II.

4 minutes de lecture

La pluie s’est arrêtée lorsque je gare mon scooter au pied de mon immeuble au 2, rue Lamarck. C’est un immeuble haussmannien situé à quelques dizaines de mètres du sacré cœur, dans un écrin de verdure en plein Paris. Je pousse la lourde porte d’entrée et monte jusqu’au 5ème étage. Je traverse la passerelle métallique qui grince sous mes pas et fait glisser ma clef dans la serrure de mon appartement pour pénétrer dans mon antre.

Un effluve de renfermé me rappelle douloureusement que je n’ai pas aéré depuis des jours, mais le vent glacé du dehors m’en dissuade. Je me traine jusqu’à la cuisine et dépose le sac de Tupperware sur le plan de travail en bois brut. De la fenêtre, j’ai une vue splendide sur la basilique illuminée par les rayons orangés du soleil couchant. J’ouvre la porte du frigidaire et entreprend d’y ranger les petits plats de ma génitrice. Mon frigo est désespérément vide. Il faut vraiment que je me reprenne en main.

Je souris à la lecture des post-it qu’elle a soigneusement placé sur les boites. A croire qu’elle m'estime incapable de différencier une paupiette d’une quenelle !

Lundi : gratin Dauphinois et rumsteck, n’oublies pas de faire ton ménage !

Mardi : blanquette, ton plat préféré

Mercredi : rôti de porc-haricots verts, il faut des légumes mon chéri

Jeudi : Cannellonis, je t’aime

Vendredi : je t’ai mis un peu du veau aux carottes d’aujourd’hui

Samedi : gratin de courgettes et escalope milanaise.

Il y a aussi une salade, un Tupper de fromage et une part de tarte Tatin. Au fond du sac, il y a deux billets de 50€ avec un petit mot dessus :

Pour tes petits plaisirs. A dimanche, mon chéri !

J’aligne méticuleusement les boites sur les étagères de mon frigo et referme la porte. Je vérifie trois fois qu’elle est bien fermée, change une boite de place et me redresse, incertain. Je ne peux m’empêcher de me demander si la lumière est bien éteinte une fois la porte fermée. J’hésite à filmer l’intérieur du frigidaire avec mon téléphone pour en avoir la certitude, mais je m’abstiens. Résigné, je traverse péniblement la pièce et me jette sur mon lit, retire machinalement mes chaussures et glisse mes pieds glacés dans mes chaussons en forme de tigres. Ils sont ridicules et trop petits mais c’est le meilleur moyen de repousser le moment fatidique où je devrais allumer le chauffage. Je m’enroule dans un plaid, en velours celui-ci, me fais couler une tasse de café brulant, et me dirige vers mon bureau. Il est accolé à une fenêtre qui m’offre une vue dominante sur tout Paris -l’avantage d’un appartement traversant – et je me perds de longues minutes à détailler les monuments dans la grisaille avant d’allumer mon ordinateur.

Je pianote inutilement pendant des heures, rédige, corrige, reprend, efface, incapable d’être satisfait de mon travail. Les unes après les autres, les lumières s’éteignent aux fenêtres des immeubles d’en face.

À vingt-trois heures, je me perds sur internet. Je me retrouve sur un site pour adultes où des hôtesses peu vêtues donnent le change à des dizaines d’hommes derrière leur écran. Je me ballade d’un salon à l’autre, jusqu’à ce que mon attention soit attirée par une certaine « Barijo05 ». Je lis brièvement sa fiche pour en savoir davantage.

Nom : BariJo05

Age : 27 ans

Origine : Amérique du Sud

Couleur de cheveux : noirs

Taille : 1m62

Poitrine : grosse (90D)

Aime : Discussion, jeux de rôle, Domination, Soumission.

« Si tu es aussi curieux que moi, viens faire un tour sur mon salon. »

Je me connecte au salon. BariJo est assise sur un lit une place recouvert d’une couverture rouge. Derrière elle, un tableau. Je crois reconnaître l’imitation d’un petit Miro. En dehors de cela, le cadre de la webcam ne me donne pas plus d’informations sur l’endroit où se trouve mon hôtesse. Elle pourrait très bien être à l’étage en dessous de moi comme à l’autre bout du monde. Poitrine nue, simple culotte en coton. De son visage, seules des lèvres pulpeuses sont visibles. Cette figure réduite à un sourire rend le reste tellement impersonnel. Un corps semblable à des milliers d’autres, en somme. Seule particularité, un grain de beauté au coin de la lèvre et un autre à la base de son sein gauche. J’ai l’impression de la détailler comme un flic qui découvre un cadavre. Sur le tchat, deux pervers insistent pour qu’elle se mette à nue et dévoile son visage. Elle les ignore et je suis surpris d’entendre :

— Bonjour Marc, bienvenue dans mon salon. Comment vas-tu ?

Ses lèvres s’animent, l’objet devient femme. Sa voix mélodieuse et chantante perçe la cuirasse sinistre de mon âme. Marc, c’est le pseudo que j’utilise sur ce genre de plateforme. Marc Sarvoit. C’est aussi avec ce nom que j’écrivais des nouvelles pornographiques, avant. C’est dingue de me dire que je collectais des centaines de milliers de vues, alors que mes romans peinent à intéresser le moindre éditeur. Mais je n’ai jamais eu la force d’assumer ces écrits, alors j’ai décidé de tout supprimer. Seul le nom de Marc est resté. Je lui réponds.

— Bonjour BariJo. Je vais bien, merci. Tu es sublime.

Quel idiot. Il n’y a pas d’approche plus banale.

— Merci mon chéri. Tu veux faire en privé ?

Je défais la boucle de ma ceinture et clique sur la case « rejoindre en privé ».

Une heure plus tard, je reçois la facture. 270€. Putain ! Quel con ! Il faut que je me ressaisisse, ou je vais devoir moi aussi me vendre sur ce genre de sites. Plus question de me laisser avoir. Certes, j’ai passé un agréable moment, mais bordel, je peux faire ça gratuitement, pas besoin de me ruiner ! Je me demande pourquoi des femmes aussi jeunes et aussi intelligentes que m’a semblé être BariJo font ce genre de choses ? Ont-elles besoin de se sentir désirées ? Sont-elles en manque de reconnaissance ? Ou alors est-ce juste pour le fric ? Je ne suis pas spécialement pudique, mais je ne suis pas prêt non plus à me mettre à nu sur le net pour quelques euros.

Bref. Je n’arriverai pas à écrire davantage aujourd’hui. Je vais me coucher, ne pouvant effacer l’image de ma muse d’un soir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Timothée Pinon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0