Papa Legba - Kadjola
Sous un ciel morne et infini, dans cette chaleur poisseuse collée aux épidermes luisants, laissant derrière lui ce panorama géométrique d’immeubles froids, d’une laideur peu commune, le Tokpa-Tokpa quittait enfin la sinistre Cotonou, déviant dangereusement vers Godomey et ses autoroutes grises, alors que le soleil tapait, puissant, stoïque en son zénith. Kadjola, tête baissée, n’affrontait pas le regard de ces autres qui s’entassaient à ses côtés, silhouettes bigarrées, bruyantes, intrusives. Elle le sentait : ils avaient beau tonner, jacasser, vivre leurs paroles, partir dans des éclats de rire furieux, ils la dévisageaient, parfois avec une insistance forcenée, souvent avec questionnement, notamment ces vieilles aux gouffres édentés, errant de ville en ville pour acheter des fétiches, drapées dans des bombas crasseuses. Tous sentaient sa détresse, la reniflaient, flairaient la fêlure, le drame, ce drame qu’elle portait en elle.
Kadjola avait attendu les premières lueurs de l’aube, pour rejoindre à jamais les siens dans son village natal, le lacustre Djègbadji. C’est là, parmi les paillottes, que lui était venue le goût de peindre ces espaces de liberté dans lesquels son esprit aimait errer, se perdre. D’un trait aérien, elle dessinait sur le sol humide, non loin du lac Toho, avec pour seul pinceau un bout de bois, la rencontre émouvante du ciel et de la mer. C’était là-bas qu’elle avait rencontré Tchindro, son grand amour, un homme de la ville qu’elle avait suivie, elle qui était liée à la terre, aux éléments. Travaillant dans l’immobilier, il lui avait promis de l’aimer, de la chérir, jusqu’à la fin des temps, ainsi pourrait-elle peindre à loisir ce qu’elle aimerait ; elle lui avait juré de l’aimer à jamais, et de peindre pour lui. Ce fut le seul homme qu’elle avait dessiné : un portrait sur le sable de Fidjrossé, loin de l’écume des vagues et pourtant piétiné par les pas nonchalants des touristes.
A cinq heures trente, Kadjola traina sa valise jusqu’à la station, décidée à quitter cette ville qu’elle détestait tant, prenant un Tokpa-Tokpa bien qu’elle les méprisât. La voilà, assise, mains sur le ventre, plongée dans une virée en enfer, confinée dans une camionnette sordide et exiguë. Huit heures pour parcourir une cinquantaine de kilomètres ! Le chauffeur multipliait avec un calcul indécent les courses, les allers et retours, pour engranger des pluies de Francs CFA, la seule pluie de rigueur, pour lui, pour lui seul, alors que s’entassaient les corps bavards dans son minibus sale et bruyant, sous une chaleur oppressante. Régnait une odeur de viande chaude, de transpiration puante ; l’air ne circulait pas.
Et sa pluie à elle ? Sa pluie à elle, quand des larmes salées creusaient des lagunes dans ses cernes, des fleuves de mort qu’elle étouffait de ses mains douces, des mains que jalousaient les autres, ces mains calleuses, travailleuses, méritantes ? Ces femmes, parfois plus jeunes, l’observaient avec dédain. Et sa pluie en elle, sa pluie en elle quand elle revoyait le sourire de Tchindro comme un phare dans les nuits sombres et sans étoiles de la métropole ? Des images de lui, d’eux, revenaient par vagues, à chaque virage que prenait ce foutu véhicule.
Elle s’imaginait de nouveau avec lui. Elle enlaçait son corps athlétique quand ils roulaient en mobylette sur la Route des Pèches, à destination de son village, égrenant des rires dans ces volutes de sables qui s’élevaient à leur passage. Parfois, elle se retournait. Il lui semblait alors qu’une trainée de paillettes d’or les poursuivaient, volant jusqu’à la cime des palmiers. Le soir, à Djègbadji, ils se promenaient main dans la main, sur les rives du lac Toho, à l’endroit même où feu l’oncle Dossou lui racontait des histoires de Lwa, à elle et ses frères, quand ils étaient enfants.
« Papa Legba sait tout ! Il est partout ! Il lit dans les pensées », tonnait-il alors, battant la calebasse d’une cuillère en bois pour les effrayer.
Kadjola, Sourou et Osseni reculaient toujours à cette évocation, saisis par la peur de ce croquemitaine que personne n’avait vu mais dont tout le monde parlait au village, à demi mots. Papa Legba vivait dans les légendes, prenait corps dans toutes les confidences, s’incrustait sur les lèvres molles et ridées de vieilles femmes qui le craignaient, tout en le vénérant, celles-là même qui menaçaient d’incantations chevrotantes les enfants qui n’étaient pas tranquilles, les jeunes filles trop zélées. Niché dans les maisons vaudou, il dominait, en Lwa suprême, tout Aja-Ewé, le monde visible et invisible. « Papa Legba sait tout », marmonnaient sorcières et faiseurs de fétiches, en vous regardant fixement, d’un regard froid.
« On peut tout demander à Papa Lebga, continuait oncle Dossou, dont la voix prenait des intonations inquiétantes, mais attention, il ne faut jamais le faire quand la lune est trop haute dans le ciel. Après minuit, Papa Legba est facétieux, il aime jouer. Vous savez-comment il s’amuse ? »
Toutes les histoires sur Papa Legba se terminaient par cette question, prélude aux malédictions les plus incroyables. Kadjola et ses frères, bien qu’effrayés par cet esprit malin, réclamaient toujours au conteur une fin à cette histoire, afin que Papa Lebga se dessine en eux. Elle en avait une en tête, alors que le minibus s’éloignait de sa destination pour faire une longue escale à Abomey-Calavi, encore une de ces villes modernes, bétonnée, aux espaces sans âmes malgré ces grands marchés grouillant de vie. Sa fin préférée : celle de Kodjo, un brave père d’une grande famille qui désirait que Papa Legba règle ses problèmes d’argent. Ce dernier, chafouin, l’avait transformé en chèvre, l’éloignant ainsi des contingences matérielles de ce monde. Cet homme, que Kadjola admirait pour sa gentillesse, avait véritablement disparu du jour au lendemain. Certaines femmes au village prétendaient qu’il était parti pour une autre, dans une contrée voisine, mais les vieilles savaient que c’était un coup de Papa Legba. Il n’était plus à une farce près. Peinée de cette disparition, Kadjola, se souvint avoir essayé de le retrouver dans chaque chèvre, accompagnant ses frères dans ce périple vain.
Malgré sa tristesse, ces souvenirs du temps jadis, Kadjola levait la tête et observait parfois, d’un œil distrait, les gens aller et venir, monter, s’entasser, chargés de fruits et légumes, de manioc et d’étoffes, descendre du Tokpa-Tokpa dont l’air était devenu irrespirable. A leur vue, elle imaginait des tranches de vies citadines, pour tromper ses pensées les plus sombres. Dehors, la vie grouillait : un trafic pénible sur la route bétonnée, une dizaine de mobylettes entouraient une camionnette lente chargée de bois. Des couples, en moto, se glissaient parmi eux : des femmes, derrière leur Tchindro, portaient sur leurs têtes de grands paniers chargés de victuailles, recouverts d’un tissu blanc. Elles n’enlaçaient pas leurs hommes, les mains sur les paniers, de sorte qu’ils ne se renversent sur les routes fumantes et poussiéreuses. Hélas, le visage de son amour gravé en elle, redessinait les contours de son sourire, celui d’une existence passée, révolue, enterrée. Ses dents éclatantes, sa joie de vivre, ses lèvres pulpeuses qui s’allongeaient sans fin, son œil rieur, plein de lueurs, toutes ces nuances d’ébènes : un lac moiré dans lequel elle plongeait sans retenue, sa nouvelle lagune.
Ce n’était pas du sel qu’elle y trouvait, mais du miel, du lait : elle aurait pu boire ses larmes de bonheur comme elle buvait ses douces paroles. Son timbre chaud résonnait encore en elle, sa façon de l’appeler Kadjoula dans un rire sonore, qui l’énervait tout d’abord, puis l’amusa, avant de laisser un vide cruel, par son absence douloureuse. Personne ne l’appellerait plus ainsi : une partie d’elle-même était morte avec lui. Qui l’encouragerait, désormais ? Il était le seul à la comprendre, à aimer ses toiles minimalistes qui n’intéressaient personne, ni la biennale, ni les galeries. Trop épuré, lui disait-on. Pas assez de couleur, de vie ! Quand elle cessa de peindre, son inspiration dévorée par la ville, Tchindro redoubla de caresses et d’attentions.
« Tchindro », murmura-t-elle, du bout des lèvres, alors qu’une petite fille s’amusait de ses larmes, gigotant sur les jambes grêles de sa mère agacée, frappant Kadjola d’un pied distrait.
Tchindro n’était plus, emporté par la vie à l’âge de trente ans. Un accident vasculaire cérébral : sa malédiction. C’est pour cela que Kadjola quittait Cotonou, une ville aussi nocive que son nom : quelle ville pouvait s’appeler ainsi, « embouchure du fleuve de la mort » ? Les hommes y étaient las, fatigués, marchaient sans but au long des jours mornes. Même leurs rires, étouffés, semblaient dépossédés de toute force originelle. Kadjola avait beaucoup cherché, elle ne ressentait pas la chaleur humaine de Djègbadji, cette humanité dans le regard, dans les sourires, cette chaleur essentielle, vitale. Cette ville maudite avait tout tué : son homme, son art, et menaçait de la faire disparaître à petit feu, elle et ce petit Tchin qui grandissait, lové dans son ventre légèrement arrondi. Sans Tchin, elle aurait continué à ne plus manger, à verser des torrents de larmes, envisageant de s’offrir à la mort. Qu’aurait pensé Tchindro de cette défaite ? N’aurait-il pas souhaité la voir heureuse, avec Tchin, le fruit de leurs amour, ce présent à conjuguer au futur ?
Avant de dépasser Pahou, une femme voutée, plus ridée que l’écorce d’un arbre séculaire, monta dans le véhicule. A sa vue, un couple qui se disputait se tut, tandis que les autres, renfrognés, évitaient soigneusement de croiser son regard vitreux. Immobile, elle promena son seul œil valide à la recherche d’une place. Méfiants, chacun des passagers était prêt à lui abandonner la sienne, à l’exception de Kadjola, à la dérive sur le fleuve noir de ses souvenirs, cherchant la force d’y trouver les graines de l’avenir, de les récolter comme le sel se récolte à Djégbadji. Elle ne prêta pas attention à cette femme qui, d’un craquement d’os, s’assit en face d’elle après avoir chassé de sa main décharnée le jeune homme qui se trouvait là. Ce dernier s’enfuit, épouvanté, percutant les passagers, se refugiant non loin du conducteur. Il prit la poudre d’escampette au prochain arrêt du minibus.
Se sentant observée, Kadjola finit par la regarder à son tour, intriguée par cet œil crevé qui la fixait. Que dire de cette bouche tordue, aux lèvres épileptiques, qui tremblait, entrainant sa mâchoire dans un mouvement perpétuel ? Bien qu’elle ne lui inspira ni compassion ni bienveillance, Kadjola s’efforça de lui sourire, pour faire bonne figure. On lui avait inculqué le respect des anciens à Djègbadji. Le respect et la crainte. La vieille ne répondit pas à son sourire poli mais, pour autant, ne détachait pas son regard d’elle.
Alors que l’harmattan se mit à souffler, faisant disparaître les paysages sous des nuages de poussière et de sable, Kadjola se mit à imaginer l’enfance de Tchin, loin de l’agitation de la ville. Il s’ébaudirait dans la nature, grandirait avec des valeurs saines, croquerait la vie à pleines dents. Habile, il sculpterait des animaux en bois avec le couteau d’oncle Dossou. En liesse, il jouerait avec d’autres enfants, la prendrait dans ses bras menus le soir venu, après une longue journée de travail. Fatiguée, elle lui préparerait un lamoumou lessi, son plat préféré. Leurs yeux pleins de joie se rencontreraient enfin. Alors, elle verrait Tchindro en Tchin.
A cette pensée douloureuse, elle fondit en sanglots, dans l’indifférence générale. Quand bien même un passager se moquerait de cette faiblesse, elle s’en fichait totalement. Ils n’existaient pas, ils n’existaient plus malgré leurs chuchotements, leurs rires gras, ponctuant le vrombissement du moteur, le souffle de plus en plus fort de l’harmattan. Aussi se laissa-t-elle aller à son chagrin. Pourquoi réprimer toutes ces émotions, toutes ces craintes, face à un avenir incertain, alors que Tchindro n’était plus, qu’elle ne pouvait plus peindre, qu’elle serait condamnée à élever leur enfant, tout en récoltant du sel au fil des jours ? Car elle ne pourrait rien faire d’autre : toutes les femmes recueillent le sel à Djégbadji. C’est ainsi.
La vieille femme se leva douloureusement et se pencha vers elle. Sans mot dire, elle posa sa main osseuse sur le ventre de la jeune femme. Cette douce caresse réchauffa Kadjola, inquiète de cette étrange intention et Tchin, au travers de sa bomba, au travers de son ventre. Interdite, séchant ses larmes, Kadjola ne savait que répondre à cette étrangeté quand la vieille, crachotant ses poumons dans un torrent de bave pourpre, s’adressa à elle, d’une voix gutturale, à la manière d’une incantation, ce qui fit reculer les passagers, épouvantés - mais silencieux.
« Tout ira bien, Kadjoula. Tout ira bien. Demande à Papa Legba. Demande ! Mais pas après minuit. Il sera là pour toi, Kadjoula, demande ! »
Les passagers reculèrent d’un seul homme à cette évocation. Méfiance, répulsion, mais les regards craintifs, exorbités, convergèrent, vers les deux femmes. Pas un bruit ne dérangeait le vrombissement continu du moteur. Un jeune jura, fronça les sourcils puis cracha mais, sous le regard noir de la vieille, face à ses rictus menaçants, il s’excusa, baissant la tête, honteux comme l’enfant qui a commis une bêtise. Alors, elle enleva sa main squelettique du ventre qu’elle parcourait avec tendresse et reprit position en face de Kajdola, en lançant une imprécation glaireuse :
« Bonne chance, Kadjoula ! »
Choquée par l’écho de son nom, hantée par l’inflexion de Tchindro, Kadjola sortit de sa torpeur. Elle s’empara de sa valise et se précipita à l’avant du Tokpa-Tokpa, bousculant hommes et femmes, qui reprirent leurs messes basses. Effarée comme si elle avait vu un démon, elle supplia le chauffeur de s’arrêter, ce dernier grommela, pour seule réponse. Personne ici n’attendait de minibus. Certes, ils étaient à côté de la Porte du Non Retour mais avec l’harmattan, pas d’autochtone, pas de touriste, pas de francs CFA, pas d’arrêt. Il refusa de s’arrêter, mais Kadjola insista, la voix noyée de larmes. Elle voulait descendre. Maintenant ! Elle en avait marre de ce satané véhicule ! Elle avait passé plus de huit heures dedans ! Elle n’en pouvait plus ! Ses nerfs étaient à bout ! Elle irait à pied à Djégbadji ! Et alors ?
Le chauffeur, excédé par ce caprice, pila, soulevant un voile de sable, une grêle fine et sonore. Balbutiant un merci, Kadjola ouvrit la portière et s’échappa de cette prison mobile, sans prendre soin de la refermer, générant une pluie d’insultes : des trombes de poussière sablonneuses s’engouffrèrent dans le véhicule qui ne tarda pas à poursuivre son itinéraire, soumis aux caprices d’un conducteur obséquieux qui vitupérait.
A l’air libre, Kadjola respirait enfin, bien que fouettée par l’harmattan. Protégeant ses narines d’une main, portant sa vie de l’autre, remisée dans une valise, elle avança timidement dans cette tempête, repoussée par le vent. Point d’horizon à perte de vue, seulement d’épais nuages de sables et autres tourbillons qui dansaient devant elle, dans un ciel noir et ocre, poétique, dangereux. De tout son être, elle sentait la nature vibrer alentours, s’insinuer en elle dans sa transe, reprendre ses droits sur l’homme, un point dans l’univers. Et Tchin la sentait aussi, battre contre le ventre de sa mère, un tintamarre assourdissant. Un jour, se dit-elle, elle le porterait dans son dos, comme toutes les mères. Mais c’est ainsi qu’ils avancèrent, à contre courant de la marche du monde, jusqu’à Djégbadji, où les accueillirent à bras ouverts Sourou et Osseni, ainsi que Tante Iyabo. Les trois se trémoussèrent de joie !
« Mais tu n’es pas folle d’aller comme ça dans l’Harmattan ? Rentre donc, petiote ! »
Cet accueil si particulier, cette joie, ce dénuement, fit fondre Kadjola. Quel plaisir de retrouver ses proches, de sentir leur bienveillance. Malgré la fatigue, l’émotion était forte, salutaire. Assis en cercle à même le sol, ils parlèrent du regretté Tchindro, puis tissèrent des anecdotes émaillées de rires, au fil du soir. Chacun y mettait du sien afin que Kadjola se sente soutenue et aimée dans cette épreuve douloureuse. Tante Iyabo, qui badigeonna sa nièce d’une décoction puante pour empêcher les gerçures, lui promit de la guider. Cette dernière avait conscience qu’un lamoumou lessi ne suffirait pas à dissiper la perte d’un être cher, mais sa nièce parviendrait tout comme elle à reprendre les chemins des lendemains. Elle était si jeune… Elle rencontrerait un autre homme un jour, puis donnerait la vie, le plus beau cadeau que l’on puisse offrir au monde, et recevoir.
Ce soir-là, Kadjola se coucha tôt, épuisée par son long périple. Ses yeux endoloris se fermaient d’eux-mêmes. Alitée, elle se sentit honteuse de ne pas avoir parlé de Tchin aux siens, ne serait-ce que pour leur apporter un peu de bonheur, avec son secret douloureux. Néanmoins, elle ne tarda pas à s’endormir jusqu’à ce qu’un cauchemar atroce la réveille, au beau milieu de la nuit : ligotée dans un Tokpa-Tokpa lancé à toute allure, sans chauffeur, elle essayait de se détacher de ses liens quand le véhicule plongea dans les eaux noires et glacées d’un fleuve furieux, l’eau s’infiltrant avec précipitation par les portes. Submergée par l’élément, sommant Papa Lebga de l’aider alors que l’eau pénétrait ses narines, elle se réveilla, le visage noyé de sueur et de larmes.
Papa Legba ! pensa-t-elle, hagarde, mesurant sa respiration haletante dans la moiteur de la nuit. Il pourra me donner la force ! Comment prier un tel Lwa ? se demanda-t-elle enfin. Ne connaissant point les rites et incantations d’usages, effrayée à l’idée de rencontrer des sorciers pour le contacter, d’utiliser ces fétiches qu’elle craignait tant, elle se demanda si une prière, à la manière des musulmans ou des chrétiens, suffirait à ce que cet esprit apaise ses craintes, exauce sa volonté ? Peut-être suffisait-il de s’adresser à lui d’égal à égal, avec cette désinvolture chère à l’homme blanc quand il s’agit du sacré ? Papa Legba est partout, non ? Il sait !
Assise sur sa couche, Kadjola se tint droite et inspira une grande goulée d’air rance, faisant silence dans la nuit moite, immobile dans la pénombre. Un long mutisme. Elle balaya la pièce, à la recherche d’une ombre étrange, d’un signe intime de sa présence, mais, joueur, l’esprit ne se montrait pas, invisible et partout. Malgré tout, elle sentait que quelque chose l’observait, qu’elle n’était pas seule : un courant d’air frais lui parcourait la nuque. Des légers picotements. A cette pensée, elle trembla de tout de son être.
« Papa Legba, où que tu sois, si tu m’entends, j’aimerais que tu fasses en sorte que Tchin et moi soyons heureux. Je désire le meilleur pour nous. Je t’en supplie, susurra-t-elle enfin, d’une voix éteinte. »
Ses murmures ne trouvèrent point écho dans la nuit ; seuls répondaient les insectes, stridences inquiétantes, musiques dissonantes qui lui rappelaient, de l’enfance, ses peurs profondes. Après de longues minutes à attendre un signe qui ne vint pas, elle se recoucha, la tête pleine de questions, s’inventant des images du futur : Tchindro en Tchin, qu’elle berçait dans ses bras, Tchindro en Tchin, qui grandissait, jusqu’à occuper tout l’espace de son cœur vide, Tchin en Tchindro, devenu un adulte robuste comme son père, qui lui nettoyait le front, à l‘approche de sa mort, au bord d’un fleuve, qui se ramifiait en milliers de ruisseaux, de même les racines d’un arbre. Aucun cauchemar ne vint perturber son sommeil.
Au petit matin, elle se sentit légère, apaisée : toutes ses craintes, nuages noirs, s’étaient dissipées. Pour la première fois depuis la mort de Tchindro, elle ne pleurait plus, en ouvrant les yeux. Pourtant, ce sourire brodé sur ses lèvres gercées s’effaça fort vite : elle ne tarda pas à ressentir comme un vide immense, une sensation qu’elle n’avait jamais éprouvé jusqu’alors, comme si quelque chose s’était brisé en elle. Un doute, une évidence.
Contre ses cuisses, une humidité abjecte, poisseuse. Cette sensation lui rappelait la coulée de sperme chaude de Tchindro, quand il se retirait d’elle avant de jouir, au début. Mais Tchindro n’était plus. Ce n’était pas l’odeur cuivrée de son principe de vie. Inquiète, elle promena sa main non loin de son entrecuisse et découvrit comme un amas gluant, mou et écœurant. Ce qu’elle vit alors dépassait l’entendement : une excroissance oblongue, à l’entrée de son vagin, un crachat immonde, maculé d’un sang violacé, épais comme du pus : le fœtus de Tchin !
Comme une possédée, hurlant à plein poumon, Kadjola, foudroyée, s’enfuit dans l’aube soleilleuse, laissant cette larve informe derrière elle. Dans sa course, elle ne respirait plus, suffoquait, dispersant ses cris douloureux, son ondée de larmes chaudes, dans la toile fraiche du matin, face au ciel désespérément bleu que crevait un soleil féroce. Ces horizons immenses qui, autrefois, la réchauffaient, lui renvoyaient désormais ce vide cruel, cette absence profonde, qu’elle ressentait au plus profond de sa chair.
A bout de souffle, elle s’arrêta face à la nue dénudée, contempla la vie qui palpitait dessous, mesurée comme un cœur qui bat. Elle n’essuya pas cet infime ruisseau qui s’écoulait de ses yeux. Des pécheurs stoïques embarquaient sur leurs pirogues au loin, bravant le lac Toho, tandis que, non loin d’elle, des femmes commençaient à racler le sel de la lagune, pieds nus, le pagne noué à la taille, le dos courbé. Le jour palpitait dans cette rythmique lente, évidente. Chacune de ces silhouettes colorées, inconnues mais familières, se dévouait à sa tâche alors que le soleil farouche pénétrait de ses rayons les pores de sa peau, comme il le fait depuis des millénaires, donnant vie à cette procession d’ombres.
Perdue dans cette immensité essentielle, Kadjola pensa pour la première fois à la menace qui planait sur son village, depuis l’inauguration de la Route des Pèches : son héritage ancestral, défié par l’essor du tourisme, ses engrenages abscons. Perdue dans ses pensées, elle ramassa un bâton. Elle dessina son visage sur le sol poussiéreux, puis son village, baignée dans les lueurs vives de l’aube. Se levant enfin, elle regarda droit devant elle cet horizon infini, aussi stérile que ses entrailles, mais terriblement vivant.
« Merci Papa Legba, Mahou ni fon mi*», dit-elle enfin.
* Que dieu nous réveille.
2 octobre - 3 octobre 2017. Semaine 4
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