27. Préparation
Assise sur la plage de sable fin et frais, Scarlet observa le ciel de l’aube s’éclaircir sur l’océan. C’était une vision plus que mémorable, dont on ne pouvait que s’émerveiller. C’était l’une des choses qui lui avait le plus manquer. Les vagues s’échouant sur le rivage dans un son mélodique, et le chant des oiseaux s’éveillant aux premières lueurs du jour. Ainsi, les habitants d’Alda sortirent de leur chaumière, et un peu plus loin, les conversations matinales créèrent un bruit de fond. La nostalgie emplit son corps dans une valse de souvenirs émotionnels. Elle se rappelait la douce odeur de fruit et de lait, ainsi que le parfum réconfortant que dégageait sa chaumière. Il s’était passé tant de choses depuis son départ que tout cela semblait lointain.
Au village, la reine profita de l’assemblée pour convoquer les femmes de l’île à une réunion. Avoir enfanté, et ainsi devenir adulte, leur conférait un certain pouvoir, une voix, un vote, afin de prendre les décisions sur l’avenir d’Alda. La coutume voulait que la reine soit toujours épaulée par ses conseillères, et que ces dernières englobaient toutes les femmes adultes de l’île. Trop nombreuses, ne pouvait être présentes que la guerrière suprême – soit Janet Jones – ainsi que cinq autre choisie de manière totalement aléatoire. Pour se faire, celles qui souhaitaient participer se présentaient à Fersis Clen. Son affinité des couleurs était d’autant particulière qu’il était daltonien. Ainsi, il prenait part aux activités architecturales épaulées de sa sœur, Isis Clen, mais sa capacité de coloration était aussi d’une aide précieuse pour Willa. Alors, comme par habitude, les dix premières femmes arrivées présentaient le creux de leur poignet à Fersis, qui faisait un point de couleur aléatoire sur chacun d’eux. Les couleurs froides – du violet au vert – étaient acceptées l’hiver et l’automne, mais refusées en été et au printemps, tandis que les couleurs chaudes – du rouge au jaune – étaient à l’inverse. Ne pouvaient alors accéder à la Grande Clairière qu’en montrant le poignet avec le bon point de couleur à la reine.
Le soleil levé sur Alda, Willa se tint devant Janet, Kyrié, Isy, Virgo, Lux et June, qui, en silence, attendirent que la reine annonce le thème de la réunion. Mais en voyant les quatre prisonnières en ligne derrière elle, libres et vivantes, les conversations fusèrent. Scarlet ne put détacher le regard de sa mère, qui retenait ses sanglots, le cœur serré. Partagée entre la rancœur et le soulagement, la jeune Aldienne sentit une vague de culpabilité l’envahir. Était-elle la cause de ses cernes et de son état fatigué ?
« Dames d’Alda, bienvenue. »
La voix charismatique de Willa fit taire les conversations.
« Je n’ai pas à justifier la présence de Scarlet, Halia, Scorpio et Maïa. »
Isy leva les yeux au ciel. Face à ce manque de respect envers la parole de la reine, son visage se tordit de douleur. L’affinité souffrance de Willa ne lui servait jamais pour asseoir un pouvoir abusif, mais dans certains cas, l’irrespect évident de certains à propos de son statut devait être corrigés.
« Je comprends votre étonnement. Si elles devraient déjà être à la potence, il se trouve qu’elles se sont échappées. »
Lux se retint de riposter.
« Je crains pourtant qu’une menace bien plus obscure plane sur nous.
— Votre Altesse, s’enquit Janet d’une voix faiblarde, est-ce que cela signifie qu’elles vont rester en vie ?
— Oui, pour le moment. »
Janet pinça les lèvres afin de retenir ses larmes.
« Ce que je vais vous dire ensuite prendra bien plus de place dans vos conversations que la pendaison de ces filles, mesdames, reprit Willa. Quelqu’un vient pour détruire notre île, et nous allons devoir nous défendre.
— Nous avons une armée, Votre Altesse, répondit Kyrié.
— Elle ne suffira pas, lâcha Scorpio en s’avançant à hauteur de la reine, sans aucune retenue. Vous pensez être prêtes, n’est-ce pas ? Vous pensez que vos arcs en bois et vos canifs taillés à la main pourrons arrêter Charly ? Alors vous êtes stupides, et naïves. Vous allez mourir, comme tous ceux qui ont croisés sa route.
— Que propose l’étrangère au visage livide, alors ? railla Isy, le menton levé.
— Vous allez devoir former vos hommes au combat. »
Cette phrase plongea les Dames d’Alda dans une hilarité incontrôlable.
« Scorpio a raison, lança Maïa en la rejoignant. Vous n’avez pas idée de qui est en train de traverser l’océan à ce moment même.
— C’est un homme ! s’exclama Virgo en riant à gorge déployée.
— Un homme avec un Hyara implanté ! Il va vous tuer ! »
Mais plus personne ne l’écoutait. Willa poussa un soupir découragé. Les coutumes d’Alda étaient ancrées depuis des centaines d’années, personne n’allait se résoudre à donner des armes aux pères de l’île afin de les entraîner à un combat dont personne n’imaginait son intensité. Alors, le vent se leva brusquement, faisait voltiger les feuilles sur le sol.
« Fermez-là ! » hurla Scorpio d’une voix forte.
Les rires s’estompèrent, laissant place à des visages choqués.
« Je ne connais ni votre île, ni votre monde, reprit-elle froidement, mais votre paradis se transforma en enfer dès qu’il aura posé le pied sur votre plage. Je viens de l’autre côté de l’océan, j’ai grandi avec ceux que vous appelez les humains, dans une ville corrompue et monstrueuse. J’ai été abandonnée par mon frère, puis mes parents, enfermée dans un hôpital psychiatrique, violée, puis menacée de meurtre pendant des années. Pourtant, je suis ici, à tenter de sauver vos vies misérables et de vous prévenir d’un danger que vous n’êtes ni capable de prendre au sérieux, ni capable de contrer. »
Face à la provocation, elles s’avancèrent vers elle, menaçantes. Lux pointa son canif sur la gorge de Scorpio, qui ne bougea pas d’un poil. Le vent tourbillonna autour d’elles.
« C’est ce que vous appelez être des guerrières ? vociféra-t-elle.
— Nous avons été formée durant des années à la guerre, répliqua June avec colère. Nous savons manier trois types d’armes, et utiliser nos affinités en même temps. Un homme ne peut rien faire contre nous, Hyara implanté ou non.
— Cette prétention vous mènera à la mort. » répondit Halia.
Elle attrapa la main armée de June et la baissa vivement, puis resta plantée entre elle et Scorpio. Face à la princesse d’Alda, la fille aînée de la reine, la Dame de l’île recula.
« Si vous ne formez pas vos hommes, nous le ferons. » lâcha Scarlet.
Virgo regarda Willa avec l’espoir que celle-ci refuse, mais elle n’en fit rien.
« Comment osez-vous ! s’indigna Isy.
— Nous sommes les quatre éléments, répliqua Maïa en tentant de paraitre confiante.
— C’est de la folie. » s’énerva June en rangeant violemment son couteau à la ceinture de son pantalon en peau de buffle.
D’un pas vif et colériques, Virgo, Isy et June quittèrent la Grande Clairière. Ne restait que Kyrié et Janet.
« Etes-vous certaine que c’est nécessaire ? demanda cette dernière en regardant sa fille.
— Absolument.
— Alors je vous aiderais.
— Si la reine est d’accord, alors j’en suis aussi. » ajouta Kyrié.
Willa acquiesça.
« Nous allons avoir du pain sur la planche, soupira Scorpio.
— Si vous nous l’accordez, mère, nous avons des renforts qui pourraient nous aider, lança Halia. Mais ils sont humains.
— Au point où nous en sommes ! s’exclama-t-elle en souriant, trouvant la situation absurde. Je risque de me faire démettre de mes fonctions, alors…
— C’est possible, ça ? s’étonna Maïa.
— Pas vraiment, non, mais former les hommes au combat et laisser des humains franchir la barrière d’Alda non plus, en sommes. »
Halia lâcha un rire bref.
« Vous avez tant changé, mère.
— Perdre un enfant transforme, tu sais. On apprend que ce qui compte vraiment n’est pas la couronne, mais la famille. »
Willa jeta un regard compatissant à Janet, qui hocha la tête.
« Un jour tu seras reine, ma fille, et tu comprendras combien il est dur de diriger une île en restant impartiale et juste.
— Ne croyez-vous pas que Diana sera plus qualifiée pour cela ?
— Ta sœur me ressemble c’est vrai. Elle est sûrement née pour cela, mais c’est à toi que revient cette lourde tâche, Halia. Je sais que même si tu n’en as pas l’envie, tu seras formidable. J’ai longtemps pensé que tes sentiments et ta sensibilité faisaient ta faiblesse, mais je me rends compte aujourd’hui qu’ils sont ta force. Alda a besoin de changement. »
Emue, elle acquiesça lentement.
« Assez parlé, coupa Scorpio, nous avons beaucoup à faire. »
Scarlet se mit à rire, soudain joyeuse.
« C’est vrai, nous devrions nous y mettre. » répondit-elle.
D’un pas confiant, les Hyarani élémentaires prirent la tête, sortant de la Grande Clairière suivie de Janet, Kyrié, et la reine. Le spectacle qui s’offrit à elles était au-delà de toute imagination. Le village était plein à craquer, et personne n’avait l’air de s’être rendu au centre d’entraînement ou de s’occuper de leur tâche journalière. June devait avoir répandu la nouvelle, créant un camp prêt à se battre aux côtés de Willa, et un autre refusant de changer les coutumes de l’île. Peu d’hommes se trouvaient dans ce dernier. Alors que Scarlet avait pensé qu’ils seraient peu à l’aise à l’idée de manier des armes, ils semblaient – pour la plupart – plus déterminé que jamais.
« Qu’allons-nous faire ? » murmura Maïa à l’oreille de Scarlet.
La concernée observa l’agitation, ébahie. Certaines criaient à l’abomination, tandis que d’autres commençaient déjà à fournir des armes aux hommes.
« Je n’en ai aucune idée… souffla-t-elle, éberluée.
— Commençons par ignorer ceux qui réfutent la décision de ma mère, et hâtons-nous à entraîner les volontaires. Nous n’avons pas le temps de convaincre qui que ce soit au changement. »
Scorpio acquiesça, en accord avec la princesse. Un regard vers ses amies plus tard, Scarlet monta sur une butte de terre, afin d’être assez visible par les Aldiens de la région forestière. Elle s’éclaircit maladroitement la voix, puis pris une grande inspiration avant de se lancer.
« Je crois que vous êtes au courant de ce qu’il se passe dans l’océan à ce moment… »
Elle s’arrêta, constatant avec désespoir que personne ne l’écoutait. Willa prit alors le relai. En apercevant la reine, de sa posture charismatique et élégante se poster à côté de Scarlet, plus personne n’osa ni bouger, ni parler.
« Personne ne vous ordonne d’être d’accord avec moi, lança-t-elle d’une voix claire. Vous êtes libre de rester dans vos chaumières protester autant que vous le souhaitez. Pour les autres, ceux et celles qui ont assez de cran pour se battre, je vous demande de vous approcher. »
Jill, un bâton de bois dans la main gauche, s’avança vers elle, suivie de cinq, puis dix, puis une trentaine d’autres hommes. Quelques femmes décidèrent de rejoindre les rangs, mais elles étaient peu nombreuses.
Scarlet se mit à sourire, remerciant intérieurement Willa de s’être ralliée à sa cause, puis pinça les lèvres en apercevant son père mener la foule. Elle était si fière de le voir ici, prêt à se battre. Lui qui s’était toujours laissé faire par ses propres émotions et par celles des autres, lui qui n’avait jamais haussé le ton, ni même prit une quelconque décision. Il était là, après des semaines durant lesquelles elle s’était absentée, laissant paraître une envie de servir la cause de sa fille. Si lui, l’homme qui n’avait jamais bronché face à la domination des femmes, s’était levé pour sortir du rang, alors Scarlet pouvait reprendre espoir.
« Nous avons un ennemi, qui avance les flots pour détruire notre île, reprit la fille Jones avec plus de confiance. Cette journée va être rude et intense, vous êtes encore libre de vous retirer si vous le souhaitez. »
Elle observa l’assemblée, mais personne ne s’en échappa.
« Ceux qui veulent manier les couteaux iront dans le groupe de Scorpio. Pour le combat au corps à corps et l’utilité de vos affinités iront vers Halia et Maïa. Enfin ceux qui souhaitent se perfectionner à l’arc resterons avec moi. Nous n’avons que quelques heures pour vous apprendre, et quelques minutes pour trouver un plan. »
La foule se dispersa pour se rendre dans les équipes choisies. Beaucoup se rendirent vers Halia, par habitude que les Haffdottir dirigent leurs actions. A contrario, peu d’entre eux eurent le courage de s’avancer vers Scorpio, et elle ne pouvait que les comprendre. Les Aldiens étaient tous différents les uns des autres, mais animés par les astres et la nature, aucun d’entre eux n’avaient rencontrés une femme aussi sombre que Scorpio pouvait l’être. Pourtant, sa force d’esprit, son autorité et son assurance, dégageait quelque chose de particulier, qui avait amené quelques Aldiens à se diriger vers elle.
Scarlet se retrouva alors chargée de cinq hommes, dont son père. Lorsqu’elle descendit de la butte de terre, elle se pressa vers lui, l’enlaçant chaleureusement.
« Je savais que tu reviendrais. » murmura-t-il à son oreille en la pressant contre lui.
Lorsqu’il s’écarta, il plongea ses yeux dans les siens, sans se donner la peine de retenir son sanglot émotif. Un sourire traversa les lèvres de sa fille.
« Je suis contente que tu te sois joins à nous.
— Ta mère y est pour beaucoup, je dois dire.
— Comment ça ? s’étonna-t-elle.
— Lorsqu’elle m’a informée que vous étiez de retour, Garett et toi, j’ai su que c’était probablement pour des raisons sombres. Elle dégageait une certaine frayeur, que je ne lui reconnaissais pas.
— Mère a… peur ?
— Je crains que oui… soupira-t-il. Elle ne le montrera certainement pas, mais mon affinité m’aide beaucoup pour percer à jour ce qui se trame au village. Je ne suis pas quelqu’un de violent, Scarlet, mais si je dois me battre pour protéger Alda, alors tu peux compter sur moi. »
Une vague de chaleur traversa le corps de l’Aldienne, qui acquiesça avec détermination. Jill avait saisi l’ampleur de la menace, et si les autres étaient prêts à en faire autant, alors le village n’était pas perdu.
« Bien, il est temps de commencer. »
Elle jeta un œil rapide aux autres hommes qui avait accompagné Jill, avec cette sensation indescriptible parcourant son corps. La fierté, l’adrénaline, et pour la première fois depuis bien longtemps : l’espoir.
Elle leur fournit à chacun un arc en bois, et quelques flèches. La cible à atteindre n’était autre que des souches d’arbre un peu plus loin. Telle une professeure aguerrie, elle se faufila derrière eux, corrigeant leur position et leur maintien.
C’était désastreux.
Après une heure d’entraînement intensif et vain – personne n’était arrivé à viser correctement depuis – elle lâcha un profond soupir, puis jeta un œil au groupe de Maïa et d’Halia. Un sourire peiné traversa ses lèvres. Elles non plus n’avaient pas bien avancé. Ils étaient dispersés, un peu bruyant, et la plupart des hommes de leur équipe avait du mal à user de leurs affinités pour se battre.
A contrario, Scorpio s’en sortait merveilleusement bien. Il n’y avait, certes, que trois Aldien qui l’avait rejoint, mais tous étaient parfaitement alignés, droits, et leur taux de réussite n’était pas mauvais. Avec curiosité, Scarlet s’approcha d’eux.
« Tu t’en sors bien… lui murmura-t-elle, étonnée.
— Ils sont effrayés, bougonna Scorpio.
— On dirait que c’est une bonne tactique. »
Les heures s’écoulèrent à une vitesse affolante. Jill avait enfin réussi à mettre sa première flèche dans une souche, et s’était vanté auprès de tout le monde. Maïa jetait des regards désespérés à Halia, et Scorpio n’avait pas cessé de rester concentrée. Mais chacune d’entre elles pensait à la même chose : Il y avait peu de chance pour qu’ils s’en sortent une fois que Charly aurait mis les pieds sur la plage de l’île.
Si Willa et Janet s’était ralliée à leur cause et avait fait de leur mieux pour les aider, elles craignaient que ça ne suffise pas. Alda allait périr, rapidement, des mains de l’abominable monstre qui naviguait à leur rencontre.
Scarlet se mis à observer ses semblables, avec une nostalgie bien trop hâtive. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire. Cependant, elle avait raison sur un point : Certains ici allait mourir.
Cela pouvait être Jill, qui raterait sa flèche une fois devant l’un des acolytes de Charly, et qui s’écroulerait sur le sol. Ce serait peut-être aussi Virgo, qui finalement, regrettera de ne pas avoir donné son accord au projet de sa reine. Ce pouvait être n’importe qui, ici, qui à ce jour riait de leur exploit, embrassait leurs enfants, enlaçait leurs femmes, leurs maris, sans savoir que ce serait la dernière fois qu’ils sentiraient leur peau contre la leur.
Est-ce que Scarlet culpabilisait ? Oui. Affreusement. Ce n’était peut-être pas de sa faute, ou peut-être bien que si, elle l’ignorait. Mais toute ces choses ne seraient certainement pas arrivés si, il y a quelques semaines de cela, elle n’avait pas décidé de prendre une barque pour rejoindre le monde des humains.
Alors que tout autour d’elle semblait morose, vide, ralentit, elle aperçut Garett et sa joie légendaire trottiner vers elle. N’avait-elle pas entrepris tout ce chemin pour le sauver ? Il n’était encore qu’un enfant. Et comme les autres, il risquait de vivre sa dernière journée parmi les vivants.
Derrière lui, une silhouette connue se dessinait à l’ombre des sapins d’Alda. Accompagnés de quelques semblables, ils s’avancèrent, peu assurés, jusqu’à ce que leur visage soit éclairés au soleil.
Aaron, Mouse, et quelques Mambas Noirs venaient de poser leurs pieds sur la légendaire terre d’Alda.
Et merde. Comment Scarlet allait-elle annoncer leur venue à son village, maintenant ?
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