12. Les Hyaras
Les deux pieds sur le sol froid de la chambre, Scarlet s’éveilla lentement. C’était encore une nuit agitée, durant laquelle elle avait à peine pu se reposer. Savoir Garett et Halia quelque part sur cette terre en danger la rendait progressivement de plus en plus malade. Elle avait cherché, durant des heures à fixer le plafond, un autre moyen de partir à leur recherche, mais les mots d’Aaron revenaient toujours dans son esprit : « Tu vas mourir bêtement, et personne ne les retrouveras pour toi. » Il devait avoir raison, mais être impuissante à tourner en rond ne lui plaisait pas du tout.
Six heures du matin, le soleil n’était pas encore levé. L’hiver rendait les nuits interminables. Dehors, le vent soufflait terriblement, faisant voltiger les graviers dans la cour. Descendant prudemment les escaliers, elle décida de se rendre à la cuisine pour trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Ça n’allait pas être simple, elle ne savait même pas comment se servir d’un micro-onde, cassé qui plus est. Le canif accroché à la hanche de sa combinaison en peau de quelque chose d’inconnu, elle se souvint qu’être aux aguets était toujours d’actualité. Si elle connaissait davantage Aaron, Maïa et Mouse qu’à son arrivée, elle n’avait pas encore eu le loisir d’affronter les autres membres des Mambas Noir.
La cuisine, faiblement éclairée par la lune matinale, semblait relativement vide. Pas un son ne se dégageait à des mètres à la ronde. Elle s’approcha du frigo et plissa les yeux lorsque celui-ci s’éclaira à l’ouverture de la porte. Comment pouvait-il faire aussi froid dans un endroit où il nécessitait une torche éclairante ? Elle chercha d’où pouvait provenir l’intensité du feu, mais elle ne ressentit pas le moindre appel de l’élément. A la place, elle tomba sur un cache en verre accroché au plafond de la boite réfrigérante, qui ne projetait aucune chaleur. Elle fronça les sourcils.
« La magie de l’électricité. »
Elle sursauta, se tournant vivement vers la voix rauque qui venait de l’interrompre. La main sur son couteau, elle ferma les yeux lorsqu’une lumière vive et soudaine vint agresser sa rétine. Elle s’habitua à l’ambiance simulacre du jour, apercevant alors la silhouette d’Aaron. Les cheveux ébouriffés, et le visage encore endormi, il lâcha un soupir fatigué.
« Sérieux, vous ne vous éclairez tout de même pas avec une torche, sur votre île ? »
Devant son visage fermé, il ressentit du regret.
« Désolé, reprit-il. C’est simplement que si toi tu sais… Je ne sais pas faire ce truc avec le feu (il agita les bras comme pour l’imiter), quelqu’un doit bien faire pareil avec l’électricité, non ?
— Le fonctionnement du Hyara est un peu plus complexe que ce que tu imagines, en réalité. »
Il haussa un sourcil, ce qui amusa Scarlet. Pour une fois, c’était lui qui ne comprenait rien, et elle qui allait enseigner. Elle aurait bien voulu ne pas en arriver là, après tout, si elle n’avait pas fait l’erreur de se dévoiler, elle n’aurait pas à jouer les professeurs. Pourtant, quelque part, cela la rendait fière.
« Pour simplifier, Hyara veut dire âme, en ancien aldique. Il y a tout un processus derrière ça, qu’on étudie durant longtemps au centre d’entrainement. Je ne sais pas si j’arriverais à résumer en quelques phrases et puis, je ne suis pas certaine que ça va t’intéresser. »
Etonnament, Aaron semblait à l’écoute. Elle le détailla rapidement alors qu’il prenait appui sur une chaise. Comme elle, il avait tout l’air d’avoir passé une mauvaise nuit et de manquer de force. Une tirade sur un système qui relevait du mythe et de la légende avait tout pour l’ennuyer, mais il avait cet air curieux, que Scarlet reconnaissait bien. Quelque fois, il lui faisait penser à Garett, lorsqu’il prenait cette expression intéressée et attentive. Son petit-frère était toujours avide de tout savoir, de tout connaître, de tout explorer. Parfois, c’était fatiguant, d’autre fois si paisible de pouvoir lui parler de tout sans jamais avoir peur de l’embêter. Un pincement au cœur la saisit subitement. Il lui manquait terriblement. Plus elle pensait à lui, plus elle se rendait malade.
« Alors, cette histoire de haras ?
— Hyaras ! le reprit-elle en souriant, contente qu’il l’ait sorti de sa mélancolie.
— Oui, pardon, Hyaras. »
Il grimaça, embêté par son erreur.
« Bien… reprit-elle, cherchant ses mots. Je vais essayer de faire au plus clair. »
Elle se mordit la lèvre, se sachant par quoi commencer, puis se lança enfin :
« En étant concise, disons simplement que le Hyara est dissocié et associé à notre corps.
— C’est loin de paraître simple !
— Je vais formuler autrement, alors. Nous, en tant qu’être vivant, sommes des hôtes. A notre naissance, un Hyara, une âme jusqu’alors errante, choisis notre enveloppe pour nous donner vie. C’est au premier souffle du nouveau-né, à son premier cri, que le Hyara donne signe qu’il a choisi son corps.
— Ça ressemble davantage à la notion de vie que d’âme. Qu’est-ce que cela change exactement ?
— C’est là où cela devient plus complexe pour vous, en tant qu’humain. Le Hyara est empreint d’une énergie naturelle, qui confère à son hôte ce que vous nommez pouvoir, don ou magie. Pour nous, c’est une affinité. Chaque Hyara possède sa propre affinité, le mien est l’élément primaire du feu.
— Donc, tu es habité par une entité ayant la possibilité de contrôler le feu ? Tu es genre… possédée ? »
Elle se mit à rire, puis secoua la tête négativement.
« Le Hyara n’a pas de conscience, de mémoire ou de parole. Ce n’est pas un être-vivant à part entière. Ceux qui ont la possibilité de les voir décrivent cela comme une sorte de halo translucide, de nuage lisse, planant dans le monde à la recherche d’un hôte-corps. Tous les êtres-vivants en possèdent : la faune, la flore, les Aldiens.
— Que se passe-t-il lorsque l’un de vous meurt alors ?
— On appelle cela la phase de change. Le Hyara quitte l’enveloppe qu’il eut habitée, et s’envole tel un esprit à la recherche d’un nouveau.
— Je commence à imaginer, dit-il. Mais je me demande comment vous pouvez savoir que les animaux ont un Hyara. »
Elle fronça les sourcils, sans comprendre.
« Je veux dire, reprit-il, dans le cas où tu décèdes et que ton Hyara choisis un faon. Celui-ci sera capable de contrôler le feu, comme tu le fais ?
— Pas exactement. Si j’ai cette affinité, le fait que je sois une Aldienne me permet de m’entraîner différemment qu’un faon, une biche ou un cerf. J’ai l’avantage d’avoir un cerveau plus développé qu’un animal, mais mon instinct primaire est réduit. Ainsi, si mon Hyara choisit un faon pour hôte, celui-ci ne pourra brûler et son instinct sera renforcé à proximité des flammes.
— Ça paraît quelque peu logique… Est-ce que tu as des souvenirs des précédents corps de ton Hyara ?
— Non, seul le Hyara des souvenirs garde ses précédentes vies en mémoire. Aux dernières nouvelles, après la mort d’une des amies de ma mère, c’est un loup de la Grande Forêt qui a hérité de celui-ci. Il vient souvent rendre visite au village, et s’il ne peut parler notre langue, on voit dans ses yeux qu’il se souvient de notre famille. Mais c’est un loup, alors il chasse pour se nourrir, appartient à une meute et le côté animal prendra toujours le dessus. »
Aaron esquissa un sourire, imprimé d’une pointe de tristesse, que Scarlet ne sut interpréter. Elle l’interrogea du regard.
« Parfois, je me dis que j’aurais aimé vivre sur ton île. J’ignore encore si tout cela relève de la folie ou du réel, tout semble tellement flou dans ma tête. Seulement si ce que tu dis est vrai… La vie là-bas doit être exceptionnelle.
— Elle l’est, affirma-t-elle. Tout est bien plus simple là-bas.
— Comment se fait-il que nous, en tant qu’humain lambda, n’ayons pas de Hyaras, si tout être vivant en possède ?
— Personne ne le sait réellement, mais beaucoup de mythes tournent sur le sujet. Certains pensent que la nature vous en a privé pour préserver son règne, d’autres imaginent une Aldienne diabolique privant la moitié des êtres de cette planète de Hyara, quelques-uns disent aussi que les Hyaras ne sont pas assez nombreux, et que, aléatoirement, des bipèdes ont été choisis pour être des hôtes.
— Quelle est la plus probable ?
— Celle-ci, mais ce n’est pas la plus populaire.
— Quelle est-elle, alors ?
— C’est un mythe très ancien, que l’on retrouve dans beaucoup d’ouvrages d’Alda. »
Il prêta oreille, curieux.
« On raconte que, comme toute chose, il y a eu des premiers. A la création de la Terre, les Hyaras sont nés, dans chaque être-vivant, et que les quatre premiers à en avoir hérité étaient le Phoenix, la Sirène, le Centaure et le Griffon, chacun possédant un Hyara primaire.
— Ce sont des créatures légendaires, dans notre monde.
— Dans le nôtre aussi, en réalité, mais beaucoup pensent encore qu’ils ont existé et qu’ils ont permis à la planète de se développer. Dans les livres sur le sujet, ils disent que les premières entités vivantes étaient seules sur le globe, à errer sans rien, avant qu’ils ne constituent ce que l’on connaît aujourd’hui.
« La première était la Sirène, reine de l’eau. Elle a dessiné les océans, les lacs et les fleuves. Le Centaure, maître de la terre, a fait naître la faune et la flore. Le Griffon, détenteur de l’air, à édifié l’atmosphère, le dioxygène, l’azote, le gaz. Enfin, le Phoenix, dieu du feu, à prit pour inspiration de soleil et a aménagé le monde de sa chaleur et de sa lumière.
« Le récit raconte que lorsque les quatre hôtes eurent fini de bâtir cette idylle, ils furent contraints d’avouer qu’ils n’étaient plus aussi jeunes, et qu’ils ne pourraient profiter davantage de leur paradis. Ils tirèrent leur révérence, divisant leur Hyara en multitude de halos aux couleurs éclatantes, qui trouvèrent refuges dans d’autres hôtes, leur donnant vie. Avant leur dernier souffle, ils rassemblèrent leur énième force pour s’assurer que leur création ne soit jamais détruite, et privèrent chaque Hyara de sa possibilité de créer, laissant pour seul compte ce que l’on appelle aujourd’hui une affinité.
« Des millénaires plus tard, alors que le bipède de Cro-Magnon devint l’humain, capable de détruire et de construire par sa simple intelligence, un bébé naquit sous un soleil éclatant. Dans un souffle donnant la vie, elle accueillit le Hyara primaire de la terre, hérité bien de loin du Centaure. Lauria s’occupa du jardin de sa mère chaque jour, laissant florir des fleurs aux couleurs incroyables. Le Roi Vinian Ier, jaloux que tous envient la propriété d’une paysanne plutôt que son château, interdit toutes les femmes d’utiliser son affinité, quelle qu’elle soit, les traitant de viles sorcières.
« Lauria fut condamnée à la pendaison. Effrayée, elle s’enfuit du royaume, et marcha de longues heures avant d’arriver sur une plage. Trois autres femmes bannies la rejoignirent. Il se trouvait par chance – ou par destin, qui sait ? - qu’elles avaient les affinités de l’eau, de l’air et du feu. Elles trois décidèrent de créer une île, où elles seraient en sécurité, loin de ceux qui les chassent.
« Elles furent rejoint par d’autres, parfois aussi des hommes qui eurent prit la parole pour les défendre et qui furent promis à la torture. C’est ainsi qu’a été créé l’île d’Alda. Mais la menace était toujours présente pour de nombreux humains. Alors, Lauria pria Mère Nature, longtemps, des années entières et ce chaque jour durant, afin de priver chaque prochaine naissance de Hyara, créant ainsi deux espèces distinctes. Les Aldiens et les humains. »
C’était un beau mythe, presque biblique, qui avait voyagé durant des générations avant d’être imprimé sur des livres, devenant à leurs tours anciens et oubliés. La science, maîtresse de toute logique, vint contrer le fantasque de cette histoire, et tous se sont accordés à dire que des créatures tels que ceux cités n’étaient que valables pour des contes enfantins. L’histoire, quant à elle, vint fausser l’existence du Roi Vivian et de Lauria. Pourtant, si les Hyaras étaient bien réels, aucun Aldien ne sut leur véritable origine.
« Cela n’explique toujours pas pourquoi vous n’avez pas d’électricité, reprit Aaron sur un ton amusé.
— L’électricité est une énergie. C’est un effet dû au déplacement de particules à l’intérieur d’un conducteur, ça relève du domaine physique. Elle peut être nucléaire, thermique ou hydraulique.
— Comment sais-tu tout ça ? s’étonna-t-il. Je croyais que tu vivais encore au moyen âge !
— Au centre d’entraînement, on nous apprend le mode de vie des humains. Je n’étais pas très à l’écoute, mais savoir qu’on pouvait produire quelque chose de plus grand avec la chaleur émanant du feu m’a particulièrement intéressé.
— Pourquoi ne l’avez-vous jamais mis en pratique ?
— Parce que notre méthode à nous, sur Alda, est faite d’harmonie avec la nature. Tout ce que nous faisons est directement lié avec celle-ci. Nous n’utilisons que les énergies primaires, non transformées.
— Ça n’a aucun sens… Vous seriez capables de métamorphoser le monde, couplé au modernisme ! Imagine tout ce que vous pourriez faire si vous possédiez le quart de notre technologie !
— Dans quel but ? demanda-t-elle, interloquée. La nature est source de toute chose. Au-delà de nous permettre de vivre, elle est divine à nos yeux. Tout ce que vous faites c’est la détruire en vous servant d’elle pour assurer un confort qui ne vous est pas nécessaire. Notre système nous convient, tu sais. »
Cette entité à la fois dévastatrice et bienveillante était la seule Déesse en qui les Aldiens croyaient. Ils la vénéraient et la craignaient, mais c'était juste. Ils n'étaient pas des héros ou des êtres supérieurs, ils n'étaient que des êtres vivants qui avaient su observer, ressentir et ne faire qu'un avec elle. Car qui donne la vie peut aussi la reprendre.
Aaron afficha un air contrit. Il s’apprêta à lui répondre qu’elle avait certainement raison, mais son téléphone vibra. Scarlet l’observa prendre cette fine boite de verre et tapoter dessus. Lorsqu’il eut fini, il le glissa de nouveau dans sa poche, puis regarda l’Aldienne avec un sourire.
« J’ai une bonne nouvelle. Charly a retrouvé Halia. »
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