Sale Blanc
Avant propos : ce texte n’est en aucun cas une remise en cause du racisme systémique, à peine abordé et dont la réalité n’est pas niée. Elle est juste hors sujet avec le propos relaté à savoir du racisme à l’encontre d’une personne blanche, à qui l’on nie la possibilité que ce soit du racisme. Ce texte n’est affilié à aucun mouvement politique, il fait état d’une expérience en partie fictive et relève du fait divers.
1
Une nuit, fatigué, tu choisis le détour.
Rentrer vite, rentrer bien.
Qu’importe les mises en garde : légendes urbaines, billevesées. Un tel quartier n’existe pas. Ne peut exister.
Tu n’aurais pas dû rester, à boire jusqu’à plus soif. Tout ça pour une fille qui s’est barrée avec un autre.
Tu aurais dû suivre Marc et Yanis. Être raisonnable. Tu serais déjà chez toi, à te lover sous la couette. Une branlette et dodo. Quoi de plus chouette ?
Les rues sont longues, tu habites loin.
Tu coupes : c’est ton destin.
2
Des immeubles se multiplient devant toi : tu t’imagines déjà les traverser.
Et là…
Un frisson te parcourt. Un doute. Tu ralentis.
Tu n’y crois pas, c’est pas possible.
Nuit silencieuse, spacieuse : tout ceci n’est qu’un mythe.
Voilà que tu avances, d’un pas ferme.
Voilà que tu avances. La ferme !
3
C’est paraît-il le règne des faits divers.
Des voitures qui brûlent. Carbonisent.
Des agressions physiques. Mentales.
Des meurtres étouffés. Glorifiés.
Des criminels anonymes. Célèbres.
Serait-ce possible ? Tout ceci n’existe pas.
Un amas de clichés. Pour parler, faire parler.
Des clichés pour fabriquer la haine au fil des jours, gangréner le quotidien.
Tout cela est faux.
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Continuer de marcher : aller au chapitre 4.B
Prendre un taxi : aller au chapitre 4.A
4.A
Tu appelles un taxi, qui refuse de venir dans ce secteur, puis un autre, qui se défile aussitôt, un troisième qui ne répond pas : on échappe pas à son destin.
4.B
Tu traverses ce champ de mines, peu rassuré malgré tout. Tes convictions, tes craintes se confrontent.
Tu te dis en toi-même : si je croise quelqu’un, je ne dois pas montrer mon anxiété. Surtout pas ! Les hommes ne sont jamais que des animaux : ils reniflent tes peurs, puis t’attaquent aussitôt, te sautent à la gorge.
Or, il n y a personne.
Personne devant toi.
Ni derrière.
Nulle part.
Alors, pourquoi cette sensation désagréable d’être observé ? Serait-ce ces fenêtres qui laissent passer des lumières artificielles, tels des phares dans la nuit ?
Personne. Pas un chat.
Juste tes refrains : la cadence lourde de ton cœur, ta respiration mesurée, ton appréhension qui s’efface à mesure.
5
Et tu marches.
Tu traverses. Sans encombre. Sans croiser âme qui vive. Une voix se fait entendre au loin, puis un rire en écho : sans doute ton imagination. Des peurs d’enfants, la déraison, la paranoïa. C’est tout.
6
Quand tu te retournes enfin, les immeubles s’effacent derrière toi. La nuit devient belle. Ton ciel dégagé. Tu souffles à nouveau.
Tu te sens idiot.
Mais idiot à un point !
Con plutôt. Oui, con.
Tu t’es baigné dans les eaux troubles des préjugés. Toi, le mec qui considère chacun comme ton égal. Toi, qui as confiance en la vie, en l’homme. Toi, qui ne te méfies jamais !
Que conclure si ce n’est que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Pas de cri, de voiture brulée, d’agression, de meurtre. Rien de tout cela.
Tu es toujours là, vivant.
Pourtant, tu ne perçois plus les battements sourds de ton cœur.
Quel con !
7
Et c’est alors qu’ils apparaissent devant toi, à l’entrée de ton quartier. Sans crier gare.
Comme ça.
Tu ne les attendais pas. Tu ne les attendais plus. Existent-ils vraiment ?
À demi voilés par leurs sweats à capuche, ils te jaugent de leurs yeux noir-ténèbres. Regards torves. Visages impassibles planqués dans l’ombre.
Mais qui sont-ils ? Que font-ils ?
Tu pourrais sourire si la crainte ne t’avait pas envahi.
Mais cette appréhension, tu ne la montres pas, tu la camoufles dans l’assurance de tes pas. Même cadence toujours. Tu files vers ces hommes ; faire un détour, ce serait afficher ce que tu ressens. Ameuter la meute. L’exciter. Tes intuitions ne sont pas justifiées, penses-tu : ce ne sont que cinq potes qui devisent, de nuit, autour d’un réverbère. Et qui t’envisagent avec curiosité, toi, l’étranger qui s’impose dans leur paysage.
8
Leurs traits se dessinent à mesure de tes pas, confirmant tes impressions. Tu t’efforces de ne pas trop les regarder. Sans trop les ignorer. D’ignorer leurs rictus, leurs regards mauvais. Quel équilibre, au fond ?
Ces questions, tu n’as guère le temps de te les poser : une voix gutturale vient briser le silence.
« Hé toi ?
- …
- Ouais, toi ! Toi là-bas, oh… »
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Répondre : aller au chapitre 9.B
Ne pas répondre : aller au chapitre 9.A
9.A
Tu ne réponds pas, tu passes ton chemin. Ta mère te l’a dit enfant : ne jamais parler aux inconnus. Surtout la nuit.
Mais quand ils sont plusieurs ?
Et qu’ils se jettent sur toi, te font chanceler d’un coup de pied derrière les genoux ?
Est-il possible de répondre, ou bien est-ce trop tard ?
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Continuer : aller au chapitre 9.C
9.B
«… Toi là-bas, le céfran, j’te cause ! »
Et tu finis par répondre un bonsoir dissonant, saugrenu, pathétique gazouillis au bord des lèvres.
9.C
« T’as pas une clope ?
- Non. Désolé. (Pourquoi désolé ? te demandes-tu soudain.)
- C’est vrai ce mensonge ?
- Je ne fume pas.
- Tu mens ! T’as une tronche à fumer.
Un gramme de politesse avant que le ton ne monte, que le refrain ne s’installe sous forme d’invectives virulentes :
bâtard,
fils de pute,
sale français,
blanc de merde.
Et les coups de pleuvoir.
En quelques secondes.
Comme de la grêle un jour d’été.
Poings, pieds, crachats.
La vision de se brouiller peu à peu
à mesure des douleurs atroces,
et le corps laissé à l’abandon,
replié comme un fœtus piétiné,
harcelé de C O U P S,
de sombrer dans la nuit, la nuit au bord des yeux.
Un précipice. Extinction des feux.
Tu t’en vas.
Loin.
Trop
loin.
…
.
10
Tes yeux s’ouvrent dans un paradis blanc. Le calme, la paix, le silence. Aucune douleur. Comme au sortir d’un rêve, tu esquisses un sourire. Un sourire qui crispe ton visage. Un sourire qui fane aussitôt. Un sourire qui n’est plus possible.
Tu le vois aux murs qui t’enferment : une chambre d’hôpital, désuète. Et tes mains, tes bras, couverts de contusions, meurtris d’ecchymoses, ton corps ankylosé.
Tout ceci est réel.
Tu es devenu une victime.
En quelques secondes.
Quelques secondes qui ont changé ta vie.
Ta perception des choses.
Ce que tu penses là.
N’est plus ce que tu pensais avant.
Ce que tu pensais ne s’efface pas.
Les douleurs reviennent.
Ton corps, saccagé, se fait entendre.
Et donc ?
11
Un officier de police pénètre dans la chambre. D’abord jovial. Puis circonspect. Distant, enfin.
Tu lui racontes l’histoire. La tienne. Ton agression. Cette agression.
Les visages. Les coups. Les injures.
Sale Blanc ?
Français de merde ?
Êtes-vous vraiment certain d’avoir entendu ces mots ?
Son visage se ferme. De la suspicion dans ses yeux. Il fronce les sourcils. Cette histoire, il ne la connaît pas. Ne désire ni la connaître, ni l’envisager.
Car elle ne va pas dans le sens de l’Histoire.
N’a aucune logique.
Ne fait pas sens.
Il te sermonne : Mais voyons, le racisme anti-blanc n’existe pas ! C’est une invention pour créer la discorde. Depuis des siècles, le peuple blanc est l’oppresseur. Et nous sommes sur nos terres. Comment peut-on être raciste de quelqu’un qui est chez lui ? Cela n’a aucun sens !
Puis il s’en va, te laissant seul avec d’étranges pensées. Un embryon de colère. D’abord tenue, puis virulente. Sans doute un con, pétri du discours nauséabond d’un mouvement politique, qui régurgite sa leçon ! Tu porteras plainte plus tard au commissariat. Là-bas, on t’écoutera.
12
Après une attente interminable, un vieil homme t’accueille, empathique de prime abord, mesuré par la suite, réfractaire enfin. Ton histoire, à mesure que tu la racontes, le fait déchanter. Mais de quoi ont-ils peur, bon sang ?
Sale Blanc ?
Français de merde ?
Êtes-vous vraiment certain d’avoir entendu ces mots ?
Sûr et certain ! réponds-tu, étonné de cette coïncidence.
Ta réponse plonge l’interlocuteur dans un silence préoccupant, d’une longueur absurde.
Ses yeux ne quittent plus la déposition avortée tandis que ses doigts tapotent nerveusement contre son bureau. Une mélodie agaçante, régulière. Comme un supplice chinois.
On peut rien faire contre ce genre de racisme. On considère souvent qu’il n’existe pas. Bref, votre plainte, j’ai bien peur qu’elle n’aboutisse pas. Et quand bien même elle aboutirait, ils s’en sortent toujours. Au mieux, prison avec sursis. Pour être honnête, ce ne sera pas la première, ni la dernière. Le racisme n’a qu’un sens, j’en ai peur. Je compatis.
Mais tu n’en démords pas. Insistes. Persistes.
Ce sera long, vraiment long, Monsieur. Cela va se chiffrer en année. Pour quoi ? Pour rien du tout. Croyez-moi, cela fait dix ans que je bosse ici, pas vu une seule inculpation pour racisme envers un blanc. Même pour coups et blessures. Je ne devrais pas dire ça, mais ce genre de plainte n’est pas vraiment recevable, surtout vu le contexte actuel. C’est politique, vous comprenez ? En revanche, vous pouvez faire une main courante. Ce sera inclus dans nos statistiques.
Tu as beau persister, tu ne signes pas : au diable la main courante ! Tu désires une plainte conforme à la réalité, la justice de ton côté pour aller jusqu’au bout, quitte à foncer droit dans le mur. Courtois malgré ton agacement, tu demandes à rencontrer un autre agent, et te heurtes à un refus sans doute déguisé : ils sont tous occupés. Dépassés.
Personne ne te conseille de revenir un autre jour.
Ce que tu feras.
13
Après deux heures d’attente, te voilà face à une jeune femme chargée de prendre ta plainte. Elle te l’avoue, tout sourire : c’est sa première semaine de travail. Elle est excitée ! Motivée, elle note scrupuleusement tout ce que tu lui dis.
Cela te rassure, tu te sens enfin libre.
Libre de parler.
De dire ce que ton entourage a compris. Ta famille, tes amis, tes collègues, tout le monde. Sauf ces policiers sortis dont ne sait où, bercés par d’étranges illusions, fabriqués par leurs propres clichés, une vision tronquée du monde. Deux insensés.
Qu’importe.
Il ne font plus partie du paysage.
Tu racontes.
C’est tout ce que tu fais.
Les détails. Un par un, tu les livres sur un plateau doré.
Or, à la mention des injures, la policière arrête d’écrire. Plonge ses yeux dans les tiens. Fronce les sourcils à son tour.
Sale Blanc ?
Français de merde ?
Êtes-vous vraiment certain d’avoir entendu ces mots ?
Un « oui » ferme ne suffit pas à ce que la fonctionnaire reprenne son écriture, qu’elle délaisse jusqu’à la mention très précise des actions - parce que les coups parlent comme des tatouages sur le corps. L’ITT est une preuve tangible, irréfutable, d’une agression, plus que des dires qu’on ne saurait prendre au sérieux tant ils semblent insolites, irréels. Néanmoins, elle récite ses gammes et tu vois au travers d’elle l’étudiante qu’elle était peut-être, à une autre époque, la militante qu’elle est devenue.
C’est vous, qui êtes venu hier ?
Sauf votre respect, je crois que vous ne comprenez pas ce qu’est le racisme. Le système est fait pour vous. Pour nous. Avez-vous eu des difficultés à trouver du travail à cause de votre peau ? Non ! Avez-vous rencontré des obstacles pour louer votre appartement ? J’en doute ! Vous pouvez afficher clairement votre nom, votre visage sur un C.V sans crainte de finir à la poubelle. Bref, vous êtes au-dessus de tout cela, le racisme ne vous concerne pas, c’est l’affaire des minorités. Ce qui vous est arrivé n’a rien à avoir avec le racisme, ce n’est qu’un malheureux hasard. Vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment. Ces mots que vous pensez avoir entendus n’ont aucune valeur au niveau de la loi. Ce n’est pas du racisme … ni même de la diffamation. Alors que décrire vos agresseurs, leur donner des caractéristiques précises, stigmatise toute une population dans une situation type. C’est dangereux !
À quoi bon lui renvoyer son racisme puant en plein visage ? C’est peine perdue. Tu en as assez de ces arguments fallacieux qui placent cette imbécile au même niveau que tes agresseurs : des personnes qui classifient les hommes, ni plus ni moins, alors que nous sommes censés être égaux.
Hélas, tu n’as pas fini de déchanter : quand tu relis ta plainte, avec une attention si méticuleuse qu’elle en est presque suspecte, tu constates avec amertume que les injures proférées contre toi ont disparu, que ton agression n’est plus tout à fait la même. Vue au travers d’un miroir amincissant, presque déformant, elle n’a plus de corps.
Alors, il se passe en toi quelque chose d’étrange. D’indicible. Face à l’institution, tu as l’impression d’être un menteur, un affabulateur. Ou pire : un mystificateur ! Les mentions ethniques et les descriptions que tu as su fournir avec exactitude se sont miraculeusement envolées, signe, sans doute, que nous sommes tous égaux. Enfin. Pour le meilleur, et peut-être pour le pire, car tu ne peux te prévaloir d’un droit essentiel, toujours acquis à tes oppresseurs s’ils étaient victimes : celui de ta différence face à une multitude, celle qui t’a conduit à l’abattoir.
14
Sans même signer cette déposition que tu juges erronée, incomplète et mensongère, presque révisionniste, tu quittes le commissariat, furieux : ces hommes ne comprendront pas.
Que faire pour être entendu, ou mieux, écouté ?
Qui contacter ? Des associations dédiées, qui tiennent de jolis discours pour éviter le tôlé, mais ne s’aventurent jamais sur ce terrain piégeux ? Les médias peut-être ? Racoleurs, mais potentiellement utiles ? Quitte à risquer une récupération malhonnête par des groupuscules d’extrême droite qui n’attendent que ça, que le débat soit ouvert en dehors de toute bienséance, elle-même raciste dans sa condescendance puisqu’elle stipule que le blanc - la race blanche si elle existe - ne peut être victime d’un concept au sein duquel il est souvent représenté comme supérieur.
Qu’importe : tout sauf le silence ! C’est de cela dont il est question, penses-tu.
Soyons tous égaux, surtout face au Racisme et ses nombreux visages.
FIN ?
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