8. Identité
Enroulée dans une serviette bleue a motifs relativement disgracieux, Scarlet regardait son reflet dans le miroir embué. Ses cheveux relâchés humides descendaient jusque sur le bout de ses seins, cachés par le tissu râpeux. Ses yeux, d’une couleur claire et livide, étaient rougis par le savon qui s’y était introduit et des cernes soulignaient ses muqueuses inférieures. D’un geste machinal, elle frôla son visage lisse et sec. Elle ne s’était jamais comparée aux autres femmes de l’île jusqu’à présent. Ce jour-ci, elle enviait le lumineux blond des Polska, la beauté évidente d’Halia, le charisme de sa mère et la grâce incontestée des jumelles Amaranthe. Elle n’était rien de tout ça.
Des vêtements pendaient sur une barre en fer, près de la porte, qu’elle devina être une tenue appropriée pour les humains. La couleur – ou plutôt l’absence de couleur – était caractéristique du tissu. Avec curiosité, elle le prit dans ses mains et l’observa, se demandant pour quelle raison les habitants de ce monde avait confectionné un textile dénué de fourrure. Comment cette chose pouvait-elle la protéger du froid ?
Malgré sa réticence, elle l’enfila. C’était une combinaison, d’un noir mat, renforcé sur les articulations. Une ceinture large serrait sa taille, bien que cela n’eut pas l’air d’être nécessaire : l’habillement complet était parfaitement ajusté. Avoir du tissu jusqu’aux poignets et serré des cuisses aux chevilles était une sensation dérangeante. Elle s’admira de nouveau dans le miroir. Le vêtement était échancré, du haut de son bassin à ses épaules. Sa taille découverte, il cachait à peine sa poitrine.
La démarche peu assurée et mal à l’aise, elle franchit la porte, retrouvant Aaron, un autre de ces tubes à la bouche. Il inspira la fumée, et se tourna vers elle. Il pouffa maladroitement.
« Si tu restes ainsi, les autres Mambas vont te sauter dessus ! » se moqua-t-il.
Scarlet baissa la tête pour se reluquer, sans comprendre. Plutôt que de lui expliquer, il s’approcha d’elle. Raide comme une pique, elle se prépara à se défendre.
« Pas de panique, je vais juste remonter la fermeture éclair. »
Toujours crispée, elle le laissa faire, se retenant considérablement de lui arracher la tête alors qu’il osa sans gêne frôler la peau de son ventre. Il arrêta brièvement son regard sur les fines cicatrices qui parsemaient sa chair, puis referma lentement la combinaison. Le contact de ses doigts glacés sur son épiderme lui arracha un frisson, ce qui le fit sourire malgré lui. Une fois terminé, il s’écarta d’un pas, balayant la jeune femme des yeux.
« Voilà qui est mieux ! »
Totalement couverte, Scarlet peina à respirer. Comment diable les humains pouvaient vivre là-dedans ?
« C’est donc comme ça que les femmes choisissent leurs habits ? s’étonna-t-elle.
— Pas vraiment. C’est une combinaison de combat que Maïa a acheté dans notre dos. »
Devant son air étonné, il précisa :
« J’ai dû le mentionner, Maïa est comme ma petite sœur. Elle a grandi avec nous et ça lui a donné plein de mauvaises idées. »
D’un signe de la main, il invita Scarlet à le suivre. Elle s’enquit à sa hauteur, marchant à son rythme, alors qu’il continua son explication.
« Le principe d’un gang n’a rien de saint. On vole, on deal, on fait ce qu’on peut pour survivre à notre niveau, même si l’on doit faire de mauvaises choses pour ça. Mouse et moi étions les premiers à avoir commencé dans l’illégalité, plus par nécessité que par choix.
— Pourquoi avoir enrôlé ton ami mais pas sa sœur ?
— C’est plus compliqué que ça en a l’air, soupira-t-il. Maïa était encore une gamine quand on a assemblé les Mambas Noirs. Je ne pouvais tout bonnement pas lui donner un flingue entre les mains alors qu’elle avait l’âge de faire des châteaux de sables.
— Et pourquoi pas ? J’ai eu mon premier arc quand j’avais cinq ans. »
Il la jaugea du regard, sidéré.
« Ici, on n’a pas la même mentalité… »
Elle fronça les sourcils. C’était stupide de ne pas entraîner les enfants à la guerre. Si Aaron avait appris à se battre contre son gré, il aurait dû enseigner aux autres l’art du combat, quels qu’ils soient.
« On a toujours voulu la protéger, continua-t-il empruntant les escaliers. Maïa a toujours été un génie. Elle apprenait vite, mais pas que les bonnes choses. En nous observant, elle a commencé à vouloir se servir de nos armes pour nous accompagner. Même si nous lui avions interdit, j’ai retrouvé tout un attirail de combat dans son placard l’année dernière.
— Alors tu lui as volé…
— Tu ne comprends pas ! s’énerva-t-il en s’arrêtant en haut des marches. Elle peut mourir, t’entends ? J’ai perdu des hommes dans les rues, des manières les plus horribles qui soient. Il est hors de question que je la laisse risquer sa vie alors qu’elle pourrait aspirer à bien meilleur ! »
Avec le raffut qu’il venait de faire dans le couloir, une porte s’ouvrit à leur étage. Une jeune femme aux cheveux bouclés ébouriffés en sortit, l’air grave.
« Quand vas-tu arrêter de prendre les décisions à ma place ? »
Aaron se retourna. Il s’était radoucit, mais sa détermination n’avait pas diminué.
« Maïa…
— Non, stop ! le coupa-t-elle. Il n’y a pas de Maïa qui soit. Je me suis entraînée chaque putain de jour qui soit pendant que t’étais occupé avec mon frère à faire je-ne-sais-quoi dehors. J’ai frappé plus de fois dans ces punching-balls que Mouse et toi réunis, mais ça ne suffit pas à ce que tu choisisses mon avenir à ma place.
— Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose.
— J’ai dix-neuf ans, Aaron. J’ai vécu assez longtemps avec vous pour pleurer sur vos cadavres, je pense que j’ai le droit de choisir ce que je veux faire de ma vie.
— T’es plus intelligente que nous tous. Tu pourrais faire des études, devenir ingénieure !
— Regarde-moi ! »
Elle s’approcha de lui, avec audace et colère.
« Regarde-moi bien, s’emporta-t-elle en haussant le ton. Et dis-moi si j’ai l’air d’avoir envie de rester cloitrée dans un bureau le restant de mes jours. »
Il ne répondit pas. Si Scarlet n’avait pas idée de ce qu’était punching-ball, ingénieur et bureau, elle savait mieux que quiconque ce qu’était cette expression sur le visage de Maïa. C’était la même hargne qu’elle avait mise dans la confrontation avec sa mère, lorsqu’elle avait voulu partir à la recherche de Garett. Elle ne lâcherait pas l’affaire, peu importe combien de temps Aaron tiendra.
« Je l’entraînerais. » déclara Scarlet, brisant le mutisme installé.
Comme trahi, il lui lança un regard venimeux.
« J’aurais dû me douter que t’étais de son côté. » s’énerva-t-il.
Maïa afficha un large sourire.
« Je été façonnée pour survivre. Si tu ne veux pas lui donner l’occasion de se défendre, alors je le ferai. »
Il sembla hésiter. Après tout, elle avait raison. Scarlet avait été capable de le battre, mais elle savait aussi comment brûler des gens, et ça, ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait transmettre.
« Bien, concéda-t-il, faisant sauter Maïa de joie. A une seule condition. »
Tout ouïe, les deux jeunes femmes attendirent le marché.
« Tu m’aides à faire en sorte que Scarlet ressemble à quelqu’un de normal. Coiffure, chaussures et tout le reste. Quand on aura retrouvé ses proches, elle t’entraînera jusqu’à ce que tu sois capable de me mettre à terre. »
Ravie, Maïa acquiesça. Elle sautilla jusqu’à sa chambre, invitant l’Aldienne à la suivre pour le relooking.
Ça avait duré plus d’une heure. Quatre-vingt quinze minutes à se faire démêler les cheveux, badigeonner de crème, et à essayer ce qui avait été décrit comme des bottes pour apprendre à marcher avec. Une fois prête, Scarlet sortit, des ampoules aux pieds et une haine inconsidérable pour ce qui était d’être une femme dans ce monde. Avant de la laisser partir, Maïa la prit dans ses bras. Peu habituée à ce type de familiarité, elle se laissa tout de même faire, comprenant que ça n’avait rien d’une tentative de meurtre.
« Merci, murmura l’humaine avec chaleur.
— Tu me remercieras quand tu sauras comment faire avaler sa langue à Aaron. »
Maïa lâcha un rire communicatif, et l’accompagna jusqu’à la porte d’une autre salle, où Scarlet espérait sincèrement que ce serait la dernière chose obligatoire à faire avant de partir.
Celle-ci ne ressemblait en rien au reste de l’immeuble. Une table ovale était disposée au centre, avec un tas de chaises autour. Il n’y avait que ça. Pas de meubles, de micro-onde, de frigo ou de plan de travail. Au bout de celle-ci, un homme copulant se leva. Sa peau était bistrée et ses yeux d’un brun foncé. Ses cheveux, bouclés, ressemblaient à ceux de Maïa. Elle esquissa un mouvement de recul.
Aaron arriva derrière elle, un sourire jovial collé aux lèvres.
« Mouse, voici Scarlet. »
Alors c’était lui, son second. Il n’avait rien de son chef, ni la musculature, ni les tatouages. Pourtant, son charisme était semblable.
Mouse s’adoucit, comprenant que l’intruse n’avait rien d’une menace. Dorénavant, il avait plus l’air d’une peluche que d’un monstre. Il l’invita à s’asseoir, fouillant dans un amas de papiers éparpillés.
« Qu’est-ce que je fais là ? murmura-t-elle à l’intention d’Aaron.
— On va te créer une identité.
— Pour quelle raison ai-je besoin de ça ?
— Si les flics t’arrêtent et que tu n’as pas de carte sur toi, tu seras bloquée en cellule jusqu’à ce qu’ils sachent qui tu es. Autant dire que si tu viens d’une île perdue, ça va prendre un bout de temps. »
Tout ça lui était inconnu, mais si elle était dans cette pièce, ils avaient intérêt à ce que ce soit utile.
« Bon, Scarlet, je vais te poser quelques questions. Tu es prête ? »
Pas vraiment.
« J’écoute.
— Nom de famille ?
— Jones.
— Date de naissance ?
— Vingt-huit Novembre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit.
— Mmh... chantonna-t-il en gribouillant quelque chose sur sa feuille.
— Où es-tu née ?
— Sur l'île d'Alda. »
Il fronça les sourcils.
« Je ne suis pas très intelligent, mais je ne suis pas sûr que cet endroit existe.
— Tu n'as qu'à mettre une ville au hasard, ça n'a pas d'importance, répliqua Aaron à sa place. »
Il nota une énième chose et afficha un sourire satisfait.
« Je crois que ça ira, mon contact s'occupera du reste.
— J'espère qu'il est correct, je n'ai pas envie de lui casser la gueule.
— Ne t'en fais pas pour ça, il fait partie des services secrets, quelque chose de ce genre...
— Putain, Mouse ! s’énerva-t-il.
— Il est sérieux j'te dis ! Il a fait celle de ma cousine l'année dernière quand elle a voulu changer de nom. Personne ne lui a causé de problèmes.
— T'as intérêt, je ne rigole pas.
— Fait-moi confiance, Aaron, je ne demande pas des services à n'importe qui, lui assura-t-il. Seulement, tu sais que ça ne suffira pas. Il faudra lui construire une identité à part entière. Une famille, un travail, des amis, une histoire. Quelque chose qui tienne la route.
— Chaque chose en son temps.
— Tu sais où me trouver. J'aurais ce qu'il te faut demain, au plus tard. »
Scarlet n’y comprenait rien. Une famille, des amis ? Elle avait déjà tout ça. Ce qu'elle voulait, c'était retrouver Halia et Garett, pas devenir une humaine à jamais.
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