21. Passé
La lune s’élevait dans le ciel de Décembre, lorsque Scarlet émergea de son sommeil artificiel. Sa jambe avait été recousue et recouverte d’un bandage. Bien que tardive dans cette ville, la neige avait fini par se montrer, et recouvrir sans un bruit le sol d’un blanc duveteux. L’anniversaire d’Halia approchait à grand pas. Hormis les traditions fêtées pour les décennies Aldienne, il n’y avait pas vraiment de grand rassemblement entre celles-ci, ni même de cadeaux ou de repas grandioses. Cette année, elle aurait vingt-deux ans, et personne ne savait s’ils allaient survivre jusque-là. L’ambiance n’était pas à s’amuser.
Encore dans le chou, Scarlet descendit lentement les escaliers afin de se rendre dans la cuisine. Autour d’un buffet, ils étaient tous en train de se remplir la panse dans un brouhaha amical. Les discussions cessèrent lorsqu’elle pénétra dans la pièce.
« Est-ce que tout va bien ? demanda Halia, inquiète.
— Oui, grâce à Maïa. »
La concernée esquissa un sourire timide. Contre toute attente, elle semblait ne plus avoir de rancœur envers qui que ce soit.
« Je m’excuse, pour l’autre fois, lâcha-t-elle avec culpabilité. Je me suis emportée.
— Ça ne fait rien. » rétorqua Scarlet en balayant l’air de la main.
Elle boita jusqu’à la chaise vide et s’y assit, attrapant à l’aide de la fourchette un morceau de viande qu’elle observa avec curiosité. Elle avait été dépecée avec tellement de minutie qu’il ne restait aucun pelage. Quel était donc cette manière de faire ? Puis, elle se souvint que les humains avaient un rapport à la nourriture bien différente de la sienne, et passa à autre chose.
« Tu as finalement décidé de nous croire ?
— Ton frère m’a montré, répondit Maïa. Je n’arrive toujours pas à me dire que c’est vrai… »
Les autres lâchèrent un rire à l’unisson, puis reprirent leurs activités gustatives. Scarlet poursuivit la discussion :
« Il se pourrait qu’il y ait bien plus d’humains-hôtes que prévu.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, lorsqu’Halia m’a raconté les évènements d’aujourd’hui. Est-ce quelque chose qui se ressent ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua-t-elle. J’ai toujours su que j’avais un Hyara en moi, alors la découverte de celui-ci doit être une expérience bien différente. Chez Scorpio, il s’est manifesté avec la protection. Sans qu’elle n’ait rien eu à faire, le vent s’est mis à tournoyer, et elle est devenue presque invincible. Pourtant, je doute que cela soit la même chose pour tous. »
Pensive, Maïa acquiesça.
« Luttie a pensé être folle lorsqu’elle a découvert qu’elle pouvait léviter, ajouta Garett, rejoignant la conversation. Hécate aussi, je crois. J’imagine que c’est une émotion que beaucoup ont dû refouler afin de ne pas paraître différent.
— De quoi étaient capables les autres ?
— Jared pouvait générer un bouclier en unifiant les molécules d’air. Sandra, la plus âgée, avait la capacité de distorsion des rayons lumineux. Les jumeaux, quant à eux, n‘ont jamais compris en quoi consistaient leurs affinités.
— Les jumeaux ? Charly les voulait vivants.
— Evah et Sornal Smith. Ce sont de faux jumeaux, mais ils sont aussi fusionnels que s’ils étaient un être à part entière. Sornal ne peut endormir que les humains, mais ça ne dure pas longtemps. Evah, elle, n’a jamais voulu nous montrer de quoi elle était capable. Certains prétendent qu’elle peut détruire les neurones humains lorsque Sornal les endort, mais je ne pense pas que ce soit ça.
— Pourquoi ? s’étonna Maïa.
— Parce qu’elle l’aurait utilisé plus d’une fois. Tu ne la connais pas, mais c’est une femme difficile à vivre. Elle est plutôt hautaine, Hécate ne l’a jamais aimée, et pour cause ! Evah a toujours voulu sa place. Si son frère n’avait pas été là pour prendre sa défense, ça ferait longtemps qu’elle ne serait plus parmi nous. »
Scarlet regarda dans le vide, pensive. Que pourrait donc bien faire Charly de ces deux-là ? Beaucoup trop de mystères planaient autour de cet homme. Il était peut-être un mercenaire redoutable, mais quelles étaient ses motivations ? N’était-il qu’un simple personnage de conte qui souhaitait rayer la moitié de la carte sans aucune raison ?
« Tu devrais aller dormir Garett, il se fait tard. » suggéra Scarlet.
Il afficha une moue boudeuse.
« On n’est plus sur Alda maintenant ! J’ai su me débrouiller tout seul jusque-là, je peux bien veiller un peu plus tard !
— Certainement pas. Tu as encore dix ans, garçon, et demain va être une longue journée. »
Elle se tourna vers Aaron.
« Tu as une chambre de libre pour lui ?
— Rien de bien confortable, répondit-il, mais il y a assez de pièces dans cet immeuble pour en loger huit comme lui. Suivez-moi. »
Il se leva de table, au milieu du brouhaha continu des conversations, et leur fit un signe. Garett lâcha un soupir, mais ne rechigna pas. Ses yeux commençaient à piquer, signe de fatigue naissante. Arrivée dans l’une des chambres, Scarlet remarqua qu’elle était entièrement vide, excepté un matelas collé au mur de gauche, qui avait été recouvert d’un drap. Décidément, cet endroit avait bien besoin d’être rénové, même les murs étaient faits de matière brute. Garett tressaillit de froid, mais ne prononça pas un seul mot. Il avait dormi dans une maison de bois craquelée et sur un sol rempli d’échardes, il n’allait pas faire le difficile. Mais Aaron, qui avait remarqué ses tremblements, ôta son pull pour le lui donner, comme il l’avait fait la première nuit où Scarlet s’était pointée. Un sourire bienveillant étira le visage de celle-ci. Aaron était quelqu’un de bien, c’était une évidence.
Garett s’allongea sous le drap fin, emmitouflé dans ce tissu doux et chaud qui lui avait été prêté.
« Reste un instant, s’il te plaît. » l’implora-t-il alors que sa grande sœur s’apprêtait à sortir.
Se rapprochant de lui, elle s’assit en tailleur à ses côtés, puis passa délicatement sa main sur son visage enfantin afin de dégager les mèches rebelles. Aaron referma la porte, les laissant seuls.
« C’est dingue ce que tes cheveux ont poussés en si peu de temps, dit-elle.
— J’ignore combien de jours se sont écoulés depuis que je suis parti. Tout s’est passé si vite.
— Comment as-tu fait pour traverser l’océan ?
—Je nageais une dizaine minutes, puis je visualisais l’horizon pour m’y téléporter, et ainsi de suite, jusqu’à ce que j’arrive à une plage, répondit-il. J’imagine que ça devait être moins fatiguant avec Halia. »
Elle lâcha un rire bref.
« C’est vrai. Je ne voulais pas qu’elle vienne, mais tu sais comme elle est !
— Oh ça oui ! s’exclama-t-il avec un grand sourire. Je me souviens qu’elle était venue tout un printemps à la chaumière pour t’aider avec les cours théoriques, si bien que je me suis demandé si elle n’était pas plus notre sœur que notre amie.
— J’étais si nulle ! répliqua-t-elle, hilare. Elle a abandonné à peine une semaine plus tard. Finalement, elle était restée plus s’amuser avec moi que pour les cours. C’était une bonne saison.
— J’avoue que ce temps-là me manque… » soupira Garett.
Elle baissa les yeux.
« A moi aussi.
— Je suis désolé de m’être enfui. Je ne détestais pas Alda, tu sais.
— Oui, je le sais. »
Avec douceur, elle remonta le drap sur ses épaules.
« Garett… Est-ce simplement pour découvrir le monde que tu es partit ?
— Non… Enfin… Disons que tu ne pourrais pas comprendre.
— Explique-moi, alors. »
Il se redressa, s’asseyant face à elle. Les mains croisées, il tripotait ses doigts nerveusement.
« Sur l’île, les femmes ont le droit de faire ce qu’elles veulent. Chasser, se battre et même diriger !
— En quoi est-ce mal ? Ça a toujours fonctionné comme ça. Nous avons le pouvoir de donner la vie, d’endurer plus facilement la douleur.
— Sur quel fondement ! s’écria-t-il. As-tu vu Père une seul fois heureux ? Notre mère n’est même pas capable de l’aimer. Il est effacé par notre société, à tel point qu’il n’ose jamais contredire qui que ce soit, mais si un jour il a le malheur de se révolter, les femmes lui riront au nez. Seulement et uniquement parce que c’est un homme.
— Garett, rien ne prouve ce que tu avances. Jill ne s’est jamais révolté, parce qu’Alda est une idylle.
— Vraiment ? Elle l’est peut-être pour toi, parce que là-bas tu avais du pouvoir sur les autres en tant que personne de sexe féminin. Tu avais un avenir en tant que guerrière suprême, comme Mère, et si jamais ça ne te plaisait pas, tu pouvais toujours devenir médecin, ou n’importe quoi d’autre. Quel avenir aurais-je eu, moi ?
— Tu étais destiné à de grandes choses toi aussi ! rétorqua-t-elle. Ton affinité te permettait d’être un explorateur de renom.
— Oh s’il te plaît, Scarlet, railla-t-il. Tu t’entends parler ? Les autres régions ont été visitées tellement fois au court des siècles qu’il n’y a plus rien à découvrir. Je voulais plus que ça. Je voulais devenir un guerrier, manier l’arc aussi bien que toi, et apprendre comment se servir des dagues !
— Mais…
— Mais quoi ? Ça paraît si improbable que j’attende de mon Hyara plus que de la simple exploration ?
— Tu n’as que dix ans…
— Et j’ai des rêves, comme n’importe qui ici. Mais sur l’île, on ne m’a jamais permis d’être qui je voulais être réellement.
— Je… »
Elle se mordit la lèvre, confuse. Que pouvait-elle répondre à ça ? Garett avait raison, en sommes. Alda l’avait bridé.
« Je pensais trouver ce que je cherchais ici, reprit-il. J’imaginais, naïvement, que si je quittais l’île, je pourrais devenir quelqu’un d’important. Au moins, j’ai rencontré Luttie. »
Il avait tellement changé, pensait-elle en regardant son visage enfantin surplombé d’un amas de cheveux épais et désordonnés. Sur Alda, il était innocent et dynamique, mais maintenant qu’elle l’avait retrouvé, il semblait avoir mûri de deux ans. Le monde des humains l’avait changé, et il n’était pas le seul. Halia aussi, était différente. Elle était plus sûre d’elle, moins renfermée. Scarlet ne savais pas encore si c’était une bonne chose, mais son cœur se serrait à chaque fois que son petit-frère parlait. Quelles atrocités avait-il donc pu vivre ?
« Je me suis sûrement trompé… » lâcha-t-il alors.
Etonnée, elle leva les sourcils.
« Tu ne le sais peut-être pas, mais les humains ont une société inverse de la nôtre. Luttie m’a raconté qu’ici, les hommes étaient au pouvoir et femmes relayées au second plan. Finalement, ce n’est pas mieux qu’Alda. »
Il lâcha un soupir.
« Maintenant, je suis rongé par la culpabilité.
— Garett, il fallait que tu saches ce qu’il y avait ailleurs. Tu n’aurais jamais pu découvrir qui tu es sans ça.
— Mais à quel prix ? Luttie, Hécate et les jumeaux sont en train de se faire torturer, et Déesse sait ce que vous avez subi en venant me chercher.
— Tu es mon frère ! s’énerva-t-elle. Pour rien au monde je ne t’aurais laissé seul dans l’inconnu. »
Sous la fatigue et l’émotion, il éclata en sanglots. Les larmes coulèrent sur ses joues rosies, et il sauta dans les bras de Scarlet en reniflant. Les démonstrations sentimentales, qu’elles soient amicales, amoureuses et même fraternelles, étaient loin d’être son fort et pourtant cela lui faisait un bien fou. A cet instant, elle comprit à quel point Garett avait raison, à propos d’Alda. Si les femmes étaient considérées comme fortes, au détriment des hommes, elles étaient aussi formées à ne jamais laisser les autres user de leurs faiblesses. Ainsi, l’affection était prohibée, même au sein d’une même famille. Mais à quoi servait le courage si ce n’était pas pour sauver ceux à qui l’on tient ?
Allongée dans son lit, Scarlet fixait le plafond. Il était tard, maintenant. Garett dormait profondément là où elle l’avait quitté quelques heures plus tôt, et les autres étaient déjà partis se coucher il y a bien longtemps. N’arrivant pas à trouver le sommeil, elle posa ses pieds nus sur le sol, et enfila le sweat d’Aaron qu’elle avait laissé l’autre fois. Il était bien trop grand pour elle, mais il avait l’avantage de tenir chaud.
Elle descendit les escaliers à pas feutrés, afin de ne pas réveiller les autres, et sortit s’asseoir sous le porche profiter de l’air revivifiant hivernal. La nuit était incroyablement calme, pour une ville avec autant d’habitants. Elle pouvait entendre les voitures un peu plus loin, mais l’immeuble était assez à l’écart de la route pour que ça n’en devienne pas insupportable.
« Tu n’arrives pas non plus à dormir ? »
Elle manqua un sursaut, et se retourna vivement. Debout derrière elle, Aaron regardait le ciel étoilé d’un air vague.
« A croire que tu n’es jamais couché non plus. » répliqua-t-elle avec sarcasme.
Après tout, à chaque fois qu’elle pensait tout le monde dans les bras de Morphée, Aaron finissait par apparaître.
« Je ne dors pas beaucoup en ce moment, soupira-t-il. J’ai tendance à ruminer beaucoup.
— Et à quoi est-ce que tu penses ? »
Il baissa la tête vers elle, puis s’assit à sa droite, appuyant son dos contre l’encadrement de la porte.
« A un tas de choses. La plupart du temps à ma sœur, en fait. »
Ce qu’elle pouvait être stupide ! s’énerva-t-elle intérieurement. Il avait perdu sa cadette, et voilà qu’elle affichait sans scrupule le bonheur d’avoir retrouvé son frère.
« Le fait que Charly revienne brusquement dans nos vies a fait remonter beaucoup de souvenirs.
— Je suis désolée… s’excusa-t-elle.
— Tu n’es pas fautive, Scarlet, assura-t-il. Je suis juste perplexe.
— A quel propos ?
— Et bien, en fouillant profondément dans les dossiers que mon oncle avait monté sur Charly afin de cerner davantage sa personnalité, j’ai remarqué que certains passages ne collaient pas.
— J’ai du mal à comprendre.
— Darrel a fait appel à lui de nombreuses fois pour retrouver des habitants susceptibles de lui faire du tort. Que ceux-là soient décédés ou non, Charly n’a jamais omis aucun détail. Pourtant, lorsque je suis allé le voir à propos de Nephtys, il ne m’a jamais dit comment elle était morte, ni même où.
— Tu penses qu’il t’a menti ?
— Je ne sais pas… soupira-t-il. Tu penses que je suis fou, pas vrai ?
— Non, je t’assure.
— Scarlet, si elle est vivante, je suis le pire frère qui n’ait jamais existé.
— Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Tu as mis ta vie en danger pour la retrouver.
— Mais j’ai abandonné, lâcha-t-il la voix brisée.
— Tu avais dix-sept ans, tu n’aurais pas pu savoir que Charly avait menti.
— J’aurais dû ! s’exclama-t-il, énervé contre lui-même. Je n’aurais jamais dû me fier à lui, et… Attend une minute. »
Il se leva brusquement.
« Comment ai-je pu être aussi bête ! Suis-moi. »
Les sourcils arqués, Scarlet le suivit alors qu'il avançait à grand pas vers son bureau. Il ouvrit en grand, brusquement, et fouilla dans ses papiers jusqu'à ce que la moitié d'entre eux recouvrent le sol.
« Qu'est-ce que tu fabriques ? »
Il ne répondit pas immédiatement, trop occupé à ouvrir chaque tiroir et chaque porte de tous les meubles présents. Excédée, elle haussa le ton :
« Aaron ! »
Il releva enfin la tête, statique.
« Quoi ?
— Je peux savoir quel est ton problème ?!
— Je me suis souvenu de quelque chose, répondit-t-il, reprenant un peu plus lentement ses recherches. Lorsque j'ai regardé les archives de Darrel à propos de Charly, je suis tombé sur une page qu'il avait écrite et qui ressemblait plutôt bien à la description de ton île.
— Je ne suis pas sûre de comprendre...
— Est-ce que tu te rappelles ce que Charly avait dit lorsque nous sommes allés chercher Halia ?
— Oh que oui, maugréa-t-elle, amère.
— Il a mentionné mon oncle, prétextant qu'il avait fait appel à lui pour détruire le Sea Sile, mais que peu importait le nombre d'hommes que Charly envoyait, ils terminaient tous noyés.
— En quoi est-ce si important ?
— Darrel écrivait beaucoup, à propos de tout ce qu'il traversait. Journaux de bords, dossiers, archives. Il ne faisait pas particulièrement confiance aux autres, alors pour se rappeler de leurs mots et de leurs ambitions, il les notait. Il était persuadé que ça le protégeait.
— Je ne vois toujours pas où tu veux en venir, Aaron.
— C'est pourtant simple ! s'exclama-t-il. Il a écrit tous les échanges qu'il a eu avec Charly, il y a vingt-quatre ans. »
Le visage de Scarlet s'illumina instantanément. Enfin, elle saisissait le sens de ses recherches.
« Ce qui veut dire que lorsque Charly a découvert qu'Alda existait, ton oncle en a conservé une trace écrite ! s'écria-t-elle.
— C'est exactement ça ! »
Elle se mit à fouiller avec lui, mettant la pièce sens dessus-dessous. Une demi-heure plus tard, alors qu'ils n'avaient encore rien trouvé, quelqu'un s'approcha avec curiosité.
« J'ai cru que vous faisiez des trucs peu convenables, vous-deux. »
Aaron leva les yeux au ciel, exaspéré et gêné à la fois. Ses pommettes se mirent à rosir légèrement, rendant son air habituellement froid bien plus craquant. Observant ce visage qu'elle n'avait jamais vu coloré de cette manière, Scarlet se mordit la lèvre. C'était une sensation inconnue, que d'avoir un ami de sexe masculin qui lui fasse cet effet particulièrement étrange.
« Dégage Maïa. » soupira-t-il.
Accroupie dos à elle, Scarlet se retourna pour lui faire face. Les bras croisés, le regard malicieux, Maïa passa une main dans ses boucles emmêlées, attendant que l'un d'eux lui explique ce qui se cachait derrière ce bazar.
« Tu veux te joindre à nous ? » proposa-t-elle après que quelques secondes gênantes se furent écoulées.
L'humaine éclata de rire, et Aaron plongea sa tête dans ses mains, excédé. Peu sûre de comprendre la soudaine hilarité de l'une et le désarroi de l'autre, elle esquissa un mouvement de recul et fronça légèrement les sourcils.
« Ne fais pas attention à elle... » lâcha-t-il, désespéré.
Maïa, les mains sur le ventre, ne pouvait s'arrêter.
« Elle a l'esprit un peu tordu, ajouta Aaron, cette fois écarlate.
— Et qu'est-ce qui est si drôle ? »
Le fou-rire de Maïa repartit de plus belle, au grand dam de son ami.
« Elle pense qu'on a couché ensemble, et que tu lui proposes un plan à trois, finit-il par expliquer.
— Oh... »
Voilà qui était plus clair, quoi que légèrement loufoque. Elle n'avait pas encore terminé ses études au centre, ce n'était pas vraiment le moment de penser à choisir son prétendant. Plus elle passait de temps avec les humains, plus leurs us et coutumes lui paraissaient décalées.
« Mais tu dois avoir quelqu'un qui partage ta vie sur l'île, reprit-il.
— ça ne se passe pas vraiment de cette manière. »
Maïa essuya une larme qui avait perlé au coin de son œil et recouvra quelque peu son sérieux.
« Tu n'as pas d'amoureux ? demanda-t-elle d'une voix enfantine.
— Ce n'est pas aussi simple. Nous choisissons l'homme avec qui passer notre vie uniquement pour enfanter. C'est une sorte de rituel. L'accouchement nous fait devenir des femmes.
— C'est la chose la plus sexiste que je n'ai jamais entendue ! s'étonna l'humaine, effarée.
— Sexiste ?
— Définir l'accomplissement d'une femme seulement par rapport à ses enfants est clairement arriérée, Scarlet.
— Interdire à celles-ci de s'entraîner au combat aussi.
— Touché, grimaça-t-elle. Cela dit, comment font ceux ou celles qui ne peuvent ou ne veulent pas avoir d'enfant ?
— Je ne sais pas... répondit Scarlet en haussant les épaules. Ce n'est pas arrivé depuis bien longtemps. Je me souviens que les récits du passé ont évoqués une révolutionnaire qui n'arrivait pas à enfanter et qui avait détruit toute une partie de la région marécageuse pour faire changer les choses. Elle a simplement gardé son statut d'adolescente jusqu'à sa mort.
— C'est beaucoup trop triste, répondit-elle avec une moue boudeuse. Changeons plutôt de sujet ! Que faisiez-vous réellement ? »
Aaron prit appui sur le bureau et se lança dans les explications. Lorsqu'il eut terminé, Maïa proposa son aide et ils reprirent les recherches avec encore plus d'entrain. Soudain, Scarlet trouva un carnet en cuir relié, qu'elle feuilleta vaguement. Nous avons fait un pacte, avec Charly, était-il écrit. Nous nous sommes dit que le monde était plein de mystères, et que nous devions savoir ce qui se cachait au milieu de l'océan.
« Je crois avoir trouvé... » déclara-t-elle à de mi-voix, tout en continuant de lire.
Ils s'approchèrent avec curiosité, et penchèrent la tête par-dessus son épaule.
Cet après-midi, Charly et moi nous nous sommes rendus à la bibliothèque de la ville. S'il fallait commencer quelque part, c'était bien là-bas. Nous n'avons pas trouvé grand-chose, excepté un livre paraissant ancien et écrit à la main, mais le titre était presque effacé.
« Il parle de La Création d'Alda ! s'écria Aaron. Celui qu'il nous a montré lorsque nous étions dans son bureau. »
Scarlet acquiesça, puis elle tourna la page.
03.06. - J'ignore si les hommes que nous avons envoyés récupérer la drogue volée par les pirates du Sea Sile sont réellement morts par la main d'êtres invisibles, mais en tout cas, le business reste en déficit constant. Nous avons épluché le livre découvert, bien que toutes ce qui y est écrit relève davantage de la fiction que de la réalité. Des femmes dirigeantes, des pouvoirs magiques, et puis quoi encore ? Des licornes et des dragons ?
L'Aldienne lâcha un juron.
« J'apprécie peu ton oncle, grogna-t-elle.
— C'était quelqu'un de bien, mais l'époque était peu favorable au féminisme.
— Je parlais plutôt de sa manière de se moquer notre île, à vrai dire.
— Ah... » répondit-il, gêné.
Maïa mit à rire.
04.06 - Plus j'avance dans la lecture de cet ouvrage, plus les descriptions sont détaillées. Je suis tombé sur une page expliquant la raison pour laquelle Alda (le nom de cette île) était cachée des humains. Et si tout ça était vrai ?
05.06 - Charly et moi sommes d'accord pour dire que s'il y a la moindre chance qu'Alda existe, il faut la détruire. Si des êtres supérieurs sont viennent à détruire les bateaux au large, rien ne nous dit que l'espèce humaine n'est pas menacée.
06.06 - J'ai terminé le livre. Bien que nous ayons essayé de découvrir si ce qui y est dit est réel, nous n'avons pas plus d'informations. J'ai bien peur que ce ne soit pas imaginaire.
07.06 - Les Pirates du Larges ont enfin été arrêtés et la drogue volée a été récupérée à bord. Pourtant, aucun corps des marins envoyés par Charly n’a été découverts et l'équipage du Sea Sile a juré sur l'honneur qui ne les ont jamais aperçus. Le Capitaine, ivre au Rhum, divaguait. Il a parlé de tout un tas de trucs, de sa femme morte sur le rivage de Terdinsweek, de son enfant noyé, des putes qu'il a baisé dans chaque port, et même d’un mur invisible situé quelques miles en mer. Même s'il a tout l'air d'être fou à lier, ça fait tout de même une sacrée coïncidence. Nous avons essayé d'en savoir plus, Charly et moi, mais c'était peine perdue. Il a fini par dégueuler sur le sol et nous lui avons mis une balle dans le crâne.
Aaron releva la tête vers Maïa, les yeux écarquillés.
« C'est du n'importe quoi ! vociféra-t-il. Darrel n'était pas du genre à tuer pour rien, comme Charly.
— Peut-être qu'il n'était pas vraiment l'homme que tu as connu...
— C'était un homme bon. Il m'a élevé, apprit comment survivre et même légué son immeuble, je refuse de croire qu'il était un meurtrier.
— J'adorais ton oncle, tu le aussi bien que moi ! répliqua Maïa. Il nous a aidé, Mouse et moi, mais c'était un dealer de drogue, riche et influent, qui plus est un ami de Charly. »
Alors qu'ils débattaient sur qui était réellement Darrel Haussman, Scarlet se remit à lire le journal, essayant de trouver des informations susceptibles de les avancer un peu plus.
05.07 - Voilà presque un mois que je n'ai pas écrit. Le père de Charly, M. Demset, est arrivé en ville hier. Je n'ai jamais vu mon ami autant en colère, il est presque devenu fou. Je crois qu'il va le tuer.
06.07 - M. Demset est mort. Je n'ai aucune preuve que Charly soit derrière tout ça, mais il y a peu de doutes. Son père le battait lorsqu'il était petit, et il l'a forcé à s'occuper de la ferme familiale jour et nuit. Je pense que cela explique mieux ce qu'il est devenu, et je commence de plus en plus à me méfier de lui. S'il est capable d'assassiner un membre de sa famille, suis-je en danger ?
07.07 - J'ai discuté avec Charly. Il m'assure qu'il me protégera quoi qu'il arrive, et si j'ai du mal à lui faire confiance, je le crois. Il m'a sauvé la vie plus d'une fois, après tout. Je n'ai pas de nouvelles du danger qui rôde en mer, et si c'est une légende ou la réalité, mais le contexte n'est pas favorable aux recherches. Une guerre des gangs à éclater au sud de la ville, entre les anciens membres des Blue Scars et les nouveaux. Charly a beaucoup plus de monde qui frappe à sa porte pour mettre des têtes à prix.
08.07 - J'ai enfin rencontré le fils de Devish Bank. Il paraîtrait que Charly s'était rapproché de ce type pour qu'il lui lègue son business de mercenaire une fois mort plutôt qu'à ses descendants, et maintenant, Devish Junior revendique ses soi-disant droits, prétendant que c'est Charly qui a assassiné son père et qu'il ne mérite pas d'être à la tête des chasseurs de primes. Il a sûrement raison, mais Charly est mon ami, je ne laisserais pas ce gars-là lui arracher ce qu'il possède.
09.07 - J'ai tué Devish Junior d'un coup de couteau dans la carotide. Au moins, on entendra plus parler de lui. Charly m'a remercié en m'offrant la possibilité de rencontrer le baron immobilier de la colline.
11.07 - L'entrevue c'est bien passée. Bientôt, je commencerais mon ascension vers la gloire ! Je vais avoir tellement de propriétés constructibles pour couvrir mes activités illégales que je serais à la tête de la ville. Charly sera fier de moi.
Scarlet referma le livre en soupirant. Maïa et Aaron était toujours en train de se disputer, et le ton montait considérablement. Par ailleurs, cette année-là n'était pas la bonne pour trouver des informations sur les intentions de Charly. Elle chercha parmi les autres journaux de Darrel, classés par ordre chronologique, et jeta un œil à celui de deux-mille sept. Si elle avait bien calculé, c'était la période ou Aaron s'était réfugié chez Darrel. Quitte à fouiller dans le passé, autant savoir le plus de choses possibles. Elle glissa les pages entre ses doigts jusqu'à ce que le nom d'Aaron apparaisse.
18.04 - Mon frère est un con. Lui qui m'a toujours reproché d'être trop proche de l'illégal et d'avoir de mauvaises fréquentations, voilà qu'il devient le pire drogué que je connaisse. Et il a des enfants ! Mon neveu est venu chez moi, Aaron. Il a eu douze ans ce mois-ci, et plutôt que d'avoir un cadeau mémorable, il a simplement eu le spectacle de ses parents complètement défoncés à la maison. Dire que tout le monde parlait de moi comme le plus irresponsable, j'ai maintenant la preuve que je ne suis pas le vilain petit canard de la famille. Père et Mère se retourneraient dans leur tombe s'ils savaient ! J'aimerais pouvoir faire quelque chose pour la petite Nepthys, mais les services sociaux ne me laisseront jamais la garder. Au moins, Aaron est assez grand pour expliquer que c'était son choix. C'est un gentil garçon, il est poli et serviable.
19.04 - Première nuit dans mon nouvel appartement. Aaron a enfin séché ses larmes et a dévoré le déjeuner d'une traite ! J'aime bien ce gamin. Il est un peu timide et fragile, mais je l'entraînerai à devenir quelqu'un de fort. J'ai inauguré son arrivée en achetant un immeuble un peu à l'écart. Le vieillard à qui il appartenait était endetté jusqu'à la moelle, c'était une bonne affaire.
03.05 - Les hommes de la colline sont venus me voir aujourd'hui. Ils n’ont pas l'air content de mon nouveau bien immobilier. Ils m'ont dit qu'ils avaient essayé de forcer le vieillard à leur vendre mais qu'il n'avait jamais voulu. Avec le recul, je pense qu'Aaron a beaucoup joué pour le faire céder. J'ignore encore la raison pour laquelle cet immeuble semble assez important pour que ceux de la colline se déplacent jusqu'ici, mais je ne vais pas tarder à le découvrir.
04.05 - Je me suis rendu chez Charly, essayant d'avoir plus d'informations. Pour lui faire cracher le morceau, je lui ai promis qu'une fois rénové, j'écrirais mon testament et je lui léguerais l'immeuble tant convoité. Il m'a expliqué que cet endroit appartenait à la famille du vieillard depuis des siècles, et qu'autrefois, un roi nommé Vivian Ier a caché tout son or sous terre. J'ai fait quelques recherches sur cet homme, mais aucun ouvrage historique de mentionne un quelconque roi ayant porté ce nom. Je ne sais pas encore si Charly a menti ou si toute cette histoire n'est que fable.
Scarlet ferma le journal brusquement. Vivian Ier, c'était le Roi du mythe Aldien sur les quatre éléments ! Même sur l'île cette histoire était considérée comme une fiction. Alors si Charly était au courant, c'était une piste qu'il fallait suivre.
« Aaron, Maïa ? » les interpella-t-elle.
Ils se turent brusquement, et tournèrent leur visage vers Scarlet.
« Je crois que j'ai quelque chose. »
Comme s'ils étaient une seule et même personne, ils froncèrent les sourcils à l'unisson, attendant plus d'explication. Elle se lança dans ce récit dont elle avait fait part à Aaron quelque temps auparavant. L'Air, le Feu, la Terre et l'Eau, ainsi que la légende crée autour de celle-ci.
« Si Charly est au courant de ça, alors il sait comment a été créé l'île.
— Mais tu dis toi-même que ce n'est qu'un conte que l'on raconte aux enfants de ton village.
— Je sais, mais c'est toujours mieux que rien. Charly est au courant que nous sommes hôtes de Hyara, et il connaît le fonctionnement de notre société grâce au livre qu'il a découvert. Il va se raccrocher à ce qu'il a appris, car s'il a tant voulu l'immeuble de Darrel, c'est qu'au-delà de l'or caché, il y trouve un intérêt bien plus grand. »
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