VIII.
Je croque la vie à pleines dents et c’est un véritable bonheur. Cela fait un mois que j’ai ouvert les yeux. Noël approche. Les terrasses chauffées des cafés sont pleines et les bières estivales ont laissé place aux thés brûlants, aux grogs, et autres shots qui réchauffent les cœurs. Les clients sont emmitouflés, impossibles à reconnaître derrière écharpes, moufles et bonnets. Tous les samedis matin, je fais le marché à Barbès. J’ai l’impression de voyager. Mes narines hument les aromes d’épices que mes papilles appellent de leurs vœux. Mes yeux sont éblouis par le camaïeu de couleurs des fruits et des légumes d’Ahmed, mon maraîcher. Mes papilles salivent devant l’étal du boucher halal, et je commande un steak, que je vais préparer façon tartare, comme me l’a appris Antoine.
La cuisine de Charlotte est ma deuxième maison. Dès que j’ai une minute, je file rejoindre Antoine pour apprendre ses secrets. Je m’améliore rapidement. J’ai investi mon premier véritable salaire dans une série de poêles, casseroles et ustensiles de première qualité. J’avais déjà une cuisinière à gaz et un four crasseux dont je ne me servais que pour faire cuire des pizzas. Je l’ai nettoyé, récuré, lustré, ça m’a pris une matinée. Mais je suis fier du résultat. Je n’ai plus besoin des doggy-bags d’Antoine, ni des Tupperware de ma mère. Mais je ne l’ai pas abandonnée pour autant.
Je l’appelle tous les jours, avant le service. Elle coupe Ali Rebeihi, et m’assure que je lui procure un bien encore plus grand. Je l’ai emmené au théâtre, à la Comédie Française. On n’était que tous les deux, on a pu parler librement. Ma mère était ravie. Moi aussi.
J’écris des nouvelles. Le café m’inspire beaucoup. Je raconte les histoires des gens qui vont et viennent autour de moi. J’ai vécu des situations cocasses. Je m’attache aux petites choses du quotidien. Les chauffeurs de bus d’à côté, qui, tous les matins, viennent prendre un café, très tôt, avant le début de leur journée de travail. Les commerçant de la place Gambetta qui vont et viennent, le boulanger qui nous apporte le pain de la journée, le fleuriste qui vient garnir nos tables d’une azalée, les médecins de Tenon qui viennent le midi déjeuner. J’ai envie d’écrire sur ces gens. Sur leurs vies, sur leurs soucis, sur leurs amours, sur leurs fantasmes. Alors, le soir, je m’installe à mon bureau devant la fenêtre et je pianote sur mon clavier. Colette, Alexandre, Etienne, Camille et Marie-France prennent vie, s’animent. Ils vont et viennent de mes pensées à l’écran, et se promènent au fil des pages de mon imaginaire.
Je vais bien. Je vais mieux. Je suis calme. Heureux.
— Marc. Prends ta pause. La soirée risque d’être chargée.
Je m’installe en terrasse alors que le jour décline. Antoine m’apporte une assiette de spaghetti alla bolognese. Je savoure la sauce délicieuse de mon cuisinier d’ami. Il m’a vraiment tiré d’un mauvais pas. Et ce n’est pas la première fois. Déjà, lorsque je suis arrivé à Paris, c’est lui qui m’a fait découvrir la capitale. Il travaillait dans un autre restaurant, à Montmartre. C’était celui de ses parents. Un délice. Pendant un an, je me suis nourri grâce la générosité de sa mère, et les Tupperware de la mienne. Sur son Vespa, qui est aujourd’hui le mien, il m’a fait découvrir le Paris Bohème, du village Gambetta et ses rues pavées aux rues bondées de Barbès, à toute heure du jour et de la nuit. La ligne 2 était notre guide dans ce monde hors du temps qu’Hemingway et Lautrec côtoyaient avant nous. Depuis les tréfonds abyssaux de la station Abbesse, nous sortions au grand jour à toute heure de la nuit, et allions de bar en bar, et de club en boîte. Tout le monde nous connaissait. Tout Montmartre était à nos pieds. J’ai découvert avec lui la ville lumière. Avant Antoine, j’étais un étranger à Paris, il m’a permis d’apprivoiser la ville et de la façonner à mon image. Même si nos goûts érotiques étaient opposés, l’éclectisme Bellevillois nous offrait un champ des possibles inimaginable. Oui, nous avons enchaîné les conquêtes et partagé des expériences hors du commun tout en consolidant une amitié saine et sincère.
Mais trêve de digression, ma pause est terminée. Je reprends mon poste, ressourcé par les réminiscences du passé. Et ce passé a décidé de me jouer un vilain tour aujourd’hui. Il est dix-neuf heures. Je balaye mon rang d’un regard désormais averti, et prends note des tâches qui m’attendent : à gauche de la terrasse, une jeune femme vient de s’asseoir. Elle me tourne le dos et je ne distingue qu’une longue chevelure brune. A droite, un couple a fin ses verres. A leur attitude, je pressens qu’ils vont recommander, tandis que leurs voisins semblent vouloir régler. Je saisis la machine à carte, mon plateau et mon carnet de commande. Je me dirige vers les tables de droite, je prendrais la commande de la fille sur le retour.
Mes prédictions étaient justes. Le premier couple reprend une tournée tandis que le second règle en me laissant un généreux pourboire. Je retourne vers la jeune femme. Elle a la tête baissée, cherchant visiblement quelque chose dans son sac à main.
— Vous désirez ?
Violette et noisette. Ma mémoire olfactive s’active. C’est le branle-bas de combat dans mon esprit. Elle relève la tête. Je reconnais ses pupilles sombres. La fille du hall. Voilà un mois qu’elle avait disparu de ma vie, et mon esprit avait fini par renoncer à elle après l’épisode de la rousse. Elle me sourit et me répond d’une voix douce.
— Je… J’attends quelqu’un, merci.
— Pas de soucis.
Ma voix tremble. Si, il y a un souci. L’annonce de ce nouveau rencard transperce mon cœur comme un poignard. Pourquoi revenir ici ? Pour se venger du faux numéro ?
Je continue mon service, essayant tant bien que mal d’ignorer sa présence. Mais c’est impossible. Chaque fois que je sors, son parfum enivre mon cerveau et je ne sais plus ce que je suis en train de faire. Putain d’odorat ! Pourquoi ce sens qui ne nous est plus très utile a-t-il gardé une telle puissance émotionnelle ?
Au bout d’un quart d’heure, la fille du hall se retourne et m’appelle d’un geste. Je m’avance fébrilement. Je ne sais pas pourquoi. J’ai toujours eu une assurance déconcertante avec les femmes. Quelles qu’elles soient. Plus jeunes, plus âgées, plus riches, plus belles. Mais avec elle, je suis paralysé.
— Je vais commander, s’il vous plaît.
— Très bien. Un lambrusco rosé, j’imagine ?
— Vous commencez à me connaître, sourit-elle.
Je me détends petit à petit et parviens à lui sourire en retour.
— Il ne viendra pas ?
— Non. Un contretemps. Mais j’ai le rosé.
Cet accent chantant, toujours. Je n’arrive pas à l’identifier. Ses R sont légèrement roulés, presque dans un souffle, et sa voix module harmonieusement le français brut et mâché des parisiens. Je retourne au bar et prépare le lambrusco. Je glisse quelques pop-corns dans une coupelle et retourne la servir. Elle secoue la tête, ses larges boucles d’oreilles se balancent de droite à gauche. Je suis hypnotisé. Danse, mon Esméralda. Elle me porte un toast imaginaire et incline le verre sur ses lèvres pulpeuses. Je reste immobile à regarder le liquide couler dans sa gorge blanche.
— Voulez-vous vous asseoir cinq minutes ?
Sa voix mélodieuse me sort de ma torpeur.
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