Le soir-même, nous nous réunissons tous autour de la table, dans la salle à manger. Malgré que nous soyons ses ennemis, l'empereur du feu Appollon nous reçoit convenablement, par égard pour notre rang. Cependant, il reste prudent : ses gardes ne nous quittent pas un instant. Ils sont restés debout devant les portes de nos chambres jusqu'à ce que nous les quittions.

Le repas commence en silence. Au bout de quelques cuillérées de soupe, je m'éclaircis la gorge et ose prendre la parole :

- Je sais que vous ne vous êtes pas revus depuis longtemps et que vos derniers contacts ont été assez compliqués, mais je me disais que ce serait le moment idéal pour vous de faire la paix. C'est peut-être votre seule chance de vous réconcilier, ne la laissez pas passer sous votre nez . . .

- Je vous prierai de ne pas vous mêler de cela, rétorque l'empereur du feu. Vous n'étiez même pas encore née lorsque c'est arrivé, vous ne savez absolument rien à ce qui s'est passé.

- Je sais que vous avez banni ma mère parce qu'elle a agi contre votre volonté. Je comprends que vous lui en voulez, mais je peux vous assurer qu'elle n'avait pas l'intention de vous trahir.

- Ce n'est pas à vous de parler en son nom.

- Elle a essayé de s'expliquer, mais l'avez-vous seulement écoutée ?

- Harmonia . . . dit la reine de l'eau.

- Vous ne comprenez pas que c'est parce que vous vous obstinez à vous faire la tête que ce conflit ne prend pas fin ? Pourquoi est-ce que vous refusez toujours d'écouter ce que l'autre a à dire ? Vous ne cherchez même pas à vous comprendre mutuellement ! Non seulement vous vous faites du mal, mais vous blessez aussi votre entourage et condamnez vos sujets à une vie chaotique et incertaine ! Discutez, nom d'un tsunami ! Écoutez-vous les uns les autres ! m'exclamé-je en me levant brusquement.

- Calmez-vous, ma fille, m'interrompt mon père d'une voix impassible en posant une main sur mon bras.

- Je vois que vous avez hérité du tempérament de feu de notre famille, commente l'impératrice.

- Kaï a raison, déclare Éoline. Nous énerver ne nous servira à rien.

- Oui, confirme le roi de la terre Adam. Nous devons discuter calmement, avec diplomatie, comme les adultes que nous sommes.

L'empereur du feu hoche la tête. Pour une fois, ils sont d'accord sur quelque chose.

Je me rassieds et dis sur un ton plus posé :

- Excusez mon écart de conduite. Vous avez raison. Nous devons garder la tête froide.

- Dites-nous, Votre Majesté impériale, l'interpelle Zéphyr. Quelle est la raison de cette soif de domination ? Quel besoin avez-vous de conquérir le monde, alors que vous avez déjà un empire vaste et prospère ?

- C'est l'objectif de ma famille depuis plusieurs générations. Il faut absolument que je l'accomplisse. Et vous, tout ce que vous trouvez à faire, c'est me mettre des bâtons dans les roues et m'éloigner toujours un peu plus de mon but.

- Oui, mais pourquoi est-ce votre but ? lui demandé-je.

- Pourquoi vous le dirai-je ? Je ne vous dois pas d'explications.

- Je suis votre petite-fille. Que vous le voulez ou non, le même sang coule dans nos veines. Vous dites que cela concerne notre famille, j'ai donc le droit de savoir, non ?

- Je vous rappelle que vous appartenez aussi à la famille de mon ennemi.

- Et elle ? lui dis-je en désignant la jolie souveraine rousse. Elle est de sang impérial pur.

- Dois-je aussi vous rappeler qu'elle est bannie pour sa trahison ? rétorque-t-il en fronçant les sourcils.

- Encore cette histoire ? me lamenté-je en frappant mon front avec ma paume.

Je pousse un soupir. Quoique je dise et quoique je fasse, la discussion retombe toujours sur ce sujet. Il faut vraiment régler cette affaire au plus vite !

Contre toute attente, c'est l'impératrice en personne qui vient à mon aide ! Elle se tourne vers son époux pour lui dire :

- Oriane et Harmonia sont vos seules héritières. Si vous vous obstinez à les tenir dans l'ignorance, qui reprendra votre flambeau si par malheur, vous veniez à mourir avant d'avoir accompli votre objectif ?

- Que voulez-vous dire ? lui demande son mari.

- Je pense que vous devez leur dire la vérité. Si elles savent tout, elles se rangeront peut-être de votre côté.

- Et si cela ne marche pas ?

- C'est votre seul espoir. Il est sûr qu'elles ne reprendront jamais votre flambeau si elles ne savent pas de quoi il s'agit, mais si elles apprennent toute la vérité . . .

L'empereur du feu semble hésitant. Son épouse ajoute :

- L'Isorropia a de grands pouvoirs. Elle serait une précieuse alliée.

Il pousse un soupir, puis déclare :

- Bien, cela vaut la peine d'essayer. Je n'ai rien à y perdre, de toute façon . . .

L'impératrice sourit. Elle est la seule capable de raisonner son époux, elle le sait parfaitement et elle en est fière.

Notre hôte reprend la parole :

- Personne ne sait vraiment pourquoi mon ancêtre avait une telle soif de dominer le monde. Il y a eu tant de rumeurs que la vérité s'est perdue au fil du temps, mais sa volonté, elle, a subsisté. Elle s'est transmise de génération en génération, comme un héritage familiale. Mon propre père s'est battu durant toute sa vie dans ce but, mais n'y est pas parvenu. Je me souviens encore du soir où, sur son lit de mort, il a pris ma main et m'a demandé de reprendre son flambeau, d'accomplir ce que lui n'a pas pu réalisé pour lui. Il m'a supplié tant et tant que je le lui ai promis. Voilà pourquoi je dois absolument gagner cette maudite guerre ! Il en va de mon honneur !

- Vous faites cette guerre pour tenir une promesse faite à un être cher . . . lâché-je, incrédule.

- Oui. C'était son unique dernière volonté. Je me dois de la respecter.

Tous fixent l'empereur du feu Appollon avec des yeux ronds de surprise. Personne ne s'attendait aux révélations qu'il vient de nous faire, sauf sa femme, qui, de toute évidence, était au courant depuis bien longtemps.

- Pourquoi ne m'avez-vous jamais dit cela auparavant ? lui demande sa fille.

- Je n'y voyais pas l'intérêt. Je me disais que je tiendrai bien vite ma promesse, de moi-même, et que vous n'aurez aucun besoin d'en savoir quoi que ce soit.

- Je vous remercie infiniment de m'avoir fait cette révélation, dit-elle en se levant pour prendre les mains de l'empereur du feu. Je vous comprends mieux, maintenant et cela me soulage. Je craignais de ne jamais y parvenir. Je sais que ce que j'ai fait vous a déçu. Je m'y attendais, mais j'espérais au fond de moi que vous me comprendriez malgré tout.

- Si vous aviez conscience de nous décevoir, pourquoi l'avoir fait ?

- Je ne pouvais plus agir contre mes convictions et mes principes. Ma conscience ne l'aurait pas supporté. La vôtre ne vous torture pas lorsque vous pensez à tout le mal que vous avez causé en poursuivant cette guerre ?

Les yeux de l'empereur du feu Appollon s'écarquillent . Il reste silencieux pendant quelques secondes, avant de lâcher d'un ton calme, mais où pointe une once de tristesse :

- Elle l'aurait fait tout autant si je n'avais pas fait tout mon possible pour tenir ma promesse.

- Je vous rappelle, rétorque le roi de la terre Adam en portant un gobelet d'eau en or à ses lèvres, que vous êtes un souverain et que vous devez penser avant tout au bien de votre pays et de vos sujets. C'est votre devoir prioritaire.

- Il a raison, déclare Éoline. Nous comprenons que vous voulez simplement tenir la promesse que vous avez faite à votre père, mais vous ne pouvez pas compromettre la sécurité de nos peuples et la paix de notre monde juste pour cela . . .

- Je savais que vous ne pourriez pas comprendre, dit le rouquin d'une voix pleine d'agacement en se levant brusquement, faisant sursauter sa fille qui n'avait pas encore lâché ses mains. Cette discussion ne nous a mené nulle part, c'était une perte de temps ! À présent, trêve de bavardages ! Que la guerre reprenne et ne s'arrête que lorsque je l'aurai gagnée !