Chapitre 10 : L'Éphémère contre l’Intemporel
— Nous nous approchons de la fin, annonça la fille-fantôme en tourbillonnant dans les airs.
— Vraiment ? Dis-moi que les derniers sur la liste sont les plus aisés à combattre.
— C’est-à-dire que… vous vous doutez bien que c’est l’inverse.
Les deux compagnes marchaient le long de plateaux venteux, où des moulins imposants se hissaient. Le soleil perçait à travers de gros nuages gris, que des charybdis enthousiastes tentaient d’atteindre. Derrière une colline, un dragon blindé dormait calmement au milieu des bruyants loups gris.
— Je suis vraiment heureuse que vous ayez vaincu Shemhazai. Elle vous sera très utile à partir de maintenant.
— Je n’ai absolument aucune envie de reparler à cette jument déraillée, déclara Sentia d’un ton sec.
Elles poursuivirent leur marche jusqu’à l’extrême nord-est.
— C’est ici, dit le fantôme en redescendant au niveau du sol. Ceci dit, j’espère pour vous qu’il n’apparaîtra pas…
— Vous vous donnez rendez-vous dans votre monde avant de vous rendre en Ivalice, ou c’est comment ?
— J’espère vraiment que vous ne le trouverez pas… répéta la fillette en frémissant.
Mais c’était peine perdue. Déjà, un grondement phénoménal, venant de l’autre côté des moulins, bouleversait le paysage déjà sombre.
— Bon, quelle arme vais-je choisir… se dit la jeune femme en fouillant dans ses affaires.
Mais bien que toutes ses armes fussent présentes, aucune ne parvenait à atteindre ses mains.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Sentia ouvrait ses mains, fermait ses mains à l’endroit où le manche de la dague se trouvait, mais la préhension de celui-ci ne se réalisait pas. Sentia fermait ses mains continuellement dans le vide. Elle réessaya avec un katana et obtint le même résultat.
— Je ne peux pas… Je ne peux pas attaquer ?
La fillette prit une grande inspiration avant de détaler très haut :
— Vous êtes sur le Plateau nord de Cérobi et vous êtes face au grand Chaos. Bonne chance.
— Eh ! Attends ! Où vas-tu ?
Mais elle ne répondit pas et alla se réfugier sur le toit du moulin central.
Pétrifiée de peur, Sentia se tourna vers la nouvelle créature qu’elle devait affronter. Le myste qui s’en dégageait était vaguement familier, mais il s’agissait bien d’une créature maléfique. En s’avançant, elle reconnut les cornes du Taureau, le signe de Zecht. Zecht, qui avait été bien silencieux pendant tout cela, se contentant de reprendre la tête de l’Ordre des Juges comme le lui avait commandé l’Empereur.
Elle se concentra de nouveau sur son adversaire et vit qu’il était moins grand que la taille totale le laissait entrevoir : il était assis sur une énorme stèle dorée aux motifs orangés, et ses bras, détachés du reste de son corps, semblaient être liés à des sortes d’échasses qui avaient plutôt l’air d’épées.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle n’eut pas le temps de songer à une réponse : Chaos lui lança une tornade en pleine face dès qu’elle fut à sa portée. Machinalement, elle se protégea en lançant son propre sort d’air, mais elle se rendit bien vite compte que cela n’allait pas l’aider à gagner : l’éon absorba l’intégralité de sa bourrasque.
Alors quoi ? Impossible d’attaquer, impossible de se défendre avec le même élément…
— Prends ça !
Elle lança un sort de feu aussi puissant que son état le permettait, mais Chaos ne subit absolument aucun dommage.
« C’est pareil pour les autres éléments, je suppose… » pensa-t-elle.
Non ! Pas tous. En tant que créature d’air, Chaos devait être vulnérable à la terre. Mais les sorts de terre étant ce qu’ils étaient, Sentia n’arriverait jamais à rien en suivant cette piste. Et pourtant, le monstre repartait déjà à l’attaque, envoyant des sorts de plus en plus puissants dans sa direction à mesure qu’elle réfléchissait. Elle ne put qu’éviter en volant au-dessus de l’ouragan, c’est-à-dire utiliser une autre aptitude aérienne, qui soignait son ennemi au lieu de faire des dégâts.
Restant dans les airs un instant pour se protéger, elle se rendit compte avec effroi que deux autres épées entouraient le corps de Chaos, lorsque ce dernier se retourna. Comme s’il lisait dans ses pensées, l’éon envoya immédiatement l’une d’entre elles dans les airs et la jeune femme, incapable de parer avec la moindre arme, ne put que redescendre sur la terre ferme pour l’esquiver.
Chaos se mit alors à enchaîner les sorts, et Sentia entama sa course. Détalant de toutes ses forces, elle esquivait assaut après l’autre, son trajet formant un cercle autour de l’éon.
« Je ne peux pas continuer ainsi ! » se dit-elle avec colère. « Il va m’épuiser avant même d’avoir subi le moindre dégât… »
Désespérée, elle leva sa tête vers le moulin central. La jeune fille y était toujours cachée, mais lui faisait des signes de ses bras. Comme si elle mettait les paumes à plat sur… la terre.
La terre ?
— Je n’y arriverai jamais ! s’écria Sentia, la gorge nouée.
Mais le fantôme hocha plusieurs fois la tête avant de disparaître derrière une sorte de clocher. Cependant, au moment où elle voulut se retourner vers son adversaire, elle se rendit compte que ce dernier était déjà présent à ses côtés, deux épées sur quatre pointées sur elle, et une nouvelle bourrasque prête à l’asphyxier. Sentia hurla mais c’était trop tard. Son corps était pris dans la tornade, un vertige la prenait peu à peu, et ses bras, cibles de coups d’épée aléatoires, lui faisaient extrêmement mal.
La combattante n’avait plus le choix : elle devait se débrouiller pour lancer ces maudits sorts de terre. Il y avait bien la magie noire non élémentaire, mais elle nécessitait une quantité d’énergie qu’elle n’avait pas eue depuis quatre ans. Sentia canalisa ses forces. Elle sentait que le sort dont elle avait besoin ne nécessitait pas beaucoup de myste. Elle le savait ; il était là, au bout de ses doigts…
— Ah !
Elle se retrouva face contre terre avant de s’en rendre compte. Frustrée et désemparée, ses doigts se replièrent sur le sol sur lequel elle gisait. Sentant la lame de l’une des épées de Chaos proche de sa tête, elle ferma les yeux et sentit le chagrin l’envahir. Puisque c’était la fin… Il n’y avait plus qu’à s’enterrer. Elle continua à gratter la terre, creusant et creusant jusqu’à avoir assez de glaise pour recouvrir ses bras, ses jambes, son visage…
Pendant ce temps, l’épée était immobile. Bien que très proche de la jeune femme, elle ne planait plus vers elle. Au loin, l’éon lévitait sur place, et avait cessé tout geste offensif. Ayant étalé de la terre sur toute sa peau, Sentia en jeta une motte sur l’épée, qui recula aussitôt. Reprenant confiance en elle, la combattante se leva et étira ses bras à l’horizontale. Sans utiliser de magie d’air, elle sauta, de plus en plus haut, et réalisa qu’un tas de terre se créait sous ses pieds à chacun de ses mouvements. Elle atterrit donc sur celui-ci, et tendit ses bras vers Chaos. Mû comme une traînée de boue, le sol se détacha partiellement et fut propulsé dans la même direction. La créature tomba immédiatement de sa stèle dorée.
Encouragée par ces résultats, Sentia rassembla son énergie magique et s’appliqua à jeter le plus possible de terre sur le monstre, par la force de son nouveau sort et celle de ses mains. Chaos se protégeait, barrant la route aux projectiles indésirables à l’aide de ses énormes bras, mais les dégâts étaient réels. Son adversaire poursuivait ses assauts, encore et encore, jusqu’à se fatiguer et prendre le temps de reprendre son souffle.
« Si seulement j’avais plus de puissance… Maintenant que j’y arrive, il me faudrait un sort de plus grande envergure mais c’est impossible ! »
Impossible ?
L’apôtre du Taureau profita de ce moment de répit pour contre-attaquer avec un sort d’air cubique. La guerrière l’esquiva en translatant sa position, et voulut lancer à son tour une magie, lorsque l’impossible se produisit.
— Génial ! hurla la voix de la jeune fille depuis les hauteurs.
Le sol, sous la stèle vacillante sur laquelle Chaos s’était redressé, s’était mis à trembler.
« Alors comme ça, si je bouge en même temps, ça crée un tremblement de terre ? Il fallait le dire plus tôt ! » se dit Sentia, regagnée par la motivation.
Elle se mit à courir, sauter, et se mouvoir le plus rapidement possible, évitant les irrégularités du plateau et passant sous les arbres. Ce faisant – ce qui n’était pas chose aisée – elle tentait de fermer les yeux et concentrer son énergie magique sur la terre qui l’entourait. Le sol tremblait sous ses pas, mais au moins, Chaos subissait des dommages. Sa course formait le même cercle que précédemment, mais cette fois-ci, c’était elle qui attaquait. L’éon manquait de s’effondrer sous terre, mais se relevait à chaque fois et la poursuivait tant bien que mal. Soudain, la jeune femme aperçut deux petits monticules, l’un plus bas que l’autre, et grimpa dessus successivement avant de déclarer d’une voix forte :
— Par la force de Mitron et le soutien de Fandaniel, je te châtie ici-même, et offre à tes actions un arrêt définitif.
Elle effectua plusieurs mouvements de bras, puis les joignit droit devant elle en écartant ses mains.
— Cataclysme !
Le cercle qu’elle avait formé se matérialisa en fusion d’impulsion de myste, celui-ci se propageant depuis le périmètre jusqu’au centre du disque avant d’exploser, la terre tremblant de plus belle.
Sentia resta concentrée, transférant l’intégralité de sa magie dans sa fusion, des gouttes de sueur descendant le long de ses tempes.
— Courage ! Et toi, Chaos, fais attention ! cria le fantôme, à peine audible.
Mais l’éon avait perdu la bataille. Péniblement, il se raccrochait à des mottes de terre pour ne pas sombrer, mais celles-ci se secouaient et éclataient aussitôt. Peu à peu, Sentia ne lâchant rien, le sort s’étendit à l’intégralité du Plateau nord, et ce qui avait été un léger tremblement se mua en un effroyable séisme. Les loups tombaient comme des insectes, le dragon blindé était visiblement blessé, et les volatiles fuyaient dans tous les sens en émettant des sons désespérés.
Enfin, le sol cessa de trembler et la combattante redescendit à son niveau. La topographie du Plateau nord avait été irrémédiablement modifiée : ici et là, les monticules avaient changé de place, la végétation était sens dessus dessous, et surtout, un pan entier de la carte s’était élevé, créant un nouveau relief sur lequel Sentia vint se percher pour contempler le paysage. Seuls les moulins semblaient avoir été épargnés.
— Oh non !
Chaos, vidé de son énergie vitale, sombrait dans la roche au centre de la zone. La guerrière courut vers lui, et arriva au moment exact où il fut transformé en médaillon. Ce dernier étant entièrement enterré, Sentia ne put que tirer sur le fil qui le retenait, et qui était sur le point de disparaître.
— Je savais que vous en étiez capable.
La voix de la jeune fille se rapprocha, et elle apparut tout entière à son côté. Sentia levait le symbole du Taureau et l’observait à la lumière du soleil, qui était revenu. Capable, peut-être, mais cela ne changeait rien à son souhait…
— Je veux mourir.
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