CHAPITRE IV
Il était parti en évitant au mieux ses amis et collègues… Il maugréa une série de monosyllabes sans aucune logique entre elles et se dirigea directement vers la sortie. Le petit attroupement devant la salle de bain le laissa passer avec peu de réactions… Laurence n’était nulle part en vue. « Tant mieux… » On murmurait encore à son sujet, mais ce n’était plus pour le louanger. On riait en paire ou en groupe épars. Comme le succès était éphémère… Leurs yeux exprimaient une panique mêlée de dégout. Les saints d’esprit se navraient de l’aliénation qu’ils voyaient poindre à ses rétines. « La folie illumine mon regard… Mes yeux ne reflètent que le vide et la noirceur seule remplit mon âme. Je suis perdu. Ils le constatent eux aussi. NON. Je suis encore là ! » Sans prendre la peine de récupérer ses bottes ou encore son manteau et son sac, il descendit à grande enjambée les étages le séparant du rez-de-chaussée. Il poussa la lourde porte qu’une rafale de vent puissante rendit difficile à maintenir et s’engouffra dans la nuit et la glace.
Tous les sons de la ville s’étaient tus, comme emprisonnés et compactés par des lois hors du monde. Les branches des arbres étaient courbées au-dessus des têtes par la neige et formaient un corridor aux cadres arrondis. Les murs de ce cadre, dressés à l’exacte limite de la vision périphérique de Pierre-Olivier, étaient créés par la rangée de troncs de bouleaux qui garnissaient parallèlement chaque côté de la rue. Leur jonction avec le sol, fusion de béton et de nature morte, semblait compléter ce tableau d’une beauté morne. Les trottoirs de ciment étaient parsemés de flocons, mais surtout de déchets emprisonnés par la glace… Ses pieds butaient à répétition sur le trottoir mal éclairé par les rayons chétifs des lampadaires. Leurs éclats minces rendaient le contour des choses indissociables du fond blanc et opaque que créaient la neige et les immeubles dont elle couvrait les surfaces. Des rafales puissantes de vent, étonnamment silencieuses malgré leur force à l’intérieur des étroits couloirs formés par les rues, ajoutaient à la difficulté de voir et d’avancer avec constance. Ses pas étaient saccadés et les mouvements physiques, qu’il tentait de réduire au maximum, étaient excessivement éreintants pour ses cuisses et ses genoux… Mais, il devait continuer. Depuis qu’il avait quitté les bureaux, il s’était retrouvé seul… Aucune âme vivante, ni même un animal ou une voiture n’avaient croisé son chemin. Cette constatation troubla considérablement Pierre-Olivier. Il se demandait si le dépanneur, l’objet de sa quête, serait occupé par un employé… Était-il le seul humain à des lieux à la ronde ? Son humeur s’assombrissait, si possible, davantage…
Il regrettait de ne pas avoir pris son manteau. Son veston le protégeait peu du froid et son visage était sans cesse frappé par sa cravate. Il n’avait que ses clefs, son portefeuille et son téléphone cellulaire : possessions bien maigres et de piètre valeur contre le livre infernal qu’il portait aussi. Il grelotait, car ses souliers d’intérieur étaient mouillés par la neige et la glace au sol. À même ses entrailles, heureusement, à la réaction d’alerte déclenchée par son corps contre le livre, son cœur puissant poussait quantité de sang chaud à travers tous ses membres… Son corps, qui semblait l’avoir abandonné depuis des mois se joignait enfin à la lutte. Il savait avoir froid, mais il pouvait transcender cette sensation. Il avait l’impression de pouvoir transcender énormément de choses depuis son bref voyage dans… son téléphone vibra pour la sixième fois. C’était Laurence. Elle multipliait les appels et les messages textes… Il lui devait bien quelques réponses, après tout ils se fréquentaient depuis un moment et un sentiment presque amoureux s’installait lentement entre eux... Dû moins provenant de son côté. Il n’en avait pas encore parlé avec elle. Il ne lui avait jamais parlé du livre non plus... comment pourrait-il lui avouer que c’était justement grâce aux encouragements promulgués par ses pairs que le courage lui était finalement venu de l’inviter aussi promptement quelques semaines après son arrivée au journal ? Tant de choses qu’il aurait dû lui confier. Aujourd’hui, elle réclamait des réponses sur des questions qu’elle ne savait même pas existaient…
« Que puis-je lui raconter ? Comment pourrait-elle m’aider ? Encore moins me croire. Non. Je ne peux pas. Mes explications ne feraient que nourrir cette image de fou. Non. Ne pense pas à ça… Reste concentré. Le livre. Ensuite Laurence. Peut-être… Ces prises de possession sont sporadiques et courtes. Cela signifie qu’il les contrôle mal? Si j’agis vite… Pardonne-moi Laurence… Je t’expliquerai toute une fois cette histoire terminée. Peu importe ce que cette fin peut signifier pour mon âme, mon esprit, mais surtout pour mon corps. Il m’a dit jouer avec moi. Jouer avec moi ou se jouer de moi ? La ligne est souvent mince… Je pourrais lui demander. Je crois qu’il dirait la vérité. Le mensonge peut-il exister avec autant d’emprise sur les hommes et les choses de mon monde, mais que ailleurs, il en soit inexistant ? Ou peut-être l’ont-ils outrepassée ? Évoluant par delà ses disgracieuses questions de vrai et de faux ?… Je divague… Marche. Le Ultramar. Ensuite, il y a une petite rivière proche d’ici : j’allais souvent promener Smokey là, à 13 ans… Et, je le brule. Allez ! Marche ! »
L'enseigne lumineuse ornée d’un oiseau, logo de la compagnie, était visible au coin de la rue. Son téléphone illuminait toujours dans sa main. Il n’avait lu ou écouté aucun des messages textes ou vocaux de son amante. Il le rangea dans la poche de son veston. Il était arrivé à la porte du dépanneur. Un client de l’intérieur la lui ouvrit et la retint. Pierre-Olivier entra. L’air chaud réchauffa son visage.
Le bâtiment était partagé avec une petite succursale du McDonald’s et les deux commerces, séparés en leur milieu par un mur en vitre, était muni d’une porte, elle aussi vitrée. Les deux compagnies se partageaient ainsi l’espace total du lieu. La partie de la bâtisse qui était occupée par le restaurant offrait une aire ouverte et comptait uniquement deux clients passant leur commande à un employé cachés au regard de P-O. De ce côté-ci, l’espace était presque entièrement amputé par trois étagères horizontales débordant de produits divers. Le dépanneur du coin portait bien son titre puisqu’il possédait réellement tous les produits qu’une personne peut désirer acquérir lors d’une situation d’urgence ou d’ennui. Sur les rayons à hauteur d’enfants était étalé : sacs de croustilles, marteaux, thé vert, cannes de noël, nourriture pour chien ou chat, pinces à épiler, piles au lithium… Sur les trois murs, hormis celui inutilisable qui séparait l’endroit en deux sections, les tablettes regorgeaient de magazines et revues de toute sorte. Un seul client regardait les lunettes fumées sur un présentoir à gauche de la cage transparente construite autour du caissier pour le protéger. Celui-ci, souffrant déjà d’embonpoint, était à l’étroit dans le minuscule espace que formait la vitre autour de son comptoir. Presque endormi, il accotait son coude sur l’épais plastique recouvrant les billets de loterie et regardait sans énergie les rangées de pompe à essence alignées dehors devant lui. Les contenants d’essences vides se trouvaient empilés en pyramide directement adjacent à la porte d’entrée.
« Reste concentré. Tu es presque au comptoir P-O. »
- C’est tout ?
- Oui. Euh non, avec 20 $ d’essence…
- Sur quelle pompe ?
- … La… quatre?
- Régulier ou…
- Régulier.
« Compose ton NIP : 4-7-7-2-9. Non… C’est quoi déj... 4-7-7-2-5. Oui. Il ne semble même pas conscient que je sois devant lui. S’il savait ce qu’il risquait. Moi-même je l’ignore. »
- Votre facture monsieur ?
- Non. Merci !
« Sors. Marche jusqu’à la pompe ! Remplis-le. Ça… Ça ne fonctionne pas… Ça ne… Fuck… Pourquoi ça… merde ! merde ! »
* biiippppppppp ! *
- Levé la clenche, Monsieur…
- Comment !?
- …pour activer la pompe !
- Oh… Euh…
- Bonne soirée Monsieur…
* biiippppppppp ! *
« Dehors. Allez. Pompe numéro quatre. 3,44 $… Parfait. Tout va bien. 6,48 $. Allez. Allez ! Remplis ! J’appelle Laurence aussitôt que tout est fini. Tout de suite après. Je n’en ai pas besoin d’autant… c’est assez, mais j’hésite pourtant… 8,84 $… Je suis radin à ce point ? … 12,44 $. Allez ! Tant pis. 14,97 $... C’est en masse ! Fuck it ! »
Pierre-Olivier retira le pistolet d’essence du gallon presque plein. Il le raccrocha sur la pompe. Il chercha le regard de l’employée au travers la vitre. Après un moment perdu dans le néant, tiré de ses errances récurrentes, le commis posa ses pupilles fatiguées sur lui : le seul client dehors. Pierre-Olivier était immobile, la tête légèrement inclinée et lui faisait face.
Il bloqua son regard sur le sien.
Son visage se fendit d’un large sourire.
Les inquiétudes étant jusqu’alors hors d’attente pour son cerveau rêvassant de bière et d’un bon film, le subordonné revint totalement réinvesti de son corps. Il sursauta. Son coude, qui avait été accoté sur le côté de sa caisse toute la soirée, glissa du comptoir et son menton, déstabilisé du creux de sa main, frappa presque le dessus de son écran. Il tremblait. Son corps refusait de lui obéir ! Le client l’obnubilait… Il marchait… glissait… se mouvait d’une manière difficile à décrire.
On croirait aux premiers abords, difficiles à cette chose de tout simplement pouvoir se mouvoir… Ses attributs inférieurs laissaient croire l’impossibilité d’action, ne serait-ce que de se tenir verticalement, mais l’ensemble, grâce au soutien d’un bien étrange démon, le pouvait sans effort. Cette surprenante cohésion, expansion verticale de deux amas de chair molle, s’unifiait et se répétait pour le torse, les épaules et ses bras… Le tout, bien que vacillant, tenait. Ses jambes et ses mains bougeaient par spasme et semblaient écarquillées par des fils aussi tendus qu’invisibles. Son avant-bras semblait s’être démesurément allongé et de sa main droite, il tenait d’un seul doigt le bidon lourd de gaz. Sa démarche en était entièrement déstabilisée. Le fond de la canisse, se balançant à quelques millimètres du béton, était toujours sur le point de cogner le sol. Cette marée, minuscule, artificielle et incessante du liquide à l’intérieur du contenant, bruit exponentiel de terreur, s’intensifia si fort qu’il pénétrait tout âme vivante. Jusqu’à pénétrer celles à l’intérieur du dépanneur. Soutenu par l’éraflement constant de ses souliers sur le sol, le tout se réverbérait, se multipliait, s’extrapolait en des milliers d’ondes pour devenir d’une amplitude insupportable... Ses pensées ne pouvaient que grésiller au même rythme effréné que l’air autour. Les néons extérieurs, installés en des périodes différentes, projetaient une lumière blafarde pour les pompes trois et quatre et verdâtre, tirant sur le jaune, pour les deux autres pompes. Il avançait exactement au milieu des deux rangées. Le contraste des couleurs divisait son visage. La mince séparation descendait jusqu’à son menton en suivant parfaitement la ligne de son nez. Blanche à gauche, verte à droite, les ampoules se reflétaient ainsi sur ses larges dents immaculées…
Le seul client de la section dépanneur fut stoppé par la singularité de la situation. Lui et le commis étaient incapables d’écarter leurs regards de sa tête. Sa tête... Une boule lourde qui… qui, bondissait ! Molle. Flasque. Elle pendait, tordue et pliée, à la même hauteur que sa nuque. À chaque soubresaut, le commis avait l’impression que le crâne du fou pouvait et allait se frapper contre ses propres épaules. Comme si la tête d’une poupée avait été cousue, d’une main inexpérimentée, sur le cadavre d’un homme. Son sourire, maintenant à l’envers, était devenu une grimace. Le client s’enfuit prestement… Il sortit avant que la chose ne soit proche et se sauva loin de la bâtisse. Le pantin ne daigna même pas le regarder. Ceux qui n’avaient pas été interpelés jusqu’à présent, les trois de l’autre côté du mur vitré, nuèrent plus d’autres choix que de constater l’étrangeté du moment. La femme interrompit sa commande et, imitée par le client derrière elle tourna sa tête vers la scène. Le gallon cogna le cadre frêle de la porte d’entrée… Le fracas fut assourdissant. L’entrée de la chose créa sensation chez tous les occupants.
Le frottement lent et cahoteux du contenant sur le carrelage projeta une vague de terreur sur les murs et sur les êtres qu’elles retenaient captives. Une supplication sourde au chaos. Incapables de s’en détacher, les yeux étaient rivés sur ce… restant d’homme. Ils en devenaient eux aussi autant fous que le possédé. Celui-ci avait l’excuse d’être inconnu aux lois et aux cadres primordiaux de notre réalité, eux non. On voulait qu’il cesse d’exister, que la peur disparaisse une bonne fois pour toutes avec son annihilation.
À chaque écartement de ses jambes, à chaque tâtonnement de ses pieds, à chaque transfert de poids, on pensait qu’il glisserait et qu’il s’écarquillerait d’un grand écart… tous s’inquiétaient du moment où il se fissurerait de l’entrejambe jusqu’au cou. Qu’il choie en une mare de sang dont la couleur ne pouvait être que différente à la leur… non ? Pierre-Olivier voulait reprendre le contrôle, mais c’est la panique qui le submergeait. Elle semblait être devenue l’émotion pure en elle-même ne pouvant que flotter autour. Ne faisait que nourrir continuellement son corps devenu furieux…
Il s’était trainé jusqu’au comptoir. Le commis était enfermé derrière sa protection. Il la frappait depuis de précieuses minutes ! Il avait oublié qu’il pouvait simplement débarrer la porte et quitter son siège. Sa tête était trop occupée à regarder la marionnette folle marcher vers lui. Hélas, lui bondissait déjà sur la vitre et la martelait de son arme. L’essence commençait à couler du goulot renversé ! La vitre vibrait à chaque écho de rage, mais elle tenait bon. Le possédé comprit. Il ouvrit presque joyeusement le contenant. Il narguait l’employé qui se rappelait finalement comment sortir. Son large cou se tordit vers le loquet et s’élança vivement vers la liberté. Emporté par son corps, il se propulsa trop fort et s’effondra sur le carrelage froid. Empourpré dans son tabouret et par l’exigüité derrière son comptoir, il était incapable de se relever. Il entendait le liquide odorant tomber à grand trait au-dessus de lui. La colonne se transforma en une mince couche qui s’étendit sur toute la surface, jusqu’à déborder et couler le long des parois du comptoir… Il se formait au niveau du plancher, au pied du pyromane et autour du pauvre caissier, de profonds étangs aux odeurs nauséabondes. L’employé, lui donner un nom à ce moment de l’histoire ne ferait qu’alimenter le caractère tragique de son sort… étouffait. Lui qui ne cherchait qu’à happer l’air avalait plutôt de force le liquide âcre et froid. Il peinait à respirer et sa langue, parcourue de dégout, était incapable de cracher le gaz hors de sa gorge. Il ne pouvait que le repousser toujours plus loin dans ses poumons. Sa tête et son esprit se déconnectaient lentement. Tout tournait.
La cliente du McDonald’s s’enhardit d’un coup. Elle quitta la file et, émancipée de la peur grâce à la colère, traversa par la porte le mur vitré et sauta sur le fou qui lui faisait dos. Malheureusement, elle ignorait qu’on ne règle jamais rien par l’expression de sa rage… au contraire, on envenime presque toujours la situation. Il la fit basculer par terre aussi facilement qu’une plume ! Son dos craqua au contact de la céramique. Il déposa délicatement son bidon rendu vide au pied du comptoir et ses yeux revinrent sur ceux de l’infortune. Chacun offrait des pupilles dilatées. L’une carburée par la peur et le dégout, l’autre par la folie pure. Elle lui tendait sa main gauche, paume vers le haut… Son bras tremblant. Elle le suppliait de la laisser… Sa bouche lui disait qu’elle avait des enfants ! Mais il n’en avait pas fini avec elle.
Ses bras longs et flasques pulsaient d’une colère répondant à celle initiée par son assaillante. Il lui éclata son poing au visage. La puissance de l’attaque propulsa la tête de l’héroïne contre le plancher. Les tuiles, maintenant lézardées de rouge, avaient cassé sous l’impact ! La femme s’évanouit. Il la frappa à nouveau. Son nez boursoufflé et mauve se vidait de morves et de sang. Il la frappa ensuite sans relâche… Jusqu’à ce que son magnifique visage ne devienne qu’une bouillie de douleur et de chair déchiquetée, il s’époumonait au-dessus d’elle. Elle peinait à respirer sous les lourds flots de sa propre sève d’existence, qu’il frappait encore… Les bras du monstre se courbaient sans hésitation et revenaient la frapper comme des fouets. Elle rotait des bulles carmin, qu’il continuait. Elle avalait ses dents, qu’il continuait. Elle pullulait d’un rouge épais et gluant. Ses prunelles brunes se remplissaient de ce brouillard propre aux êtres au seuil de la mort… qu’il frappait toujours. Jusqu’à ce qu’un jour ! …un jour enfin ! Après des siècles et des siècles de torture, de fracassement et de répétitions de mort… enfin ! Il s’arrêta.
Son attention se porta sur le présentoir adjacent à la cage de verre. Désabusé, pareille à une bête fatiguée, il abandonna le corps sans une arrière pensé. Il se détourna vers le comptoir dégoulinant. Il vit des dizaines de petits paquets de cartons soigneusement rangés devant lui. Des paquets d’allumettes ! Le capitalisme destructeur s’empara aussitôt de ce corps fragile dont l’esprit était actuellement intermittent. Il gratta un premier morceau de bois. Une odeur sèche s’ajouta à celle de l’essence.
La petite flamme brulait et s’enfumait reflétée jusqu’à l’intérieur de ses prunelles. La lumière se projeta jusqu’à ses cornées et s’agrandissait. S’étendait, jusqu’à éclairer ses pommettes, puis ses joues, puis l’ensemble de son visage. Suivant les angles empruntés par la flamme vacillante ses traits se mixaient et se tordaient. Cette chose, ce point tremblant devant ses yeux, devenait un rubis inestimable.
Incapable de quitter la flamme des yeux, il pleurait et les larmes, par torrent, roulaient jusqu’à l’extrémité de son menton. De leur bout pincé et de ses commissures frémissantes, ses lèvres se crispaient en angles aigus et changeaient constamment. Dans un élan commun, ils avaient débuté ensemble une valse magnifique. Elle… toujours dansante et tourbillonnante. Inconsciente ou insouciante de sa propre fragilité, elle danserait jusqu’à son épuisement total… Ce moment survit. Voilà. Elle était morte comme elle était née : trop brièvement.
Le commis avait presque perdu connaissance, mais sa bouche clapissait tout de même l’étang aux couleurs d’arc-en-ciel. Le client restant et l’employée du restaurant, encore de l’autre côté, étaient pétrifiés sur place. Mis à part l’étouffement sec de la flamme qui tardait à se taire, un lourd silence régnait. Le pantin cria sauvagement. Il avait hurlé de voir son bien détruit par sa propre fragilité. Il ralluma prestement une deuxième allumette. Il la laissa, celle-ci sans cérémonie, tombé sur le comptoir. Instantanément, après une magnifique trainée mauve et bleu, des flammes montèrent jusqu’au plafond.
Les couches de rouge se superposèrent en cascade dans l’esprit impuissant de Pierre-Olivier. Le rouge de ses mains, le rouge des sirènes, le rouge de son visage à elle, le rouge des flammes… Même les bancs de la neige à l’extérieur semblaient fondre d’une eau cramoisie. Il n’avait pas l’impression d’avoir fait tout cela… pourtant. Il lui semblait se souvenir d’avoir bloqué la porte à son départ… Avait-il condamné de l’extérieur la seule issue ? Tout le rouge se cumulait, un par-dessus l’autre, jusqu’à onduler en une large et épaisse colonne de fumée qui emplissait l’intérieur du commerce. Au premier plan de cette toile dégoulinante, un spectacle se préparait. Il commençait même. Trois coups secs, puis lents résonnèrent pour couvrir le désordre de la ville : cette foule impolie et bruyante.
Le grésillement de leurs peaux produisait les premières notes sautillantes d’un morceau ancestral ; une symphonie dont les partitions avaient été écrites à même leurs dermes rougis… Les formes maintenant noires des femmes et des hommes, jusque-là sans grandes volontés, attendaient leur entrée en scène. Les cuivres débutaient une mélodie lente et grave pendant plusieurs mesures. Ils vibraient en tandem avec le brasier impétueux. Les trompettes, dont les notes aigües jouées en staccato s’élevaient en cadence aux craquements des charpentes et supplantaient de leur fougue la pièce initiée par les cuivres. Les deux divisions de l’orchestre s’harmonisèrent alors en une mélodie douce, mais toujours d’une sombre tonalité. Ils furent rapidement rejoints par les violons, qui jouaient en crescendo des notes calmes et langoureuses. Les silhouettes des humains furent animées d’une passion brulante. Leur troupe de danseurs se joignait enfin au spectacle : ils se levaient, se relevaient et s’agitaient pour créer une prestation magnifique.
C’était l’expression pure de leur corps entier. Leurs cris et leurs poings inépuisables s’enchainaient parfaitement sans aucune erreur, ni faux pas. Leur chorégraphie incorporait même certains articles et objets du décor ! Ils s’activaient sans retard, toujours sur le rythme, pour bombarder la porte de tout ce qu’ils leur tombaient sous la main… tout ! Leur ingéniosité était phénoménale. L’incessant fracas des objets multiples résonnait pour clore, comme des glas austères, chacune des mesures. C’étaient eux qui rendaient la pièce spéciale… Eux. Par leurs apports brillants et honnêtes. Il la transformait en un chef d’œuvre de l’art.
Immobile à l’extérieur, obnubilé par le spectacle, le pantin ne put s’empêcher de verser une larme. Rideau.
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