V.
Dimanche. Enfin un jour de repos. Antoine m’a bien fait comprendre que ce dimanche de libre risque bien d’être le dernier. Il va falloir que je l’annonce à ma mère. J’angoisse déjà à cette idée.
La fille du hall ne m’a pas recontacté. D’un autre côté, je ne m’attendais pas à un appel ni à un message de sa part. En écrivant mon numéro, je me suis délibérément trompé sur le dernier chiffre. Une stratégie qui peut paraître risquée, certes, mais qui a fait ses preuves. De toute façon, si la fille n’avait aucune intention de me recontacter, peu importe que le numéro soit vrai ou faux. Mais c’est lorsqu’elle enverra un message que ma ruse prend tout son sens. Imaginons qu’elle le fasse. Pas de réponse. Sa première réaction va être un sentiment de colère, d’incompréhension. Elle risque d’en envoyer un nouveau dans la foulée pour me dire d’aller me faire voir, ou tout simplement m’oublier et passer à autre chose. Mais la graine aura germé dans son esprit. Au bout de quelques jours, n’en pouvant plus, elle composera le numéro sur son clavier. « Le numéro que vous avez demandé n’est pas attribué ». Nouvelle déception. Nouvelle colère. Mais quel connard ! Il me drague pendant mon date et me donne un numéro bidon. Elle déchirera le morceau de papier et tentera de m’oublier à tout jamais. Mais une question demeurera. Pourquoi s’est-il donné cette peine ? Pourquoi m’avoir rattrapé dans la rue ? Quelque chose cloche. En se passant et se repassant dans la tête le fil de cette soirée, elle ne verra plus qu’une seule et unique réponse à cette méprise : dans la panique, je me suis trompé en écrivant le numéro. Et de connard imbu de lui-même, je deviens maladroit, romantique et passionné. Si elle veut que cette histoire voie le jour, elle n’a qu’une chose à faire : retourner au café, en espérant que m’y retrouver. Je n’ai donc qu’à attendre patiemment qu’elle revienne.
Je ramasse mes tupperware vides et sales éparpillés dans l’évier, enfile mon manteau, prend mon casque sous le bras et ferme l’appartement. Le scooter démarre au quart de tour, je dévale la butte Montmartre en tressautant sur les pavés et traverse Paris pour récupérer mon frère dans le 13ème. Il grimpe derrière moi, je prends la direction de la maison familiale.
— Comment ça va ?
— Très bien. J’ai rencontré une fille.
Mon frère ne semble pas étonné.
— Encore ? Tu ne lui as pas fait le coup du téléphone.
— Si, pourquoi ?
— Putain, Vic’, tu déconnes. Quand est-ce que tu vas finir par grandir ?
— Quoi ? Ca a parfaitement marché jusqu’à présent. C’est pas parce que tu es marié et que Mathilde est enceinte que tu as le monopole de la séduction.
— Pfff, tu es pathétique. On n’est plus au début du vingtième siècle… te prendre pour ce type, là… comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Solal des Solal. Et arrête tes railleries. L’amour n’est rien d’autre qu’un rapport de force. L’herbe est toujours plus verte dans le pré d’à côté. On veut toujours avoir ce qui nous est refusé. Et on est prêt à déplacer des montagnes pour cela. Tu as deux femmes devant toi, identiques en tous points. L’une te dévore des yeux, l’autre est indifférente ; Et pourtant, elles sont pareilles. Mêmes yeux, mêmes cheveux, mêmes vêtements, seul le regard qu’elles te portent est différent. Tu ne comprends pas. Ta curiorisé et ton amour-propre sont piqués au vif. Pourquoi lui suis-je indifférent ? pourquoi n’est-elle pas attirée par ce qui fait vibrer son double ? Et l’orgueil te pousse à inverser la tendance. La femme qui t’es offerte n’a plus aucune saveur, mais celle qui se refuse à toi dégage une aura qui déchaîne tes passions. Et sans t’en rendre compte, tu es déjà amoureux. D’une idée, d’un défi. Tu veux arriver à la faire changer d’avis, à lui plaire. Fuis-moi je te suis. Et l’amour véritable est né.
— Tu dis n’importe quoi. Ce que tu décris, ce n’est pas un amour véritable, oh non ! c’est une relation dépendante. Passionnelle, mais dépendante. L’amour, c’est le partage, c’est l’entraide. Ce n’est pas les secrets et les manipulations. Comment veux-tu construire une base solide à une relation fondée sur un mensonge ?
— Ce n’est pas un mensonge, c’est un jeu. Un jeu de dupe. Ne crois pas les femmes si naïves, elles savent parfaitement que l’amour n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux. Et je leur promets d’entretenir cette flamme et de ne jamais la laisser faiblir. Qui veut d’un mari aimant, qui cuisine, s’occupe des enfants et attend toute la journée le retour de l’être aimé. Cet homme, s’il existe, est méprisable. On se plait à le railler, on l’exploite et on le trompe pour des hommes comme moi. Imprévisible, mystérieux, romanesque. Je suis l’homme qu’il leur faut.
— Mon pauvre vieux, tu te fais des illusions. Mais tu tomberas de ton piédestal. J’ai hâte de voir le jour où tu te feras prendre à ton propre jeu. Allez, on arrive.
Nous entrons dans le domaine familial et traversons le parc. Je gare mon scooter devant le double escalier de pierre. Ma mère nous attend sur le seuil. Elle embrasse Max et me serre dans ses bras.
— Mon poussin ! Tu as les Tupperware ? Oh, mon chéri, tu y as pensé, bravo.
Mon frère me lance un regard dépité. Il avise les boites vides et me dit :
— Tu ne les as même pas lavés ! Mais tu es un porc ! Tu prends vraiment maman pour ton larbin.
Ma mère l’interrompt, sévère.
— Ça suffit les insultes. Allez dire bonjour à votre père.
L’ambiance du déjeuner est glaciale. Mon père ne m’a toujours pas pardonné mon emportement de la semaine dernière. Lorsque j’annonce avoir décroché un job à plein temps, il lève à peine le regard de son assiette de petits pois et marmonne.
— Serveur. J’ai consacré un quart de siècle à éduquer un serveur.
Je ne relève pas, et me renfrogne. Je me force à sourire aux compliments de ma mère sur mon autonomie et mon indépendance. Après le dessert, je cours me réfugier dans ma chambre d’enfant. Elle n’a pas changé d’un iota. Mes livres de fantasy sont alignés sur les étagères, les murs sont habillés des peintures de ma grand-mère, même le vieil exemplaire de La Redoute aux pages collées est toujours là, sur mon bureau. Je m’allonge sur mon lit, mes pieds dépassent d’une dizaine de centimètres, et je regarde au plafond les étoiles phosphorescentes qui y sont collées. On toque à la porte.
— Mon chéri, c’est moi, c’est maman. Allez, ouvre-moi…
— Entre, réponds-je, laconique.
Ma mère s’assoit au bord du lit et passe sa main dans mes cheveux en bataille.
— Mon fils, tu devrais me laisser te couper les cheveux, c’est une catastrophe.
— Non, m’man, laisse, j’aime bien comme ça.
— Tu sais, si tu veux plaire aux filles, ce n’est pas en…
— Arrête ! Je n’ai pas de problème avec les filles.
— Quoi ? Tu as une petite copine ? Et pourquoi tu ne nous la présente pas ? Tu as honte de ta mère, c’est ça ?
La mère juive par excellente. Je m’efforce de la raisonner pendant les quinze minutes qui suivent. Honnêtement, cela m’évite de parler de mon père, et tant mieux. Je finis par lui demander.
— Maman, comment tu fais avec papa ? Franchement, tu n’en as pas marre d’être sa servante ? Non mais tu as vu comme il te traite ?
— Arrête mon chéri, tu connais ton père. Il ne pense pas ce qu’il dit, et puis, il travaille beaucoup, il a besoin de mon aide. Tu sais, sans moi, il serait bien malheureux, il ne saurait même pas comment cuire un œuf. C’est mon bonheur que de lui préparer ces bons petits plats. Et toi aussi, mon fils, j’aime m’occuper de toi. Allez, redescendons, ton frère va bientôt partir.
Je ne peux pas m’empêcher d’avoir pitié de ma mère. Alors c’est comme cela qu’une femme de son âge voit son bonheur ? S’occuper de la maison, éduquer les enfants, et s’assurer que son mari ne manque de rien. Se rassurer en se disant que sans nous il serait seul et désœuvré. Mais quand les enfants sont partis, que reste-t-il ? Une grande maison vide, un mari distant, et toujours les mêmes corvées ménagères. Ma mère vit-elle toute la semaine dans l’attente de nous voir, mon frère et moi, le dimanche ?
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