Le paravie
Je fais les cent pas dans le salon, lèvres pincées et visage fermé. Qu'est ce que c'est que cette histoire, encore ? Je ne suis pas née de la dernière pluie. Les colporteurs rusés, je connais. Un joli sourire, mais qui ne veut jamais rien dire.
"Votre proposition ne me plaît pas. Elle sonne un peu trop comme une menace.
- Une menace ? Vous ne comprenez donc rien ? Je vous offre... Je vous offre...
- Oui je le sais. Vous nous offrez le paradis.
- Et ça vous effraie ?
- Ça me terrifie."
L'homme me fixe, avec dans ses yeux une avidité à peine dissimulée. Elle assombrit le bleu cristallin de ses yeux, transforme la mer d'huile de ses prunelles en océan tourmenté, me donne l'impression qu'il me dévore sans me toucher. Je fronce les sourcils, il secoue la tête d'un air presque réprobateur.
"De quoi avez-vous peur ? Le paradis est censé être une perspective alléchante, pas angoissante, remarque-t-il.
- Le paradis dépend des souhaits de celui qui le cherche. Votre vision diffère sans doute de la mienne, et c'est cette différence que je crains.
- La différence est une richesse, vous savez. À vivre dans une utopie commune, on finit toujours par s'ennuyer.
- Peut-être, mais il y a de la sécurité dans l'ennui. Si c'est toujours pareil, si nous sommes tous d'accord, alors nous sommes épargnés par les mauvaises surprises.
- J'ai la nette impression que vous mettez toutes les surprises dans le même sac. Il y a, dans l'imprévu, une poésie que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Une authenticité qui, une fois éprouvée, devient aussi vitale que respirer.
- Et si je n'en veux pas ? Et si je veux vivre en apnée ? Si je veux rester assise ici, à connaître à l'avance le déroulement de ma vie ?
- Est-ce votre vision du paradis ?" demande l'homme, d'une voix si douce qu'elle me semble emplie de pitié.
Je mords distraitement ma lèvre inférieure et détourne le regard, jusqu'à avoir les yeux perdus dans le ciel derrière ma fenêtre. Un ciel gris, qui promet une journée fade, une luminosité blafarde, mais pas de pluie. Un ciel de la même couleur que ma vie. Je ne me suis jamais interrogée sur le paradis, je n'en ai jamais éprouvé le besoin. Après tout, je ne manque de rien. Un toit au-dessus de ma tête, de la nourriture dans mon frigo, de l'argent sur mon compte en banque. Pourquoi désirerais-je autre chose ?
"Peut-être. Je sais surtout que j'ai passé l'âge de courir après les chimères.
- Vous vous trompez. Il n'y a pas d'âge pour vivre, clame l'homme d'un ton presque véhément.
- J'ai dit que j'avais passé l'âge de me bercer d'illusions, pas de vivre.
- Si vous voulez mon avis, c'est du pareil au même. Vivre, rêver... au fond, les deux verbes sont liés. On ne vit pas sans penser au lendemain, sans avoir des désirs, des projets.
- Et pourtant, c'est ce que je fais. Il me semble que ça n'a pas trop mal tourné, vous ne trouvez pas ? Je n'ai pas à me plaindre de ma vie.
- Ah, mais vous ne vivez pas. Vous existez. Et, si cela vous convient, j'en suis profondément désolé, souffle-t-il en haussant les épaules.
- Ce n'est pas assez ?
- À vous de me le dire. Vous avez une existence, je vous offre une vie. Je vous offre des émotions, des sensations, une étincelle de quelque chose en plus, qui peut tout changer.
- Le souci avec les étincelles, c'est qu'elles ont tendance à déclencher des incendies.
- Et alors ? Un brasier de sentiments, ça n'a jamais tué personne."
Un petit rire m'échappe, grinçant et dénué d'humour.
"Vous direz ça à Roméo et Juliette.
- Vivre comporte des risques, et ils n'ont pas regretté d'en avoir pris. Mourir par amour, c'est une belle fin. Une fin qui vaut la peine d'être vécue.
- Mais c'est une fin quand même, insisté-je.
- Voyez la fin comme une phrase. À la fin d'une phrase, il y a un point. Et, après le point, une nouvelle phrase peut commencer. La fin est la condition du commencement.
- Vous me proposez donc une fin, pas une suite.
- Je vous propose la fin de votre existence, pour débuter votre vie.
- Ça ne peut pas être aussi simple. Je ne peux pas juste dire oui, puis accéder immédiatement à votre soi-disant paradis.
- Vous pouvez dire oui au cheminement. Sortir de chez vous, regarder le monde avec un oeil nouveau et avancer sur une route inexplorée.
- Jusqu'à arriver au bout du sentier ? Et ensuite, le paradis m'attend ?"
L'homme sourit et me tend sa main droite, comme une invitation.
"Je crois que le paradis réside en la quête, pas en la destination, murmure-t-il.
- Ça m'a l'air dangereux. Et si je me perds ?
- Si vous vous perdez, ce sera pour mieux vous retrouver.
- Et si je tombe ?
- Vous vous relèverez.
- Et si j'hésite ?
- Vous laisserez votre coeur choisir.
- Et si je me noie ?
- Vous apprendrez à nager.
- Et si, au final, je ne veux plus de tout ça ?
- Si vous avez besoin de revenir en arrière pour recommencer, vous le ferez. Ensuite, vous repartirez. Vous continuerez à avancer jusqu'à ce que vous ayez atteint un ilot, un endroit où vous arrêter pour souffler. Et, à ce moment là, vous pourrez contempler le chemin parcouru. Il sera inégal, rempli de trous, de croûtes aux genoux, parfois de quelques larmes, mais surtout de rires et d'aspirations. Et, alors, vous vous rendrez compte d'une chose.
- Laquelle ?
- Que tous vos échecs, toutes vos réussites, toutes vos souffrances et toutes vos joies valaient la peine d'être vécus. Que le jeu en valait la chandelle. Que le paradis, c'est ce qu'on en fait, et qu'il n'est pas parfait. Il est à l'image de nos rêves : incertain, idéalisé, mais jamais regretté."
Quand ma main glisse dans celle que l'homme me tend toujours, je n'ai jamais été aussi peu sûre de moi. Et pourtant, à la fois, je sais que je fais le bon choix.
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