés du regard. Autant le noir profond des yeux de Jean sondent les prunelles ambrées d’Elïo que l’inverse. La déclaration était indirecte, mais le fils de Julien comprend qu’elle lui était destinée.
Ce dernier affiche une mine heureuse et tend une main ferme vers le jeune rugbyman.
- Jean. Je veux être ton ami !
Pour la première fois depuis le déjeuner, la moue du grand adolescent se détend. Il a été surpris par cette invitation fraternelle et plein d’enthousiasme, mais c'est bien en souriant qu'il offre sans hésiter une poigne sincère à son camarade.
Leurs doigts s'entremêlent.
C’est immédiat. Aussi soudain qu’incontrôlable. Un frisson traverse Elïo comme un éclair et il ne peut cette fois-ci réfréner cette force qui le tire de son corps. Il perd le contact avec le présent.
Il voit des images. Ce n’est pas le futur. C’est le passé. Mais ce n’est pas le sien. Un homme, une femme, un couple, dans une pièce. Un enfant aux yeux noirs de moins d’une dizaine d'années joue dans celle d’à côté. Une dispute agite les parents. D’autres se succèdent. Elles se multiplient, s’intensifient. De la violence physique et verbale s’y mêle. Des coups, des poings, l’enfant en est témoin. Il la subit aussi. Pas autant que l’individu féminin. Des ecchymoses, des contusions, des griffures, des hématomes apparaissent. Du sang. Au sol, un corps aux cheveux longs sans mouvement.
- Qu'est-ce qu’il t’arrive ?
Elïo secoue la tête et relâche la main de Jean.
- Rien, excuse-moi.
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