Chapitre 39
Décembre 2035
- Trois euros et quarante centimes, s’il vous plaît.
Je paye l’hôtesse de caisse en petite monnaie et récupère la boîte de biscuits. Derrière moi, plusieurs personnes font la queue pour acheter de quoi se restaurer. Cette cafétéria d’hôpital est bien pratique.
Ma mission accomplie, je me dirige vers le hall A. Ma montre affiche treize heures quarante-cinq.
En m’approchant des escaliers, direction le troisième étage, je passe devant l'ascenseur des visiteurs. Le monde s’accumule. Je contourne l’attroupement et me ravise de lui partager mes pensées : La plupart des gens choisit trop souvent la facilité. L’exercice physique est pourtant indispensable pour maintenir corps et esprit en bonne santé. Ce n’est pas toujours simple de trouver le temps, je le conçois. Mais quand vient l'occasion, rien de tel que quelques degrés d’ascension pour tonifier ses muscles jambiers et stimuler sa circulation !
Nous voilà partis, moi et mon enthousiasme railleur, pour gravir les quelques étages qui me séparent du service des maladies rares pédiatriques.
Malgré ma bonne résolution, ma respiration accuse très vite le manque d'entraînement. Dès le premier palier pour être exact et le karma agit sans délai pour achever mes prétentions puisqu’après une dizaine de marches supplémentaires, moi, le donneur de leçon, je trébuche et plonge vers l’avant. Le paquet de biscuits au citron, je ne le lâche pas, non, ma paume de main l'agrippe fermement - on ne sait jamais, un brigand pourrait surgir et voler mon précieux - si bien qu’une partie des gâteaux secs amortit ma chute.
Du haut de mes trente-neuf ans, je me redresse, injure ma maladresse innée et secoue l’emballage. D’une partie des biscuits, il n’en reste que des miettes. Certains devraient être malgré tout intacts pour permettre de rassasier la voracité de mon fils. Sinon l’aller-retour s’imposera à moi, le sportif présomptueux du dimanche, spécialiste en montée de marches d’hôpital.
La cantine de l’établissement n’est pas trois étoiles, mais Elïo a tout englouti ce midi. Les portions délivrées n’étaient cependant pas suffisantes pour assouvir son appétit d‘ogre. Ma mission périlleuse vient de cette insatiabilité retrouvée. Sa gourmandise est de retour, tout comme sa bonne humeur. Il échange, sourit, ingurgite tout qui lui passe sous le nez et bien sûr prend des nouvelles de son potager d’hiver.
- Oui, les poireaux vont bien , lui avais-je assuré, les endives aussi.
Sa joie est communicative. Le plus dur est derrière nous. Porté par la gaieté, je reprends mon escalade sportive.
L'hospitalisation d’Elïo ne devrait pas durer et nous avons la chance de bénéficier de quelques jours d’arrêt au vu du contexte, l’occasion de partager des moments de complicité avec notre fils prodigue. Julie ne va d'ailleurs pas tarder à nous rejoindre avec une petite surprise dont il ne se doute pas.
Nous avons retrouvé la sérénité, mais une chose suspecte perdure chez Elïo. Sa fréquence cardiaque et son hyperthermie ne diminuent pas. Le docteur Lacroix reste interloqué par l’absence d’étiologie à ces symptômes. Avec ma chérie, nous ne sommes plus étonnés par ce type d’originalité et nous n’en faisons pas grand cas. Notre fils est indemne, c’est tout.
Je pousse un battant de la porte coupe-feu. Me voilà de nouveau dans le service des maladies rares pédiatriques. Un individu en costume vert me croise sans aucune considération pour mon épaule puisque si je ne m’étais pas contorsionné nous nous serions percutés. Je me retourne pour fixer le dos de cet homme pressé. Je le dis souvent, mais notre monde n’a plus le temps pour rien, même pas pour le respect.
Mes pensées ne s’égarent pas plus longtemps et je reprends la direction de la chambre trois-cent-douze, celle de notre fils si spécial.
Le souvenir de ma première consultation de suivi pédiatrique, lorsqu’Elïo avait six mois, me revient. J’avais rapporté à Julie l’étonnement de la médecin quant à la teinte de ses iris. Ma belle aimée m’avait répondu qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un comme moi et qu’un de plus ou un de moins ne l’inquiétait pas davantage.
Aujourd'hui, je ne sais pas si elle maintiendrait ses paroles. Il nous en fait voir de toutes les couleurs tout de même ce petit. Je ne m’en plains pas, c’est mon fils, mon enfant. La chance de notre union avec Julie. Mais j’avoue que je ne m’attendais pas à tant d’imprévus. Il grandit. Et puis c’est un adolescent désormais, il peut avoir quelques secrets. Il en aura d’ailleurs de plus en plus, je ne dois pas m’en faire. Il m’a assuré ne pas fumer, ne pas se droguer, c’est le principal. Peut-être une fille est-elle à l’origine de tous ces mystères ? Qui sait ?
Je toque et entre dans la chambre en secouant d’un air triomphant le paquet de gâteaux. Les pupilles dorées qui m’attendent s’illuminent.
- Papa !
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- Ce n’est pas grave, répond Elïo entre deux bouchées croustillantes, j’en ai assez.
- Je peux retourner à la cafétéria si tu as encore faim.
- Non, ça ira, merci, papa.
Julien s’assied au bord du lit. Son fils est installé dans le fauteuil médical qui jouxte le lit. Il tient dans une main un biscuit au citron et dans l’autre l’emballage.
- Tu es beau, mon fils, dit le père en souriant.
Elïo se fige, les doigts portés à la bouche, un gâteau sec prêt à être croqué.
- Merchhi, répond-il en mastiquant.
- Approche d’un peu plus près.
Le fils tortille ses fesses au bord du siège pour s’avancer.
- Incline la tête.
Elïo s'exécute. La main de Julien glisse sur son occiput lisse.
- Tes cheveux repoussent déjà.
- Peut-être, mais en attendant je ressemble à un œuf ! rétorque le garçon, le crâne penché.
- Ah oui… C’est pour ça que j’ai tant envie de te croquer ! rétorque Julien en lui attrapant les tempes et en faisant mine de lui dévorer le cuir chevelu.
- Arrête, Papa, tu me baves dessus. T’es dégoûtant !
Julien éclate de rire alors que son fils s’écarte brusquement en s’essuyant le vertex de la main.
- Je suis le papa escargot !
- Tu es bête, répond Elïo en gloussant.
Toc, Toc
- Ah, tiens, ça doit être maman, suppose Julien. Entre !
La porte s’ouvre, mais ce n’est pas Julie qui s’engouffre dans la chambre.
- Surprise ! s’écrient quatre adolescents en chœur.
Les prunelles ambrées s’écarquillent de joie à la vue de leurs camarades du collège. Jean, Tom, Louise et Emma s’avancent autour de lui.
- Mais, qu’est-ce que vous faites là ? s’exclame Elïo en se redressant du fauteuil.
Jean empoigne la main de son partenaire de rugby.
- C’est mercredi aujourd’hui, on a décidé de te rendre une petite visite. C’est ta mère qui nous a amenés.
Julie apparaît en arrière-plan et secoue le bras en l'air, tout sourire.
- Bonjour mon fils !
- Coucou, maman ! répond Elïo, les lèvres étirées jusqu’aux zygomatiques.
- Nous allons vous laisser une petite heure, intervient Julien le visage resplendissant, je suis sûr que vous avez beaucoup de choses à vous dire.
La porte se referme, les parents se sont retirés. Tom s’avance et pose une main sur l’épaule de son camarade.
- Tu as bonne mine Elïo. Ta mère nous avait prévenus, mais c’est vrai que tu ressembles quand même à une boule de billard !
L’intéressé n’est pas le moins du monde vexé, au contraire il s’en amuse : « Je ne te le fais pas dire ! »
- Enfin, Tom ! Ça ne se dit pas ! s’offusque Louise derrière lui.
- Ne t’en fais pas, je ne le prends pas mal. Mes cheveux vont repousser de toute façon.
Derrière les trois visiteurs, la quatrième du groupe reste en retrait.
- Moi, je trouve que ça te va bien, rougit-elle.
- Merci Emma. Ça me fait plaisir.
- Alors ? Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? intervient Jean. Quand je ne suis pas là, tu te mets dans des galères incroyables, ajoute-t-il d’un ton taquin.
- C’est difficile à expliquer… répond Elïo en s’installant dans le fauteuil.
Les adolescentes s’assoient au bord du lit pour écouter l’histoire rocambolesque tandis que Jean et Tom restent debout face à leur ami.
Elïo rapporte une partie de sa mésaventure. La pesanteur dans son abdomen récidive. À eux non plus, il ne peut leur dire la vérité et il ne peut se baser sur le mensonge énoncé aux policiers, Jean n’y croirait pas une seule seconde. Alors il innove. Heureusement pour lui, ses parents sont allés faire un tour. Il raconte qu’il aurait oublié son livre de français en classe et serait retourné dans le collège le chercher. Au retour, le bus étant parti sans lui, il aurait patienté devant le gymnase en attendant son père, mais le vent glacial l’aurait convaincu de s’abriter à l’intérieur. Là, il y aurait perdu connaissance et se serait réveillé au beau milieu de l’incendie.
- Quelle histoire ! s’étonne Tom.
- Tu as eu beaucoup de chance, ajoute Louise.
Le regard d’Elïo esquive celui de ses camarades.
- Oui, j’ai eu de la chance.
- Le principal est que tu ailles bien, conclut Jean soudainement. Je compte sur toi pour être en forme pour notre prochain match de rugby.
- Je ne devrai pas tarder à sortir de l'hôpital. Le médecin souhaite encore me garder en surveillance et faire quelques examens complémentaires.
- Pourtant, tu as l’air en bonne santé, se questionne Louise.
- Oui, je vais très bien. Mais les battements de mon cœur sont rapides et ma température corporelle est élevée.
Les camarades d’Elïo l’examine. Il n’a pas l’aspect de quelqu’un de fiévreux ou de mal portant.
- C’est l’excitation de nous retrouver ! plaisante Tom.
Le petit groupe rit, l’hospitalisé dois bien l’avouer, cette visite lui fait plus que plaisir.
Emma, assise à côté d’Elïo, reste interpellée et approche lentement sa main de l'accoudoir du fauteuil. Ses phalanges entourent avec précaution le poignet du garçon.
- C’est vrai que tu as le corps chaud.
Les yeux du traumatisé sont attirés par ces doigts aux pulpes chaleureuses. Ils remontent le long de la douce main, de l’épiderme au duvet blond lumineux, puis s'attardent sur le visage de leur propriétaire. L'adolescente aux iris bleus est concentrée sur la chaleur de son membre. Lorsqu’elle ose relever le menton pour croiser son regard, elle tressaute et rétracte son geste.
- On en connaît l’origine ? demande Tom.
- Pour le moment, les médecins ne savent pas. Mais une chose est sûre, je sais désormais ce que je veux faire plus tard.
- Tu ne veux plus être jardinier ? s’interroge Jean.
- Si, mais je pense que ça restera une passion.
- Qu'est-ce que tu veux faire alors ? s’enquiert Louise.
Elïo regarde un à un ses camarades.
- Je veux être pompier.
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