30. Quatre
Le noir avait envahi son esprit, et le flou avait éprit sa vue. Le temps s'était ralenti, le son estompé, et l'environnement n'avait plus que l'odeur du sang.
« Réveille-toi, hurlait Halia, la voix étouffée par le bourdonnement de son crâne. Maman, réveille-toi ! Debout ! Tu n'as pas le droit de m'abandonner... »
Son cri déchirait le ciel et les cœurs. Un océan de larme coulait sur ses joues, alors qu'elle tombait à genoux devant le corps inanimé de la reine de l'île. Elle la secoua, ignorant les supplications de sa sœur et le rire maléfique de Charly. Autour d'elle, le combat avait cessé. Même les ennemis étaient ébranlés par la scène effroyable qu'ils avaient sous les yeux. Diana avait beau raisonner son aînée, celle-ci niait les faits. Willa ne pouvait mourir.
« Je t'en prie... »
Les yeux rougis, elle se tourna vers Liri Polska. Cette dernière, qui n'avait pas séché ses larmes après la mort violente d'Isy, baissa le regard avec peine.
« Je t'en prie, dis moi que tu sens encore son Hyara ! » l'implora la princesse.
Liri secoua lentement la tête.
« Essaie au moins ! »
Soudain, la colère avait remplacé la profonde tristesse. Halia s'avança vers la jeune fille, et attrapa ses épaules avec violence.
« Il faut que tu essaies. Willa doit être en vie. Fais ton putain de pouvoir et dis-moi si tu ressens son Hyara !
— Je ne le sens pas... » répondit-elle, d'une voix à peine audible.
Elle la serra davantage.
« Tes iris ne sont pas blancs, comment peux-tu affirmer que ma mère n'est plus de ce monde si tu n'uses pas de tes dons ?!
— Halia... Tu me fais mal... »
Ses doigts entrèrent dans sa chair, arrachant un cri de douleur à l'enfant.
« Je l'ai tuée, intervint alors Charly de sa voix nasillarde. Ça ne devrait pas être si difficile à comprendre, pourtant. Personne ne peut survivre à une balle dans la tête. »
Halia ne se retourna pas immédiatement. Son emprise se desserra lentement sur Liri, à mesure que ses larmes de désespoir se transformèrent en larmes de rage. Ses pupilles se dilatèrent. Alors, enfin, elle fit face au diable.
Charly était un homme frêle, osseux et au sourire mesquin. Il semblait avoir été ravagé par la transformation en Hyarani, si bien que des croûtes s'étaient formées sur son crâne et que des cheveux s'en étaient arrachés. Mais cette apparence faible était trompeuse.
D'un pas vengeur et déterminé, Halia s'était laissée emportée par la folie. Elle s'avança vers lui, enjambant les cadavres gisant sur le sol sans qu'aucune émotion ne la fasse s'arrêter. Derrière Charly, l'océan s'éleva en une vague immense et épaisse, jusqu'à cacher le soleil extirpé des nuages. L'ombre sanglante de la haine vint recouvrer l'île, menaçant de s'abattre sur quiconque restait dans les parages. Sa paume tendue qui contenait les flots en était tremblante tant l'intensité à contrôler était puissante.
« Tu es stupide, princesse, se mit à rire Charly. Tu ne me tueras pas si facilement, je ne suis pas ta mère. »
Aussi rapidement qu'un hoquet, il jeta sa main en avant, et bien que sa peau ne touchait pas celle d'Halia, cette dernière sentit la douleur accaparer sa chair. Des lames imaginaires transperçaient son échine de toute part, entravant sa respiration ou même sa déglutition. Ses jambes renoncèrent sous le poids de la torture, et son bras retomba le long de son corps. La vague meurtrière retourna où elle était née.
Scarlet, spectatrice, sentit son âme la lâcher. Elle boita jusqu'à eux, tentant vainement d'empêcher ce qui allait se passer. Mais elle s'écroula avant même d'atteindre sa destination. Alors, Ethan sortit son arme et tira un coup rapide sur Charly, qui hurla de douleur. Sa sensation fut aussi brève que le répit d'Halia. Il balança le corps meurtri de la princesse dans l'océan avec une vitesse qui tuerait n'importe quel humain. Halia s'enfonça dans les flots, sous le cri déchirant d'Ethan.
« Pitoyable, ricana Charly. Me trahir pour t'éprendre d'une Aldienne est la chose la plus bête que tu aies faite jusqu'ici. »
Diana se rua vers la mer, plongeant pour y retrouver sa sœur. À cet instant, la guerre recommença. Plus violente encore. Plus meurtrière et sanglante qu'elle ne l'avait jamais été.
Maïa fit appel à son Hyara. Elle n'était pas très expérimentée, mais la végétation qui l'entourait était suffisante pour titiller ses dons. Si les plantes les aidaient, alors ils avaient une mince chance de remporter la bataille. La flore qui l'encerclait se mit à grandir et épaissir, faisant vibrer le terrain sous leurs pieds. Les branches s'allongèrent, transperçant les corps des ennemis un par un afin d'atteindre Charly. Mais très vite, les arbres furent violemment tailladés. La sève s'écoula sur le sol, sous le regard innocent de la Hyarani. Un rire secoua de nouveau le diable, qui d'un unique revers de la main, l'envoya contre un tronc écorcé. Lorsqu'elle retomba, ses os firent un son qui laissait peu de place au doute.
Scorpio prit le relai à son tour. Abîmée par son précédent combat, elle tenta le tout pour le tout. Seulement, Charly l'avait vu venir. Il la connaissait, après tout. Elle était une mercenaire, ses habitudes ne différaient pas beaucoup des siennes. Alors, avec une aisance effroyable, il épongea son Hyara protecteur. Le vent, qui ne savait qui défendre, créa entre eux une tempête irrépressible. Un tourbillon destructeur, qui arracha beaucoup sur son passage. Alliés comme ennemis. Profitant de ce moment de faiblesse, Charly reprit le contrôle et dirigea l'ouragan vers Scorpio. Celle-ci ne pouvait user de ses lames. Elle se mit alors à sourire.
Le premier sourire de Scorpio.
Avant que le vent ne l'emporte.
Autour de Scarlet, il ne demeurait plus beaucoup de monde. Sa reine avait été assassinée, sa meilleure amie était en train de couler dans son élément et tous ses pairs étaient à l'article de la mort. Il ne restait qu'elle, ainsi qu'une poignée de Mambas Noirs.
Jill s'était rué vers les blessés. Mais son Hyara, épuisé, n'avait plus beaucoup d'effets. Janet, quant à elle, parvenait à bout de ses compétences. Trois assaillants s'étaient jetés sur elle. Même Garett et Luttie se retrouvaient en danger. Pourtant, personne ne fit attention à la jeune femme, qui subsistait isolée au milieu du champ de bataille près d'un Charly plus fort encore qu'à son arrivée.
À croire qu'il voulait jouir de la tuer lui-même.
« Scarlet Jones, lâcha-t-il en se plantant face à elle. Ça fait un moment que ton Hyara m'intéresse. »
Un nouveau sourire déforma son visage.
« Je ne te laisserais pas me le prendre, cracha-t-elle pour seule réponse.
— Je sais. C'est pourquoi je vais recourir à d'autres manières. »
Il jeta un oeil à Aaron. Soudain, le coeur de la Hyarani fit un bond dans sa poitrine. Elle commençait à comprendre les intentions de son ennemi. Sans pour autant pouvoir les en empêcher.
« Roman, amène-moi le Mambas. »
L'adversaire d'Aaron exécuta l'ordre sans attendre. Et si ce dernier se débattait tant bien que mal, il ne put rien faire contre lui.
Une fois remis entre les mains de Charly, celui-ci se délecta du pouvoir qu'il avait face à Scarlet, et colla son couteau tranchant sur sa gorge.
« J'ai cru comprendre que tu l'aimais bien, déclara-t-il en passant son regard de l'un à l'autre. Je considère donc qu'un marché s'impose. »
Il appuya la lame davantage. Un filet de sang s'échappa de son cou.
« Ton Hyara contre lui. C'est aussi simple que ça. »
Scarlet sentit le paysage vaciller.
« Ne fais pas ça ! » s'exclama Aaron avant de se faire étrangler par le canif.
Charly commençait à s'impatienter.
« Dois-je te donner une limite de temps, aldienne ? »
Elle ne répondit pas. Ses pensées fusaient à une allure folle. Il fallait qu'elle gagne du temps.
« Pourquoi ne te sers-tu pas simplement ? demanda-t-elle. C'est ce que tu as fait avec les autres.
— J'aimerais que ce soit aussi facile, fillette. Malheureusement, le feu est élément colérique et fier. Il ne se laissera pas aisément copier. Cela dit, tu as peut-être raison... Je peux toujours essayer. »
Il jeta un oeil à Aaron, qui suffoquait de plus en plus.
Puis, d'un coup sec et précis, il fit glisser sa lame sur sa gorge.
Aaron s'écroula sur le sol.
Le feu est un élément colérique et fier.
Il ne sert à rien de le contrôler, Scarlet.
« Je savais qu'un jour tu finirais par me tuer. »
Ce n’est pas une relation de force, mais d’équilibre.
C'est le Hyara qui te dirige, pas l'inverse, ne l'oublie jamais.
« Scarlet ! Halia respire encore, vient m'aider ! »
Elle n'écoutait plus. La seule chose qu'elle avait en tête, en boucle, était la mort d'Aaron.
« Scarlet ! » insistait Diana.
Elle n'arrivait ni à crier ni à pleurer.
De longues secondes s'écoulèrent. Charly s'avança vers elle, prêt à éponger son Hyara de force.
Alors, elle s'abandonna.
Et le feu se chargea du reste.
Des étincelles crépitèrent autour de ses doigts. Flamme après flamme, elles englobèrent ses paumes, puis ses bras, puis ses épaules. Elles glissèrent sur sa peau comme l'avait fait Aaron avec ses mains la veille. Avec douceur et puissance. La colère et la rage brouillèrent son esprit avec une intensité qu'elle ne contrôlait plus. Ses vêtements flambèrent au même degré que du bois dans un feu de camp, et son corps s'éleva légèrement dans les airs. L'incendie ravagea chaque particule de son échine, d'une lumière éblouissante à l'image du soleil.
Enfin, Scarlet se mit à hurler.
Son Hyara avait dépassé toutes ses limites. Ils ne faisaient plus qu'un. Elle était le feu, et le feu était elle. Entièrement recouverte de flammes, elle était rougie par la chaleur de la braise. Ça ne s'arrêtait pas. Il s'étendait encore et encore, derrière son dos comme s'il était une expansion d'elle-même.
Alors, deux flamboyantes ailes de phœnix se dégagèrent de ses omoplates.
Charly recula d'un pas. Il n'avait jamais vu ça. Personne n'avait jamais vu ça.
Il avait beau tenter de copier son Hyara en s'acharnant corps et âme, il n'y arrivait pas.
Dans l'océan, Halia peina à ouvrir les yeux. Ses jambes n'étaient que douleur. Lorsqu'elle aperçut Scarlet, de diverses larmes joignit l'humidité salée qu'elle avait sur le visage. La haine puissante qui se dégageait de son Hyara était horriblement contagieuse. Son regard s'abaissa sur sa mère, inanimée, qui gisait encore parmi les autres cadavres. Les lèvres pincées, elle leva les yeux vers Charly, et l'océan se souleva une nouvelle fois, emportant le corps de la princesse avec elle. Ses jambes se fondirent entre elles, et des écailles de diamant recouvrirent ses hanches jusqu'à ses pieds. Les flots virent fouetter son dos, entrer dans ses pores, et le soleil fit briller sa peau.
Scorpio se réveilla. La tornade qui l'avait poussé jusque dans les airs l'avait éloignée du champ de bataille. Mais son regard rivé sur le loup qui l'avait défendu, transpercé d'un couteau, laissé pour mort dans une flaque d’hémoglobine fit monter des sensations en elle qu'elle n'avait jamais expérimenté. La seule manière de regagner le contrôle était de voler.
Ses bras se recouvrirent de plumes d'argent comme si la nature elle-même prenait l'ascendant sur les Hyaranis. Ses ongles devinrent griffes, et sa colère devint bestiale.
Maïa suffocant dans les branches, cracha une salve de sang. Étourdie, elle retomba sur le sol. Ses cheveux étaient pleins de feuilles et ses pieds meurtris étaient entaillés jusqu'à la moelle. Elle tenta de se relever, mais s'écroula encore et encore. Alors, un cri de rage transperça son coeur, et sa taille se serra. De longs poils de bronze vinrent se fondre dans sa peau colorée. Ses talons devinrent des sabots, l'aidant à remarcher.
Tout finissait par avoir du sens.
Le Phoenix Ecarlate, la Sirène d'Azur, Le Griffon Argenté et Le Centaure d'Emeraude.
La légende était vraie.
Le vent se mit à faire vibrer les arbres aux feuilles embrasées, l'océan s'éleva comme une cage, se resserrant autour de Charly, qui, paniqué, se sentit piégé. L'air commençait à lui manquer, ses pieds à s'enfoncer dans le sol, sa peau à se brûler et l'eau de son corps à s'échapper. Il devenait prisonnier de ses ambitions. Pris à son propre jeu.
Scarlet s'avança vers lui, la rage enflammant ses iris dorés.
Il se courba, en proie à la douleur, et sa malice se mua en des doléances.
« Un jour, je briserai ton existence en mille morceaux, si bien que tu ramperas jusqu'à moi pour me supplier de te laisser la vie sauve. » lâcha Scarlet en posant un pied devant son visage plaqué au sol.
Il manquait d'air.
« Je tiens toujours mes promesses. »
Et alors qu'il tenta une ultime attaque pour se sauver, son corps se tordit de douleur. Sec et froid, son torse émit des craquements effroyables.
Halia ferma les yeux. L'eau, le feu, l'air et la terre s'occuperaient de son cas.
La nature obtient toujours ce qu'elle veut.
Charly jeta un dernier regard aux quatre femmes avant que la vie ne lui échappe.
Puis, les flammes s'évaporèrent dans l'atmosphère, et le noir envahit Scarlet.
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