2. La décision
« Garett ! Garett Jones ! »
Depuis des heures, ce nom faisait écho dans la région forestière de l’île. Janet, connue pour sa ténacité et son obstination avait lancé une battue à la recherche de son fils, bien que la réponse de Liri à sa question eût été claire. Assise près de sa chaumière, Scarlet patientait, les mains sur les oreilles, tentant désespérément de ne plus entendre le moindre son. Sa mère était allée trop loin, cette fois-ci. Garett était parti, lancer tous les villageois crier son nom dans la forêt n’y changerait rien. La fatigue commençait à se ressentir, si bien que lorsque le ciel s’éclaircit, le soulagement détendit son corps crispé.
Sortant de la Grande Forêt, Janet Jones éteignit sa torche, devenue inutile depuis les premières lueurs du jour. Son visage était d’une pâleur maladive et ses yeux étaient cernés de coupes violacées. Ses cheveux châtain, habituellement lisses et bien coiffés, étaient d’un désordre sans nom. A ses côtés, l’homme qu’elle avait choisi des années de cela afin d’enfanter semblait être près de s’écrouler d'épuisement.
Personne ne se souvenait de la dernière fois où quelqu’un avait quitté Alda. Ça n’était peut-être même jamais arrivé. Paradis sur Terre, cette île était le seul endroit où les êtres dotés d’affinité étaient en sécurité. Qui voudrait s’en éloigner ? Dès leur naissance, ils étaient formés à la méfiance envers les humains. Ils apprenaient au centre toute l’étendue de leur monstruosité, à un point tel que personne n’osait s’aventurer au-delà de l’océan. Personne, sauf Garett, cet enfant dont le seul rêve était l’aventure et le danger.
Une fois les habitants regroupés au village, la Reine Willa convoqua cinq des femmes de l’île : Janet, ainsi que quatre autres de manière aléatoire, afin de prendre une décision quant à la suite des évènements. Il n’existait pas beaucoup de choix possible pouvant en résulter, Scarlet en était consciente. L’option consistant à envoyer quelqu’un le chercher chez les humains semblait être presque impossible, pourtant elle était persuadée que c’était de loin la meilleure chose à faire.
Dans l’attente, elle entra dans sa chaumière, ce foyer qui était encore chaleureux la veille et qui dorénavant ne semblait être qu’un endroit vide et triste. Assis dans le salon, son père se balançait d’avant en arrière, plongé dans un mutisme proche de la détresse. Si tout le monde accordait au lien maternel un sens fort et sacré, peu imaginaient à quel point les hommes de cette île étaient désemparés lorsqu’ils étaient confrontés à la perte de leur enfant. Jill était de ceux qui, effacés par la société matriarcale, préféraient le silence à la confrontation. Janet était une femme dure à vivre. Caractérielle, indépendante, autoritaire, elle dirigeait le pain et la farine pour chaque membre de sa famille, si bien qu’il se retrouvait souvent en position de faiblesse. Pourtant, c’était un homme doux et bienveillant, donnant de son temps à tous ceux qui le demandaient. Après avoir enfanté, lors de sa sortie du centre d’entrainement, il avait choisi la médecine pour métier. Avec l’affinité d’empathie, il savait mieux que quiconque quelles émotions traversaient le corps de ses patients, simplement en posant sa main sur une partie de leur corps. Ce n’était pas sans compter le nombre de fois où il était entré dans la chambre de Scarlet pour la réconforter après une chute de cheval où une mauvaise journée au centre. C’était un bon père, elle en était certaine. Parfois, elle aurait voulu que sa mère le voit aussi.
Interrompue dans ses pensées, la jeune femme se leva rapidement en entendant la porte de la chaumière s’ouvrir. Janet apparut dans l’encadrement, les yeux rougis et les lèvres gercées à force de les ronger. L’anxiété nouant son estomac, Scarlet eu du mal à interpréter ces signes, mais elle ne trouva aucune réponse à sa question. Gardant le silence, la maîtresse de maison s’écroula sur la chaise et souffla longuement, le visage dans les mains.
« Mère ! Que s’est-il passé ? »
A genoux devant elle, Scarlet l’implora du regard. Janet glissa son doigt tendrement sur la joue de sa fille, un faible sourire traversant ses lèvres blanchies. La fatigue tirait ses traits, et quelque part dans son regard, on pouvait y déceler le plus pur des désespoirs. Le silence qui régnait dans la pièce alourdissait l’atmosphère de seconde en seconde. Ce mutisme, que Janet avait choisi, était comme une révélation que sa fille ne pouvait encaisser.
« Tu connais les lois… » lâcha-t-elle après un instant, la voix brisée.
Les yeux de Scarlet se révulsèrent, alors que la colère foudroyante paralysait ses muscles. Le choc, à l’état brut, saisit la jeune femme. Son sang ne fit qu’un tour.
« Ce n’est pas possible. Non. Non ! » s’exclama-t-elle, privilégiant le déni à la réalité.
Elle se releva rapidement, les bras en l’air, tournant dans la chaumière pour trouver une solution. Sa mère posa sa main sur son épaule pour tenter de la calmer.
« Garett est simplement de l’autre côté de l’océan ! vociféra-t-elle. Il va mourir, Mère. Faites quelque chose ! »
Janet lutta contre un sanglot. C’était une mère froide et insensible, dans les faits. Une femme de loi. Elle était l’amie de la Reine, celle qui appliquait les règles sans rechigner. Quelque part, elle ne pouvait se résoudre à accepter la fugue de son fils. Une voix, presque infime, lui murmurait encore que tout cela n’était qu’un malheureux cauchemar, et que Garett réapparaîtrait sur la plage de l’île dans quelques heures.
« Je ne le peux pas. La Reine à rendu la décision finale, personne ne quittera Alda de nouveau »
Que pouvait-elle faire à cela ? Janet était une guerrière de renom, jouissant d’une place que nombreuses enviaient sur Alda. Si elle devait quitter tous les privilèges du monde pour revoir son fils, elle le ferait sans nul doute. Cependant, les règles étaient strictes : quiconque traversait l’océan ne pouvait revenir en arrière. Elle avait été élevée dans ces coutumes, certaine qu’elles étaient les bonnes. S’affranchir des lois de la Reine n’était pas dans ses gênes.
« Moi, si. » lâcha Scarlet, d’une haine sifflante.
Effarée, Janet agrandit les yeux.
« Certainement pas. » contredit-elle avec effroi.
L’idée de perdre sa fille lui faisait des frissons dans le dos.
« Allez-vous l’abandonner ? s’écria Scarlet. La chair de votre sang ? Il n’a que dix ans
— Nous n’avons pas d’autre choix, les règles sont les règles, répondit sa mère, voilée par la tristesse.
— Au diable soient-elles ! Je vais le retrouver.
— Si tu sors de ce territoire, tu ne seras jamais autorisée à revenir ! s’exclama Janet d’une voix brisée. Je refuse de perdre un autre enfant.
— Si vous étiez une bonne mère, vous me laisseriez faire. »
Sans prévenir, Janet lui adressa une gifle sèche. Une bonne mère. Janet ne l’avait-elle pas toujours été ? Elle avait donné son âme pour leur donner une éducation saine. Elle les aimait, sans jamais rien attendre en retour, et voilà comment sa fille la remerciait ? Pas un seul instant Janet regretta son acte. Sur l’île, tous étaient élevés dans le respect des femmes anciennes, et les mères étaient comme vénérées. Jamais Janet n’avait pensé que sa propre fille se permettrait de lui manquer de respect avec tant d’ardeur.
La main sur sa joue rougie, Scarlet sentit le feu de la colère crépiter en elle, bien que ce n’était pas en rapport avec son affinité. Le dégoût, la haine, la déception, ces émotions si intenses qui grandissaient à mesure qu’elle prenait conscience de l’impact qu’avait la décision de la Reine sur l’île. Si elle ne partait pas, elle ne retrouverait jamais son frère.
La détermination faisant flamboyer ses iris bleus, elle entra dans sa chambre à grand pas, récupérant son arc, ses flèches et son couteau de chasse. Janet, qui s’était échappée avec colère de la chaumière l’avait laissé seule avec son père, le laissant gérer la situation. Pas un seul instant elle ne pensait sa fille réellement capable de quitter l’île.
Calmement, Jill ouvrit la porte de la chambre, la tristesse voilant son regard grisé.
« Ne fais pas ça… » murmura-t-il en essayant de la convaincre.
Il s’avança au milieu de la pièce désordonnée, observant ses vêtements tissés joncher le sol.
« Je suis désolée, père, lança Scarlet en accrochant son arc dans le dos. Je ne peux laisser Garett seul là-bas. Je dois le retrouver.
— Je sais. »
Il s’approcha d’elle et la serra en une étreinte forte. Il était compréhensif, humble, et surtout, il était empathique. Il savait ce que sa fille ressentait à cet instant.
Scarlet ferma les yeux. Ce n’était pas une femme très sentimentale, elle n’était même pas affective envers qui que ce soit. Pourtant, cette embrassade semblait lui donner le courage nécessaire pour s’affranchir des règles de l’île et traverser l’océan.
« Reste en vie, d’accord ? l’implora-t-il en s’écartant.
— Je ferais de mon mieux. »
Il fit un pas sur le côté, comme pour approuver son départ. Il n’en était pas moins triste, cette décision lui brisait le cœur, mais il connaissait sa fille. Il savait qu’il ne pourrait rien faire contre son impulsivité. Scarlet lui jeta un regard qui en disait long, et sortit de la chaumière en vitesse, laissant derrière elle son confort et son passé.
Dans sa robe grise tirant vers le blanc, la jument qu’elle ne montait alors pas plus tard que la veille sortit de la Petite Forêt à grand trot. Elle s’arrêta devant, de manière à lui bloquer le passage, et lui adressa un gentil coup de naseaux.
« Doucement Xena, murmura Scarlet en lui caressant affectueusement le chanfrein. Je reviendrai. »
L’animal émit un hennissement aigu, comme si elle comprenait les mots de son amie. Depuis toujours, elle était persuadée que le Hyara de la jument était empreint de xénoglossie, et c’était sur cette base qu’elle l’avait nommé Xena. Mais si elle ne pouvait parler toutes les langues, peut-être pouvait-elle les comprendre.
« Laisse-moi passer, maintenant. »
La jument baissa l’encolure, reculant lentement. Scarlet lui tapota l’épaule et replaça son arc, se dirigeant vers le golfe d’Alda. De ce côté de l’île, le paysage était époustouflant. De longues vagues s’écrasaient sur la plage de sable dans un son mélodique, semblable à une berceuse. Ancrées au littoral, quelques barques dansaient au rythme de l’eau. Si elles ne servaient habituellement qu’à longer les côtes ou s’amuser dans les criques et les baies, l’une d’elle allait faire un plus long voyage.
Elle posa ses affaires dans un esquif en bois de cèdre, veillant à rester en équilibre.
« Scarlet ? »
L’intéressée se retourna d’un coup sec, se préparant à trouver une excuse convenable. Elle constata avec soulagement que ce n’était qu’Halia, les mains sur les hanches, visiblement dans l’incompréhension la plus totale.
« Je viens d’apprendre ce qu’a prononcé ma mère lors de la réunion, lâcha-t-elle. Je te cherchais.
— Tu m’as trouvée, déclara la jeune femme avec une pointe de sarcasme.
— A temps, on dirait ! Si tu t’apprêtes à traverser l’océan, c’est une mauvaise idée.
— Ne le ferais-tu pas, toi, pour Diana ? »
Elle sembla hésiter.
« Peut-être. Mais tu es ma meilleure amie, Scarlet. Je ne veux pas que tu fasses d’erreur.
— J’en ferais toute ma vie ! Il n’y a rien ici, pour moi.
— Alors je viens avec toi.
— Hors de question, refusa Scarlet. Tu vas devenir Reine d’ici peu, je ne vais pas t’emmener.
— Combien de fois vais-je te le répéter ? Je ne veux pas diriger qui que ce soit.
— Mais si tu le fais, tu pourras m’assurer un retour sans foudre.
— Dans le cas où tu reviens ! Ne tergiverse pas davantage, je t’accompagne. »
Une lueur de défi dans le regard, Scarlet lève les sourcils, empoignant les rames fermement. Elle s’éloigna du rivage, laissant son amie sur la plage sans lui donner la possibilité de la contredire à nouveau. Pourtant, plus l’eau devenait profonde, plus les vagues devenaient grosses. La pauvre barque semblait bien trop petite et fragile pour supporter les chocs, si bien qu’elle tanguait de plus en plus dangereusement. Le vent soufflait de toute part hors du golfe, faisant monter les flots en pics d’eau immenses. L’un d'eux engloutirent la jeune femme, qui se cramponna au mieux pour ne pas couler. Trempée jusqu’aux os, elle cracha avec dégoût le liquide salé, redoutant la prochaine vague.
Alors, sans qu’elle n’ait rien eu à faire pour cela, l’océan devint soudainement si calme qu’il en devint un lac, lisse et sans vibration. D’un geste mal assuré, elle dégagea ses cheveux collés sur son visage humide, regardant au loin ce qui avait bien put provoquer ce revirement de situation. Rien à l’horizon ne présageait de nouvelles intempéries. Un soupir soulagé traversa ses lèvres salées, alors qu’elle se retournait pour reprendre la navigation. Dans un sursaut, elle se colla à l’arrière de la barque, confrontée à une jeune femme aux cheveux bruns ondulés, flottant debout sur l’eau. Haletante, elle regarda Halia les bras croisés sur la poitrine, se tenant devant elle en pleine mer.
« Comment est-ce possible ? s’étonna-t-elle, ahurie.
— L’eau est bien plus simple à apprivoiser que le feu, Scarlet.
— Depuis quand sais-tu faire ça ?
— Tu le saurais si tu n’étais pas aussi concentrée sur mon avenir de dirigeante à ma place !
— Halia… Tu ne viendras pas avec moi pour autant. »
De ses yeux chocolat étirés en amande, elle haussa les sourcils, jugeant délibérément l’état de son amie écroulée sur la barque peinant à respirer après l’incident. Halia était de loin la plus sage des deux, mais elle était têtue, déterminée, et lorsqu’elle était prête à écarter la sagesse un instant de ses mantras afin de se laisser aller à l’aventure, elle savait y mettre du sien.
« Ah, alors dis-moi : comment comptes-tu donc traverser l’océan en un seul morceau sans moi ? » demanda-t-elle, amusée.
Scarlet lâcha un râle, s’avouant vaincu. Après tout, elle n’avait pas totalement tort, elle allait être d’une aide précieuse grâce à son affinité. Puis, quelque chose lui soufflait qu’elle serait toujours mieux accompagnée que seule dans l’inconnu. Halia était intelligente, douée et cultivée, mais surtout, elle réfléchissait avant d’agir. Ce dont Scarlet n’était manifestement pas capable.
« Je te préviens, s’il t’arrive des ennuis, ne compte pas sur moi pour l’annoncer à ta mère. »
La brune étira son visage en un large sourire, et grimpa dans l’esquif. Son amie reprit les rames, sur le point de s’en servir, mais Halia l’en empêcha.
« Pas le peine de te fatiguer, laisse-moi donc faire. »
Elle appuya son dos sur le bois creux et mit sa paume au-dessus de l’eau, agitant ses doigts doucement. L’océan s’éleva calmement en légères vagues, déplaçant la barque vers l’horizon. Alors, Halia ferma les yeux, profitant de l’air marin et du chant des oiseaux, tandis que les deux jeunes femmes s’éloignaient de plus en plus d’Alda pour se diriger droit vers les humains.
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