Les informations étaient enfin toutes réunies. Ils savaient pourquoi Charly allait se rendre sur Alda, avec quelle affinité, et avec qui. Ne leur restaient que l'espoir d'être assez nombreux pour le contrer.

Dans l'immeuble, l'agitation était à son comble. Tous se préparaient pour un autre combat, afin de l'empêcher de traverser l'océan. Les Mambas Noirs étaient présents, aussi, mis au courant de la situation par Aaron, avec l'approbation d'Halia. Plus ils étaient, plus ils avaient de chance. Charly était déjà dangereux avant d'être un Hyarani, personne ne savait quelle folie allait lui traverser l'esprit, là-bas.

« Tenez, lança Martin en tendant des sacs de viennoiseries. Vous ne voudriez pas mourir le ventre vide. »

Scarlet croqua dans la texture mollassonne, peu convaincue. Le chocolat à l'intérieur coula sur son menton, ce qui fit rire Maïa.

Autour, tous les autres étaient précipités. Entre les bruits de pas et les conversations, l'ambiance était à son stress ultime.

« Ecoutez moi ! » s'exclama Aaron en montant sur une table.

Ils se turent, laissant un silence chargé planer dans la cuisine.

« Vous connaissez tous Charly. »

Ils acquiescèrent à l'unisson.

« Il a bon nombre d'hommes à sa botte, bien que plus que nous n'en aurons jamais. Cependant, nous les avons elles. »

Il se tourna vers Scarlet, Scorpio et Halia. De son côté, Maïa baissa la tête.

« Il n'y a aucune prophétie, aucun destin, aucune divination qui nous laisserait penser que nous allons perdre. Vous savez pourquoi ? »

Personne ne répondit.

« Parce que nous allons gagner ! » hurla-t-il.

Les Mambas Noirs firent un cri de guerre, et tambourinèrent les tables.

« Allons-y ! »

Il sauta sur le sol, et tous se ruèrent vers la sortie. Le vrombissement des voitures fit écho, et le bruit des portes qui claquent résonna dans la cour.

Scarlet enfila son manteau, et glissa ses dagues à l’intérieur de celui-ci. Elle accrocha son canif à sa cheville, et chercha à tâtons dans son dos.

« C’est ce que tu cherches ? »

Aaron lui tendit son arc et quelques flèches. Un sourire traversa les lèvres de l’Aldienne.

« Tu sais, reprit-il, tu seras plus rapide si tu accroches tes flèches à ta taille.

— J’étais au courant, railla-t-elle.

— Pourtant tu l’avais dans le dos, quand tu es arrivée…

— Parce que sur l’île, la chasse est souvent très longue, et des heures de marches nous attendent dans les forêts. Mais une fois sur place, on pose nos carquois sur le sol. »

Il afficha un air gêné.

« Tu ne t’étais pas vraiment préparée à la guerre, hein ? »

Elle baissa la tête.

« Non, pas vraiment. »

Dans un soupir, elle posa son arc sur la table.

« Nous devrions y aller, lança-t-elle.

— Tu ne le prends pas ?

— Non, ce sera trop difficile d’être précis. Je serais mieux avec mes dagues. »

Il acquiesça, et lui fit signe de le suivre. Une fois dehors, ils rejoignirent Maïa qui les attendaient patiemment.

« Ou étiez-vous passés ? maugréa-t-elle, les bras croisés.

— Ca n’a pas d’importance, il faut y aller, lâcha Halia en arrivant à leur hauteur.

— Au fait, c’est quoi le plan ?

— Mouse amènera nos hommes sur la plage avant nous, répondit Aaron. Si Charly est déjà sur place, ça le retardera assez pour que nous ayons le temps... »

Le crissement des roues dérapant sur le gravier couvrit le son de sa voix. Le sable qui s'en dégagea fit tousser Scarlet, puis le vacarme fit de nouveau place au long silence.

« Pour que nous ayons le temps d'arriver, reprit-il.

— Où est Ethan ? demanda Halia.

— Il campe vers le Q.G. de Charly, au centre de la ville. Il nous donnera le signal lorsqu'il sera sorti. »

Aaron jeta un œil derrière lui. Hécate, Sornal, Luttie et Garett approchèrent.

« Tout le monde est là ? »

Ils hochèrent la tête et commencèrent à marcher. Hécate pressa le pas jusqu'à arriver en tête de file, à la hauteur d'Aaron. Scarlet retint un râle mécontent. Maïa et Halia restèrent en retrait près des plus jeunes, alors que Sornal s'approcha de Scorpio et Scarlet.

« Si un jour j'avais pensé en arriver là, soupira-t-il. Evah aurait été folle de me savoir partisan d'une guerre.

— Tu es de ceux qui prône la paix ? » railla l'Aldienne.

Il esquissa un sourire.

« En quelque sorte.

— Je suis désolée, pour ta sœur, lâcha-t-elle sur un ton empathique. Lorsque j'ai perdu Garett, j'ai cru devenir folle.

— Au moins tu ne l'as pas abandonné, toi. » répliqua Scorpio.

Scarlet écarquilla les yeux.

« Pourquoi est-ce que tu dis ça ? interrogea-t-elle.

— Parce que c'est ce que mon frère a fait. Je crois que j'aurais préféré le savoir mort.

— Tu ne penses pas ce que tu dis... N'est-ce pas ? s'étonna Sornal.

— Je ne savais pas que tu avais un frère, ajouta Scarlet.

— Ca n'a plus d'importance maintenant.

— On arrive ! » s'exclama Aaron, coupant court à la conversation.

L'odeur iodée parvint à leurs narines. Devant eux, l'océan calme projetait ses vagues lentement sur la roche, dans un bruit mélodique. Tout semblait si paisible, que personne n'eut l'impression qu'une guerre se préparait.

Postés à la bordure entre le béton et le sable, les Mambas Noirs, armes en main, patientaient. Mouse était scotché au téléphone, attendant un message d'Ethan. Aaron se craqua une cigarette.

Halia, silencieuse, ôta ses chaussures et s'approcha de l'eau. Elle fit mouvoir ses doigts au-dessus du liquide salé, déviant l'écume. Un fin sourire lui échappa.

« Au moins, je ne serais pas inutile, murmura-t-elle.

— Tu ne l'as jamais été. » répondit Scarlet s'accroupissant près d'elle.

Elle ferma les yeux.

« Sornal aurait pu mourir.

— Mais il est vivant.

— Parce que j'ai tué quelqu'un.

— Est-ce si différent de la fois où tu as projeté l'eau contre ceux qui t'ont attaqué ? Ce n'était rien de plus que de la défense. »

Les yeux humides, Halia releva la tête vers son amie.

« Il n'y avait pas de sang, pas de bruit, pas de choc. Mon élément m'a défendu, répondant à mon appel. Cette fois-ci, dans le hangar, ça n'avait rien d'aussi facile. J'ai juste pris ce morceau de béton et j'ai frappé cet homme... Puis... »

Elle se mordit la lèvre.

« Puis il est tombé, et il y avait du sang partout. Je n'ai jamais voulu qu'une telle situation s'offre à moi.

— Tu as sauvé la vie de quelqu'un.

— Tout en prenant la vie d'un autre. En quoi suis-je différente de Charly ?

— Tu es différente parce que ce n'était pas un acte égoïste, mais un acte de bonté. Charly n'a fait ça que pour lui-même, alors que toi, tu n'as jamais pensé à autre chose qu'aux autres. »

De fines larmes coulèrent sur les joues de la princesse d'Alda, qu'elle essuya rapidement. Sans savoir quoi faire de plus, Scarlet la prit dans ses bras, n'écoutant rien d'autre qu'un sanglot échappé.

« Il arrive ! cria Mouse. Tous en place ! »

Halia s'écarta vivement et elles se levèrent.

« Restons les unes avec les autres, et tout se passera bien. » lâcha l'Aldienne.

Maïa accouru, suivie de Scorpio, qui n'avait pas l'ombre d'une quelconque nervosité. Les Mambas Noirs formèrent une ligne rempart devant. Mouse et Aaron se postèrent juste derrière, au cas où il y aurait la possibilité d'une négociation, tandis que les Hyaranis se préparaient mentalement à utiliser leurs affinités.

Il n'y avait alors plus que le son de l'océan. Le calme absolu. Le doux son du vent fit frémir les quelques feuilles des arbres, un peu plus loin, mais rien ne présageait la mort, de quelque manière que ce soit.

La Nature était la seule qui manifestait sa présence.

Le calme avant la tempête.

Puis, un tir brisa le silence, traversant l'air dans un sifflement, et Martin s'écroula sur le sol. Le sable épongea le sang qui s'écoulait de sa gorge, et la guerre commença, dans un vacarme à réveiller une ville entière. Les hurlements retentirent, brisant l'atmosphère.

Plus rien ne retenait l'instinct bestial des humains sur cette plage. L'horreur, à son paroxysme, dans un spectacle rouge sombre.

En quelques secondes à peine, la moitié de ceux présents gisaient par terre, que ce soit de leur clan ou de celui de l'ennemi. Le son fatidique des mitraillettes faisait trembler les tympans, mais toute cette agitation n'était devenue qu'une sorte de bruit de fond pour Scarlet. D'un regard vif, elle observa Garett, paniquée à l'idée qu'il puisse lui arriver quelque chose. Alors que tout autour d'eux volait en éclat, il regarda sa sœur, et acquiesça, comprenant alors qu'il serait plus sein pour Luttie et lui de se mettre à l'abris.

Sans Jared et son affinité pour les protéger, il y avait peu de chance pour qu'ils restent en vie.

Scarlet tenta de courir vers les hauteurs, afin d'avoir une vue d'ensemble sur la situation. Elle escalada un rocher en guise d'estrade, et une fois l'horizon dégagé, observa le spectacle ahurissant qui se dressait devant ses yeux.

Ses amis étaient en train de mourir. Tous, un par un, comme des dominos sur un parquet. Bientôt, Alda serait aussi à feu et à sang.

A cet instant, l'expression de son affinité s'éleva en elle. C'était un tourbillon, un volcan, une lave qui s'écoulait dans ses veines. Les larmes de colère agressèrent ses yeux, comme si la violence de ce qu'elle voyait était exprimé avec autant d'intensité dans son corps. Comme si, en l'espace d'une seconde, des ailes de feu lui étaient poussées dans le dos.

Un cri de rage retentit. Elle ne jurait que par la vengeance, la haine et le désespoir. Elle courut jusque devant la première ligne, jusqu'à arriver dans les rangs ennemis. Alors, les flammes de son Hyara se répandirent autour d'elle, dans une rage dévastatrice. Le feu avait répondu à son appel. Pas pour la sauver, ni parce qu'elle le lui avait ordonné, mais parce qu'il la comprenait. Enfin.

Derrière les adversaires, qui se débattaient contre les brûlures, Charly apparut. Tel Moïse séparant la mer en deux.

Il n'avait plus rien de cet homme frêle et malicieux. Son regard, sombre, était l'expression d'une âme corrompue, détruite. Un sourire déforma son visage osseux, et comme si le temps s'était arrêté, et qu'autour d'eux tout s'était ralentit, il tendit sa main vers elle.

Habituellement, les yeux Aldiens se tintaient d'un blanc livide, comme lorsque Liri avait tenté de sentir le Hyara de Garett. Ceux de Charly étaient noirs, démoniaques, effroyables. Sans qu'elle ne le sente venir, il devint lui-même ignifuge, et aucune flamme ne pût l'atteindre. Il buvait le feu, comme un dragon, une bête, et dans un geste rapide, il écarta les bras, et son rire retentit.

Si Scarlet pouvait brûler, il ne serait resté que ces cendres.

Les flammes dévastatrices, prisonnières du Hyara implanté de Charly, explosèrent. Littéralement. Il engloutit la moitié de ses hommes et l'autre moitié des Mambas Noirs dans un feu immense, qui s'évanouit seulement une fois qu'il eut atteint l'océan. « Battez en retraite ! » hurla Aaron un peu plus loin. « Partez, tous ! »

Maïa couru vers Halia, et elles s'enfuirent. Même Scorpio, qui n'avait jamais été effrayée par quoi que ce soit, prit la sage décision de quitter la plage, et le cimetière qu'elle était devenue. Les cris s'évanouirent peu à peu, et Charly, les deux pieds dans la mer qui n'avait plus rien de calme, lança un regard victorieux à Scarlet.

Il allait en direction d’Alda.

Il allait détruire son île.

Et personne ne pouvait rien faire pour l'en empêcher.