32. Couronnement
Dorénavant, tout semblait clair à ses yeux. Les cheveux d'un brun sombre, les iris bleus qui glacent le sang.
Aaron aurait voulu être au fait. Il avait passé presque toute sa vie à la chercher. Comment avait-elle pu garder ça pour elle tout ce temps ?
« Tu le savais... lâcha Scarlet. Tu le savais et tu n'as rien dit.
— Ça n'aurait rien changé.
— Mais il avait le droit de connaître ton identité ! »
La colère brûlait ses veines.
« Depuis quand ? »
Scorpio ne répondit pas.
« Depuis quand ?! répéta-t-elle, la voix tremblante de colère.
— Depuis toujours. »
Ahurie, l'Aldienne roula des yeux. Elle n'en croyait pas ses oreilles.
« Je vais avoir besoin d'une excuse convaincante si tu ne veux pas que je te tranche la gorge, menaça-t-elle.
— Il y a eu assez de morts pour cette semaine.
— J'ai demandé une excuse convaincante. »
La mercenaire lâcha un soupire. La conversation allait être longue.
« Bien, céda-t-elle après un instant. J'espère que tu as un peu de temps devant toi.
— Plus rien ne presse, répondit Scarlet en croisant les bras.
— Comme tu le sais, j'ai été enfermée dans un asile quand mes parents m'ont cru folle. À cette époque, Aaron était déjà parti rejoindre Darrel. Les années sont passées, Ednerys m'a sauvé et m'a transformé en mercenaire. J'ai dû changer de nom pour devenir Scorpio Wyatt. Charly était à nos trousses. C'est lui qui m'a appris que notre oncle était décédé, et qu'Aaron avait pris sa place. Il a aussi prévenu que si je révélais ma véritable identité à mon frère, il tuerait ma mentore.
— Mais Ednerys est quand même morte.
— Oui.
— Alors pourquoi n'en as-tu pas profité pour rejoindre Aaron ?
— J'avais honte, avoua-t-elle. J'étais la folle que mes propres parents avaient fait interner. J'imaginais que mon frère me considérait de la même façon. Donc j'ai attendu, longuement. J'ai tué, encore et encore, jusqu'à devenir celle que je suis.
— Mais tu l'as revu, et là encore tu as gardé le silence.
— Oui.
— Pourquoi ? s'exaspéra-t-elle.
— Je ne savais pas quoi lui dire.
— Oh, je l'ignore, railla Scarlet. Peut-être que tu étais sa soeur. Tu y as songé ?
— Ça l'aurait détourné de ses ambitions, et il avait besoin de rester concentré sur Charly.
— Foutaises ! s'exclama l'Aldienne. Il est mort sans penser que depuis tout ce temps il combattait avec toi. Tu imagines la cruauté de ton silence ?
— Lui avoir dit n'aurait pas changé son destin.
— Comment le savoir ?! Il se serait battu pour toi, il aurait... Il aurait...
— Scarlet, Charly l'aurait tué quoi que tu fasses.
— Je refuse d'y croire. »
Elle éclata en sanglots. Ses larmes dévalèrent ses joues, humidifiant son regard empreint d'une colère et d'une tristesse immense.
« Je refuse de croire qu'il est mort... » lâcha-t-elle en s'écroulant à genoux.
Scorpio ne répondit pas. Elle reporta ses yeux sur les barques à l'horizon, enflammées au milieu des couleurs extraordinaires dans le ciel.
Il n'y avait plus personne pour gouverner Alda, dorénavant. Halia était l'aînée des Haffdottir, donc la plus légitime à porter la couronne. Mais son refus de diriger n'avait pas changé depuis son départ. Quant à sa cadette, Diana, elle tentait vainement de supporter le traumatisme de la mort brutale de sa mère. Aucune d'entre elles n'était prête pour un sacre aussi rapide, mais Alda ne pouvait continuer sans une femme à sa tête. Surtout après ces tragiques évènements.
Assise près d'un chêne, à la frontière de la Petite Fôret, Halia avait le regard perdu dans le vague. Scarlet s'approcha, avec la désagréable sensation de déjà-vu, et la fit sursauter. Un faible sourire traversa le visage de la future reine.
« Tu ne cesseras donc jamais ? demanda-t-elle sans vraiment attendre une quelconque réponse.
— Certaines choses ne changent pas. Parfois, c'est mieux ainsi. »
Halia acquiesça.
« Willa va beaucoup manquer à cette île, déclara Scarlet avec tristesse. C'était une bonne dirigeante.
— C'était aussi une bonne mère, quoi que j'aie pu en dire par le passé. »
Scarlet s'assit près d'elle, et ramena une de ses jambes vers son torse.
« Est-ce que tu es prête pour ce qui t'attend ?
— Pas vraiment, répondit la princesse dans un soupire. Ça non plus, ça n'a pas changé.
— Tu n'es pas contrainte d'accepter.
— Mais Diana est tellement jeune... J'imaginais qu'elle soit majeure le jour où notre mère cèderait sa couronne. Je me sens obligée de la mettre sur ma tête, maintenant.
— Je suis certaine qu'il existe d'autres solutions ! s'exclama Scarlet avec détermination. As-tu discuté avec les Dames d'Alda ?
— À quoi bon ? Les lois sont simples. Soit je réussis les épreuves et je deviens reine, soit j'échoue et Diana essaye à son tour. Elle sera la plus jeune dirigeante de l'île. Elle n'a que seize ans... Comment veux-tu qu'elle arrive à mener tout un village ?
— Mais si vous échouez toutes les deux...
— À ce moment-là, ce sera à Kyrié de tenter. Elle était la guerrière suprême de ma mère, alors la couronne lui revient. Mais Willa a toujours exprimé le désir que ses filles gardent le titre royal, ce serait comme la trahir de refuser... »
Scarlet baissa les yeux, peinée.
« Il est hors de question que Kyrié soit reine. »
Toutes deux, elles relevèrent le regard vers la voix qui les avait interrompues. De petite taille, les cheveux semblables à Willa et les pupilles brillantes, Diana Haffdottir semblait consternée que sa soeur envisage une telle chose. Cette dernière secoua le menton.
« Qu'est-ce que tu fais ici ? lâcha-t-elle.
— Je sauve notre île ! » s'exclama la jeune Aldienne.
Halia se mordit la lèvre, retenant un sanglot. Elle avait beau en vouloir à sa cadette d'être hautaine en permanence, elle était soulagée de voir qu'elle gardait la tête froide.
« Tu as quitté la plage ?
— Je te cherchais. Le couronnement aura lieu au crépuscule, et malgré la peine qui secoue le village, Asven est en train de manipuler les bois de cerfs royaux à ta taille.
— Diana... »
Celle-ci avança, et s'assit à son tour, s'appuyant contre un arbre. Le regard humide rivé vers le ciel, elle soupira.
« J'ai contemplé la mort de maman sans rien faire.
— Tu n'aurais rien pu changer...
— Les images tournent en boucle lorsque je ferme yeux. C'est atroce. Je peux encore voir précisément le sang tacher ses vêtements et... »
Halia posa sa main sur celle de sa soeur, et serra ses doigts. Elle n'avait aucun mot pour la réconforter, mais elle espérait que ce geste l'aiderait à calmer ses angoisses.
« J'ai toujours voulu être reine, lâcha Diana après un instant. Je me suis entraînée dur, et j'ai suivi les conseils des Dames d'Alda à la lettre. Pourtant, maintenant que mère n'est plus là, porter la couronne se rapproche davantage à un fardeau qu'à une bénédiction. »
Son aînée acquiesça. Ce sentiment, elle le connaissait bien mieux que quiconque.
Lorsque le soleil teinta le ciel d'un orange chaud, les habitants se regroupèrent dans la Petite Clairière dans un silence lourd. Cette cérémonie qui se voulait joyeuse ressemblait à un second enterrement.
Les villageois avaient été répartis en deux tranchées distinctes. Les femmes sur la droite et les hommes sur la gauche. Même Mouse, Maïa et Scorpio étaient restées assister à l'évènement. À l'extrémité, Kyrié Aélius patientait, la couronne fraîchement taillée dans ses mains blessées.
Scarlet, un peu en retard, s'était précipitée dans la foule. Peu de temps après, Diana et Halia firent leurs apparitions. Cette dernière avait été coiffée et habillée en conséquence. Elle avait l'allure d'une déesse. Ses cheveux étaient légèrement bouclés, tirés vers l'arrière, et sa robe avait une couleur bleue, extraite de pierre précieuse. Willa avait elle-même été couronnée dans ces vêtements.
D'une démarche peu assurée, elle avança vers Kyrié au milieu de l'assemblée. Plus que jamais, Halia se sentait prise au piège. Derrière elle, les musiciens avaient commencé gratter les cordes en crin de cheval, laissant flotter une mélodie solennelle qui lui semblait étouffante.
Les Dames d'Alda sortirent de la foule, et se placèrent vers Kyrié. Comme Isy avait été tuée lors de la guerre, elles n'étaient plus que quatre. Janet Jones, Virgo Martinelli, Lux Reginald et June Averos. Les plus fidèles guerrières de Willa.
« Peuple d'Alda, entreprit Kyrié d'une voix assez puissante pour se faire entendre de tous. Nous sommes réunis ici pour que la future dirigeante de notre île accomplisse les épreuves royales. »
Elle donna la couronne à Lux, et se tourna vers la concernée.
« Bonne chance. » lui murmura-t-elle avec respect.
Virgo lui fit signe de la suivre, mais Halia s'y refusa. Lorsqu'ils se rendirent compte qu'elle n'avait pas bougé, des chuchotements s'élevèrent dans l'assemblée.
« Je souhaite que Diana passe également les épreuves royales. » lâcha-t-elle.
Les répliques cessèrent immédiatement, laissant place à visages choqués. Jamais depuis la création de l'île, deux femmes n’avaient vécu les mêmes épreuves. Cependant, comme Willa n'était plus parmi eux, personne ne put refuser sa demande.
Diana se retira alors de la foule, et timidement, rejoignit sa soeur près des Dames. Toutes deux, elle disparut dans la forêt.
Des heures s'écoulèrent ensuite. La nuit était tombée, les Aldiens avaient donc tous allumé leur torche, patientant le retour des princesses.
« Crois-tu qu'Halia va s'en sortir ? demanda Maïa, inquiète.
— J'en suis certaine, répondit Scarlet.
— En quoi consistent ces épreuves ? » ajouta Scorpio.
Elle haussa les épaules.
« Personne ne le sait, c'est la règle.
— C'est dangereux ?
— Tout ce que je peux en dire, c'est que nombre de femmes ne sont jamais revenues. »
Maïa retint un cri.
« Il faut aller l'aider ! s'exclama-t-elle. Après cette guerre, comment votre tribu peut-elle envoyer deux jeunes filles à la mort sans états d'âme ?! »
Scarlet lui jeta un regard réprobateur.
« Nous ne sommes pas des sauvages, défendit-elle. Mais personne ici ne veut être mal gouverné. Je tiens à elle plus que personne, mais elle a choisi de suivre les Dames d'Alda en tout état de cause. »
Scorpio s'apprêta à approuver, mais des voix s'élevèrent parmi le peuple. Virgo venait était revenue. Scarlet inspira un grand coup et se rua au-devant de la foule, le coeur battant. Diana était là, la coiffe emmêlée et une balafre sur la joue. Pas de trace d'Halia.
Les minutes semblèrent interminables.
Luxe et June apparurent à leur tour. Éclairée par leurs torches, Halia les suivait difficilement, la couronne posée sur ses cheveux en bataille. Lorsque tout le monde l'aperçut, des cris de victoire secouèrent l'assemblée. Mais Scarlet restait inquiète. Sa robe était certes immaculée, mais sa peau était meurtrie comme si une deuxième guerre avait éclaté.
Les deux soeurs se représentèrent devant Kyrié. Halia était la nouvelle dirigeante, pourtant, Diana avait la légitimité d'en devenir une aussi.
« Je souhaite capter votre attention encore un moment, lança Halia. Je sais que ce couronnement vous semble spécial, et je n'ai pas le désir de vous contredire. Cependant, je n'ai pas envie d'être reine, et je ne pense pas vous apprendre quoi que ce soit. »
Des regards d'incompréhension s'échangèrent.
« C'est pourquoi Diana sera couronnée le jour de sa majorité. »
Cette fois, c'était des cris de protestation.
« Je serais régente d'ici là.
— C'est impossible ! s'exclama l'une des Aldiennes.
— C'est toi ou elle !
— Willa n'aurait jamais voulu ça ! »
À l'entente de cette dernière phrase, Halia écarquilla les sourcils. Un éclair de colère traversa ses iris.
« Je connaissais ma mère mieux que n'importe laquelle d'entre vous, mesdames, lâcha-t-elle. Elle savait que Diana avait bien plus le potentiel d'être reine que moi. Mais elle est jeune, non épousée, et il lui faut encore terminer ses études. C'est pourquoi ma décision est telle, et je ne dirais rien de plus à ce sujet.
— À ce propos, qu'en est-il de votre union ? » s'étonna Virgo.
Le silence revint, et Halia se mit à rougir.
« Je sais que nos coutumes veulent qu'une reine soit mariée. Par la suite, je vais changer nombre de règles, mais je ne vais pas faire l'affront de me refuser à celle-ci. C'est pourquoi... »
Elle avança vers la foule. Certains s'écartèrent et l'observèrent avec étonnement. Scarlet se mit à sourire.
Ethan, légèrement en retrait, n'esquissa aucun mouvement lorsqu'Halia s'approcha.
« Monsieur Malerne, voudriez-vous être mon époux ? »
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